Zoë Dubus (avatar)

Zoë Dubus

Docteure en histoire de la médecine. Psychotropes, psychédéliques, médicaments, XIXe - XXIe siècles.

Abonné·e de Mediapart

7 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 décembre 2025

Zoë Dubus (avatar)

Zoë Dubus

Docteure en histoire de la médecine. Psychotropes, psychédéliques, médicaments, XIXe - XXIe siècles.

Abonné·e de Mediapart

L'apparition de la coca dans la médecine Occidentale

La coca fait rêver les scientifiques occidentaux depuis le XVIIIe siècle. Mais ce n'est que dans les années 1850 qu'ils vont véritablement pouvoir l'étudier.Ce qui les intéresse en premier lieu, ce sont ses propriétés nourrissantes.

Zoë Dubus (avatar)

Zoë Dubus

Docteure en histoire de la médecine. Psychotropes, psychédéliques, médicaments, XIXe - XXIe siècles.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans la première moitié du XIXe siècle, bien que des mythes circulent au sujet des propriétés légendaires de la plante (elle serait par exemple un « anti-famine »), les médecins occidentaux ne sont pas en mesure de l’étudier : les feuilles de coca, très fragiles, souffrent des longs voyages et des variations de climat. Lorsqu’elles parviennent en Europe ou aux États-Unis, elles ne sont plus utilisables.

Illustration 1

Progressivement, les techniques d’empaquetage se perfectionnent afin de permettre l’étude de cette plante mythique. Les trajets transatlantiques se développent également, les bateaux sont de plus en plus rapides (on passe de 4 à 6 mois selon les vents dans les années 1830 à 45 jours environ en 1860, grâce aux chemins de fer et à l’invention des bateaux à vapeur !).

Illustration 2

Dans la deuxième moitié du siècle, l’intérêt pour la feuille reparaît dans un contexte où la médecine de l’époque s’intéresse à la nutrition et invente de nouveaux termes comme « calorie » ou « protéine ». L’attention des scientifiques se porte donc en priorité sur les vertus nourrissantes de la coca. Plusieurs médecins l’expérimentent dans le but de confirmer ou d’infirmer son statut de « super-aliment » aux qualités nutritives exceptionnelles. En 1870, Charles Gazeau en prend à plusieurs reprises dans le cadre d’un régime alimentaire insuffisant afin de constater les effets de la substance : plus grande activité physique et intellectuelle même sans aucune nourriture, ce qu’il est « fort surpris » de constater effectivement. Néanmoins, il note à chaque fois au bout de deux jours une grande faiblesse générale, et doit se nourrir à nouveau. Il observe alors que son poids a baissé. Georges Aubry quant à lui se prive de nourriture en 1885 dans le cadre de sa thèse de médecine et mâche de la coca tout en buvant du vin cocaïné. Au bout de quelques jours, devant les troubles notamment cardiaques et de la vision qu’il subit, son maître lui conseille de cesser ces expériences.

Illustration 3

Certains se moquent de ces expérimentateurs qui concluent à l’incapacité de la coca à nourrir son homme, à l’image du docteur Bordier, un peu ironique au sujet de ces premières expérimentations « de cabinet » : « si la coca intègre et communique une certaine quantité de forces à l’organisme, il ne doit pas être indifférent d’expérimenter sur un homme qui emploie cette force d’emprunt et la transforme en travail utile, ou sur un homme assis dans son cabinet, qui, uniquement occupé à compter son pouls ou à mesurer sa température, n’emploie pas à un travail utile cette force qui lui est prêtée. » Paolo Mantegazza, dont on reparlera dans un prochain post, demeure quant à lui quatre ans au Pérou pour pratiquer la médecine et apprendre de ses confrères péruviens. Il affirme avoir pu rester plus de quarante heures sans avoir besoin de se nourrir sous l’influence de la coca. Dans le monde entier des expérimentations sont alors réalisées en situation d’effort pour évaluer la capacité de la coca à supprimer la fatigue et à redonner des forces : après trente-six heures de voyage à cheval l’ayant tant épuisé qu’on doit l’aider à en descendre et à se coucher, tel médecin américain, au moment de s’endormir, remarque un paquet de coca qui vient de lui être envoyé. Il ne résiste pas à l’envie d’expérimenter les effets de la plante. Un quart d’heure après en avoir mastiqué environ deux grammes, il se sentit « si rafraîchi et ayant tant récupéré qu’il put sortir et rendre visite à des patients de la ville auxquels il avait pourtant fait savoir qu’il était trop fatigué pour se rendre auprès d’eux ce soir-là ».

Illustration 4

Tel autre, professeur à Édimbourg, expérimente la coca sur lui-même ainsi que sur ses élèves lors d’une longue marche (24 kilomètres pour lui, à l’âge de 78 ans et sans être habitué à pratiquer de l’exercice, de 32 à 48 km pour ses élèves) sans avoir pris de nourriture. Voici son expérience personnelle : après avoir marché 6 miles, il prend lors de sa pause une dose de coca : « J’étais tout de suite surpris de constater que tout le sentiment de lassitude avait complètement disparu et que je pouvais procéder non seulement avec aisance, mais même avec élasticité. » Deux pauses sont encore prévues sur le parcours, mais notre vénérable professeur est sur sa lancée, il ne s’arrête pas et trouve même « facile », une fois rentré chez lui d’une traite, « de monter rapidement deux marches à la fois à mon dressing, deux étages plus haut ; bref, je n’avais aucun sentiment de fatigue ni aucun autre malaise. » Il ne constate d’autre part aucun effet secondaire. Quant à Mantegazza, le récit de ses expériences personnelles ne manque pas de piquant : « Je suis naturellement des plus incapables dans toute espèce d’exercices gymnastiques ; mais arrivé à la dose de 12 grammes de coca, je me sentais d’une agilité extraordinaire, et une fois je sautai à pieds joints sur un secrétaire élevé, ayant tant de légèreté et d’assurance, que je ne dérangeai pas même la lampe, ni les livres nombreux qui l’encombraient. D’autres fois, il m’arriva de croire que j’étais capable de sauter sur la tête de celui qui se trouvait à mes côtés . » Il note toutefois que ces « accès » sont occasionnels, provoqués par les fortes doses, et que l’excitation retombe rapidement pour laisser place à une somnolence, ici encore due aux doses importantes.

Le docteur Reis, plus mesuré, ne consomme lui que 2 ou 3 grammes de coca. Il s’observe : « légère pointe d’ivresse, [...] sentiment de bien-être et de satisfaction ; pensée plus prompte, plus intense et plus nette ; en un mot, augmentation sensible et soutenue des facultés morales et intellectuelles, rendant l’élocution vive et facile, inspirant la résolution, le courage et la persévérance dans les actes et dans la volonté . »

Ces propriétés de stimulant intellectuel et physique de la coca seront rapidement mises à profit. À partir des années 1870, un marché florissant se forme autour des boissons alcoolisées à la coca, dont le fameux Vin Mariani, consommé par les plus grandes célébrités de l’époque et jusqu’au Pape. J’ai dénombré pas moins de 35 vins de coca différents sur le marché français entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Une de ces préparations est devenue aujourd’hui la boisson la plus célèbre au monde : le Coca-Cola, qui mélangeait à l’origine deux stimulants, la feuille de coca et la noix de kola.

Illustration 5

Pour en apprendre plus sur l’usage médical de la coca au XIXe siècle, rendez-vous sur le podcast Apothicast, dans lequel j’ai eu l’occasion de parler de cette histoire passionnante!

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.