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Docteure en histoire de la médecine. Psychotropes, psychédéliques, médicaments, XIXe - XXIe siècles.

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Billet de blog 13 décembre 2025

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Histoire de la kétamine

Elon Musk a récemment évoqué son usage de la kétamine, notamment pour traiter des symptômes dépressifs. C'est donc évidemment l'occasion de faire un petit post sur cette substance !

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La kétamine, c’est originellement une substance anesthésique découverte en 1962. Elle est très utile en chirurgie humaine (et aussi vétérinaire mais ça n’est pas le sujet) et sera donc largement employée pendant la guerre du Vietnam. Elle est ensuite classée en 1985 dans la liste des médicaments essentiels de l’OMS. Un magnifique thread sur la douleur et l’importance de la kétamine est à retrouver ici.

C’est vraiment à lire, notamment pour tous les membres du corps médical qui me suivent. Il faut protéger l’usage médical de la kétamine.

Dès les années 1970 elle est aussi utilisée par toutes les grandes figures du milieu des thérapies assistées par psychédéliques pour faire des psychothérapies accélérées. Betty Eisner, Stanislav Grof ou Ralph Metzner, pour ne citer qu’eux, traitent des centaines de patient·es mais ne publient pas leurs résultats pour se tenir éloignés « des radars de la prohibition » comme l’explique Metzner. Betty Eisner dira plus tard : « Nous avions tous l’impression d’avoir trouvé notre drogue thérapeutique - une drogue qui fonctionnait comme le LSD, mais de manière plus concentrée et pour une durée beaucoup plus courte. » Ayant connu la période de répression des études cliniques des années 60 avec le LSD et la psilocybine, ces thérapeutes s’inquiètent que les autorités puissent à nouveau leur interdire d’utiliser cette nouvelle substance qui montre des résultats thérapeutiques intéressant. En Iran et en Argentine en revanche, des médecins publient leurs essais cliniques avec la kétamine mais n’obtiennent pas l’intérêt de la communauté scientifique.

Dès 1971, un usage non-médical commence à être observé, qui se développe au début des années 1990 notamment dans le milieu des free-party.

Illustration 2
Photo : Alan Tash Lodge

Si vous voulez rire jaune, on trouve une description très anxiogène de ces consommations dans un article français de 2002. Cet usage conduit à son classement dans la liste des stupéfiants français en 2001. Bon comme toujours, la prohibition ne sert à rien et les gens continuent d’en consommer. Mais même si l’ANSM (l’agence du médicament français) dit qu’il y a une « augmentation de l’usage récréatif », ils ne sont pas capables de donner des chiffres, et déclarent que ces consos ne donnent pas lieu à des hospitalisations (2017). J’ai retrouvé le document sur lequel l’ANSM se basait pour affirmer que les usages hors cadre médical étaient en hausse : il indiquait 41 consommateurs en 2016 d’après les données du réseau OPPIDUM d’addictovigilance (Fabreguettes, 2017). Bien que ces données soient visiblement très sous-estimées, on peut cependant en conclure que si une augmentation est bien observée, elle demeure circonscrite et surtout qu’elle ne donne pas lieu à une demande massive de soin. Attention toutefois, depuis quelques années des cas graves et irréversibles de dommages de la vessie liés à la prise très régulière de kétamine sont documentés. Donc comme toujours, on espace les prises, on fait tester ses prods et on boit de l’eau.

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La kétamine souffre de beaucoup de représentations négatives chez les psychonautes (surtout de celles et ceux ayant connu son arrivée dans les années 90-2000). Elle aurait causé la « mort de la teuf », transformant les danseurs en zombies. Bon. Je ne remets pas en question l’expérience personnelle d’une partie des membres de la communauté Free Party. Mais si vos potes utilisent mal la kétamine, c’est pas vraiment la faute de la substance… Il faut apprendre à la doser, c’est tout. Pour certain·es au contraire, la kétamine favorise la danse, lorsqu’elle est consommée en petite quantité. No shame bien sûr au sujet du « k-hole », cet état proche d’une expérience psychédélique qui survient lors de la consommation de fortes doses ! S’il est recherché, c’est un état de profond bien être, qui peut être spirituel, et thérapeutique. Là aussi, attention aux légendes urbaines qui diabolisent cet état. Faites juste attention aux chutes, et allongez vous confortablement.

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Comme le rappelle Giorgia Gaia, la kétamine fait bien partie des trois « K » qui forment le mouvement Free Tekno (avec un k donc) : Kaos, Kilowatt et Kétamine. Debbie Griffith, une des fondatrices du groupe Spiral Tribe, qui a inventé le mot « teknival » à partir des mots carnival (carnaval), tekno et festival, raconte sa découverte en 1991 de la substance : « elle venait d’un laboratoire en Suisse, et elle était fantastique. On a vraiment adoré. »

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Michael Tullberg - Dancefloor Thunderstorm Land of the Free, Home of the Rave

Mais revenons à l’usage dans la dépression. C’est dans les années 1990 qu’une équipe de médecins Russes produit plusieurs études successives pour signaler l’intérêt des psychothérapies assistées par la kétamine d’abord dans le traitement des addictions, puis le stress post-traumatique, la dépression, les troubles anxieux. Cette fois, la communauté scientifique internationale s’intéresse à ces résultats et dès 2005 une psychiatre française spécialisée en addictologie, Muriel Grégoire, réalise sa thèse sur ces sujets. Désormais, depuis 2019, l’agence américaine du médicament a approuvé l’indication de la kétamine dans le traitement de la dépression.

L’idée est d’injecter la substance (il existe aussi un spray nasal mais son prix est tellement délirant que les médecins ne l’utilisent quasiment plus) à dose élevée pour produire des effets psychiques intenses, similaire à ceux des psychédéliques, pour approfondir la psychothérapie. Les effets anti-dépressifs sont observés en quelques heures (contre plusieurs semaines avec des antidépresseurs classiques), et demeurent parfois pendant des mois. Dans beaucoup de pays ces thérapies sont identiques aux thérapies assistées par psychédéliques (pièce joliment décorée, musique, thérapeutes présents pendant la séance et psychothérapie)...

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En France en revanche, c’est plutôt un modèle purement biologique qui est pour l’instant utilisé, c’est-à-dire qu’on administre la kétamine sans accompagnement, dans une chambre d’hôpital blanche, souvent sans prévenir les patient·es qu’avoir de la musique peut aider, etc.

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"Le 27 fevrier à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Le Dr Hugo Bottemanne assiste une patiente lors d’une séance de psychothérapie sous kétamine." Photo : Tristan Reynaud.

Certaines équipes aimeraient bien adopter une autre prise en charge, mais tout ça a évidemment un coût important, et on est dans un contexte en France de tension économique extrêmement grave dans le champ de la santé. Par ailleurs les cliniques privées aux USA font payer près d’un millier de dollar la séance donc évidemment si on peut éviter d’avoir une médecine réservée à une élite, c’est bien. C’est aussi dommage parce que les médecins français·es auraient pu se saisir de la possibilité de faire des thérapies assistées par kétamine pour se former aux techniques du « set and setting » en vue de la mise en place des études cliniques sur les psychédéliques.

Dans le contexte capitaliste actuel, l’accès aux thérapies employant des substances classées stupéfiants (c’est notamment le cas du cannabis en Angleterre, théoriquement légal mais en réalité seulement accessible aux riches, j’en parlais à la fin de cette vidéo) risque de plus en plus d’être réservé à une élite. C’est donc le cas aussi des thérapies « psychédéliques » assistées de kétamine : des centres de « retraites thérapeutiques », où on mange bio, on vous masse et on pratique le yoga dans un lieu idyllique, sont en train de se créer en Europe, à Malte plus précisément. Pour la modique somme de 10 000€ la semaine (prix de 2023). Dans le champ de la médecine psychédélique, une prise en charge à deux vitesse s’observe donc de plus en plus, et c’est inquiétant.

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Publicité pour une clinique privée proposant des traitements à la kétamine, USA

Pour finir quand même sur une note positive, sachez qu’il y a des chevaux de courses en France qui sont appelés Kétamine, et je trouve ça très drôle :

Illustration 9

Il y a eu des chevaux de course nommés Cocaïne au début du XXe siècle et pour le coup c’est peut-être un peu plus pertinent, parce que bon, la kétamine, en termes de performances sportives euh... 😂

Illustration 10

J’ai raconté l’usage de coca et de cocaïne dans le sport moderne ici.

Voilà, un article scientifique en français sur l’histoire et l’usage actuel de la kétamine en thérapie est en cours d’écriture avec l’ami Filippo Dellanoce !

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