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Docteure en histoire de la médecine. Psychotropes, psychédéliques, médicaments, XIXe - XXIe siècles.

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Billet de blog 23 septembre 2025

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Chemsex : une longue histoire de diabolisation

La pratique du chemsex revient régulièrement sous le feu des projecteurs médiatiques et politiques, avec plusieurs affaires touchant des politicien·nes ou des personnalités. Un retour historique sur les usages de psychotropes dans les milieux LGBTQIA+ s'impose pour contrecarrer le réflexe de diabolisation.

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La pratique du chemsex revient régulièrement sous le feu des projecteurs médiatiques et politiques, avec plusieurs affaires touchant des politicien·nes ou des personnalités. 

Alors, comme dit RuPaul, « know your history ». Les psychotropes (alcool compris), depuis – au moins – la fin du XIXe siècle, sont consommés par une partie de la communauté LGBTQIA+ : dans une société profondément homophobe, transphobe et violente, les lieux de sociabilité dédiés à cette communauté permettent d'être soi dans une relative sécurité.

Les psychotropes aident à la désinhibition à une époque où avoir une sexualité et/ou un genre différent est une souffrance terrible qui pousse d'ailleurs de nombreuses personnes à chercher ou à se faire imposer des « thérapies de conversions ».

Dans ces cabarets, les gens boivent, dansent, se détendent. Parfois, il y a d'autres produits, comme la cocaïne. Ils et elles oublient pour un temps qu'iels n'ont pas le droit d'aimer ou d'exister.

Les psychotropes aident et participent à la joie d'être ensemble, au soulagement de faire « communauté ». Ils encouragent à sauter le pas et faire des rencontres.

Illustration 1
Couples lesbiens au Monocle, à Paris, dans les années 1920 ©Getty - FPG

Cette dimension de facilitation de l'acceptabilité de son homosexualité et de recherche de partenaires est systématiquement dénoncée par le corps médical, pour chaque substance.

À la fin du XIXe siècle, des femmes « vicieuses » seraient supposées se retrouver en groupe pour consommer de la morphine et se livrer à des plaisirs n'impliquant pas la présence d'hommes. Les fumeries d'opium quant à elles sont considérées comme des repaires de « pédérastes ».

Illustration 2
Albert Matignon, Morphine, 1905

Les médecins adorent condamner à la fois ces deux « vices » : celui de l'homosexualité et celui de l'usage de psychotrope. Par exemple ici, avec le docteur Legrain en 1923 : « L’érotisme des stupéfiés [usager·es de stupéfiants, les psychotropes interdits] est un danger que tous les auteurs ont signalé. L’homosexualité est fréquente parmi eux. Elle est signalée parmi les cocaïniques qui trouveront dans les rapports contre nature puissance et orgasme qui les fuient dans les rapports normaux. » 

Un autre exemple avec le docteur Vallon qui s'exprime au Congrès de médecine légale de la même année : 

Illustration 3

Certes, ces lieux et ces consommations sont d'abord réservés surtout à une élite blanche : les pauvres n'ont ni l'argent ni le loisir d'y accéder. Mais progressivement, de plus en plus de classes sociales accèdent aux lieux de sociabilité LGBT. Et chaque substance nouvellement intégrée aux pratiques se voit immédiatement condamnée en ce qu'elle favoriserait les comportements dits « déviants ».

C'est toujours vrai avec le LSD dans les années 1960, le psychiatre Pierre Bensoussan dénonçant : « l’action hallucinogène est avant tout l’alibi de perversions diverses sado-masochistes, homosexuelles et autres, qui peuvent se donner cours avec l’excuse de l’irresponsabilité attribuée à l’action du médicament », ou la médecin Marie Antoinette Wyss en 1970 : « le LSD révèle des aberrations sexuelles latentes et favorise "l'acting out" en levant les inhibitions et les interdits. » En 1975 encore, pour Alain Braconnier, médecin et directeur du « centre pour toxicomanes Pierre Nicole », l'homosexualité est carrément devenue un des « symptômes » de la « toxicomanie ».

Illustration 4
Gay pride de New York, 1971, Jean-Pierre Laffont

Lors des débats à l'Assemblée Nationale de 1969 pour voter une nouvelle loi plus sévère à l'égard des consommations de stupéfiants, le député Alain Peyrefitte prend la parole dans une diatribe réactionnaire dont j'aime tout particulièrement la gradation de cet extrait : « La drogue est un aspect particulier du déferlement auquel nous assistons : le crime, la violence, la pédérastie, le gangstérisme, le lesbianisme, l'horreur, bref tout ce qui ne fait pas honneur à l'homme et qui tend aujourd'hui à envahir notre société. »

De son côté, en 1971 le militant homosexuel et d'extrême gauche Guy Hocquenghem s’insurgeait : « Le scandale est que des médecins légifèrent sur notre sexualité ou sur ce qu’ils appellent la « drogue ». »

J'ai raconté aussi combien la MDMA, molécule de l'ecstasy qui provoque un intense sentiment de bien-être, avait été importante au moment de l'épidémie de SIDA, pour survivre à l'horreur de voir ses proches mourir en masse. Danser toute la nuit au rythme de la techno, se perdre dans la musique, la transe, le fait d'être ensemble, pour faciliter le deuil.

Illustration 5
Flesh at The Hacienda, années 1990s, photo de Jon Shard

C'est d'ailleurs cette même épidémie de SIDA qui a permis de redécouvrir les propriétés thérapeutiques du cannabis, notamment aux USA : des malades, qui en fumaient de manière récréative, se rendent compte que cette plante soulage certains de leurs symptômes et stimule leur appétit. Iels vont alors faire de « l'activisme thérapeutique » pour réclamer que de nouvelles études soient menées. En 1996, l'activiste gay Dennis Perron, dont le compagnon Jonathan West était décédé de la maladie en soulageant ses douleurs grâce au cannabis, parvient à faire voter la Proposition 215, pour l'usage compassionnel de la substance.

Illustration 6
Paul Scott, l'un des fondateurs de la Los Angeles’ Black Gay Pride, au premier plan, a créé le premier centre de cannabis médical en Californie pour aider les patient·es en fin de vie. Au fond, c'est son ami Dennis Perron.

Alors non, les personnes LGBTQIA+ n'ont pas besoin de psychotropes, ni pour s'accepter ni pour jouir. Mais ça aide, en particulier dans une société qui les oppresse.

Ça a été, et ça demeure, un élément important de la culture d'une partie de ces groupes. Et bien sûr, c'est l'alcool qui est bien le principal psychotrope employé. L'usage de psychotrope n'est en rien une déviance, une « irresponsabilité », un déséquilibre. C'est un moyen de prendre du plaisir, de faire la fête, de socialiser, de manière un peu désinhibée. Dans certains cas très spécifiques et rares en réalité, cet usage devient une maladie, que la société devrait accompagner et soulager plutôt que de punir et de stigmatiser.

Je souhaite que les affaires malheureuses liées au chemsex permettent de changer de discours sur les stupéfiants, au lieu d'alimenter une stigmatisation violente des usagers et usagères, comme à l'époque de l'affaire Kerbrat. Le décès récent du conseiller régional conservateur Laurent Caillaud, vraisemblablement lors d'une soirée chemsex, alors qu'il s'était exprimé contre la consommation de ces substances (mais chez les jeunes, lui, il avait le droit), est un exemple frappant de l'hypocrisie politique française sur le sujet.

Il faut que l'on arrête de faire comme si l'alcool n'avait rien à voir dans la question des « drogues », que l'on reconnaisse que la majorité des usages sont maîtrisés. Et d'ailleurs, pour finir sur une note marrante, les psychotropes ont toujours été utilisés pour leurs propriétés aphrodisiaques, et pas que dans les milieux LGBT. J'ai raconté dans ce podcast sur l'histoire du cannabis les expérimentations sur le sujet effectuées par les médecins français du XIXe siècle, dont un qui expérimente la substance en compagnie d'une travailleuse du sexe !

Pour suivre mon travail, voir ici.

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