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Docteure en histoire de la médecine. Psychotropes, psychédéliques, médicaments, XIXe - XXIe siècles.

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Billet de blog 28 octobre 2025

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Usage de stupéfiants, pauvreté et plaisir

Lorsque les riches consomment des stupéfiants, il est bien plus souvent admis que ces pratiques soient associées à la notion de plaisir. En revanche, comme l'expliquent en 2008 deux spécialistes, « la consommation de stupéfiants par les pauvres [est associée] au crime, à la misère sociale et à la dépendance. » On analyse tout ça.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans un article passionnant, publié en 2008, les chercheuses Kylie Valentine et Suzanne Fraser s’intéressaient au fait que les constructions sociales, médiatiques et artistiques des représentations des stupéfiants et de leurs usager·es, permettait de reconnaître (parfois) que les individus de classe moyenne et surtout supérieure puissent prendre ces produits pour le plaisir. En revanche, ces mêmes représentations « associent inévitablement la consommation de stupéfiants par les pauvres au crime, à la misère sociale et à la dépendance. »

Elles prennent l’exemple de l’affaire de Kate Moss de 2005, prise en photo sniffant de la cocaïne, ce qui n’avait pas été formulée dans les médias comme le signe d’une addiction mais comme un moyen pour la jet set de faire la fête. De manière plutôt positive et compréhensive. Or, l’immense majorité des usages de stupéfiants sont en fait effectivement « non-problématiques », c’est-à-dire « ne détériorant pas l’équilibre bio-psycho-social de la personne » (Rappo et Stock, 2020). 89% très exactement, selon l’ONU (p. 15).

Illustration 1
Tabloïds anglais, 2005

J'étais d'ailleurs passée à côté de cette magistrale réponse de Kate Moss dans une pub pour Coca, intitulée "Love what you love" 😁 :

Illustration 2
Publicité pour du "Diet Coke", Kate Moss, 2022

[Edit : étant donné les commentaires, je précise que je suis en train de co-diriger un numéro de revue scientifique sur les usages non problématiques. Je suis spécialiste de ces questions, et vous aurez d'autres posts sur ces sujets ici pour approfondir votre réflexion]

Mais revenons à l'article de Kylie Valentine et Suzanne Fraser, à retrouver ici, qui date d'il y a presque 20 ans. Il serait temps que ce genre de recherches soient connues et intégrées dans le discours public, c’est pour cela que je propose d'en traduire quelques extraits ici. 

La plupart des gens consomment de façon maitrisée, ponctuelle, et surtout, pour le plaisir. C'est difficile à croire à cause de l'acharnement médiatique à montrer les histoires les plus dramatiques, à celui des politiques d'instrumentaliser le sujet, et des productions artistiques qui ont du mal à présenter des usages positifs – ça ne fait pas vendre. C’est cette notion de plaisir qui intéresse les deux sociologues : si c’est donc à peu près entendable pour les usager·es de classes sociales supérieures, l’idée est presque impensable dans le cas de personnes pauvres, surtout si celles-ci sont dans des consommations « problématiques ».

Or, à travers 85 entretiens menés en Australie auprès d’usager·es de services de maintenance à la méthadone (une substance qui est justement présentée comme empêchant d’en prendre), les chercheuses observent que le plaisir y est souvent rapporté, aussi bien au sujet de l’usage même des substances mais aussi, et c’est hyper intéressant, dans les dynamiques sociales liées au traitement, les relations avec le personnel, les autres usager·es etc.

Leur propos est donc de déconstruire « la binarité qui relie la consommation de stupéfiants pour le plaisirs aux classes sociales privilégiées et la consommation problématique de stupéfiants à la pauvreté. » Et elles proposent une analyse forte, politique, engagée, qui fait plaisir à lire (jusqu’à ce qu’on réalise que 20 ans plus tard… rien n’a changé dans les représentations).

D’abord, elles soulignent les liens entre usage problématique de stupéfiants et pauvreté.

Je vous laisse les références si vous voulez creuser. « Un corpus croissant de travaux examine les dimensions sociales et les contextes politiques de l’usage problématique et de la dépendance aux stupéfiants, mettant notamment en évidence la prévalence de la pauvreté et de la marginalisation sociale parmi les usagers (Advisory Council on the Misuse of Drugs, 1998 ; Fountain, Howles, Marsden, Taylor, & Strang, 2003 ; Najavits, Weiss, & Shaw, 1997 ; Spooner & Hetherington, 2004).

Ces études soulignent que des catégories diagnostiques telles que « l’addiction » peuvent en fait occulter le fossé social en termes de santé (Marmot, 2003) et les conditions matérielles dans lesquelles ces problèmes de santé se développent et sont traités.

Plutôt que de relier exclusivement l’addiction à une pathologie individuelle, ce corpus de recherches a donc joué un rôle crucial en démontrant l’importance des relations complexes entre l’usage problématique des stupéfiants et les structures sociales. Ces approches, qui considèrent l’usage problématique comme socialement influencé et associé à la misère, vont au-delà d’un simple enrichissement du champ d’étude.

Elles mettent en évidence la nécessité de s’éloigner des modèles individualistes et pathologisants de l’addiction. Elles soulignent l’importance des inégalités matérielles dans l’émergence et le traitement de l’usage problématique et plaident pour des approches globales visant à prévenir les méfaits. »

Résumons : les conditions de vie difficiles aggravent les risques des usages de psychotropes, et plus encore des stupéfiants. En plus des conditions sociales, les violences interfamiliales, les traumas, sont souvent à l’origine des consommations problématiques. Si votre existence est horrible, vous aurez plus tendance à vous réfugier dans une conso trop fréquente, à augmenter vite les doses, et à lui donner un sens essentiel dans votre vie : c'est votre seul moyen de vous sentir un peu bien pendant quelques temps.

Sauf que.

Voilà ce qu’elles nous expliquent : « Plutôt que de concevoir le traumatisme et l’usage problématique de stupéfiants uniquement en termes de cause et d’effet, il est possible de reconnaître à la fois l’injustice de la précarité et l’agency [capacité d’agir] des individus traumatisés. Ainsi, la pauvreté et la marginalisation sociale doivent être reconnues comme des maux en soi, indépendamment de leur association à l’usage problématique de stupéfiants. Les individus sans ressources subissent des conséquences différentes, et souvent plus graves, de l’usage nocif de substances par rapport à ceux qui disposent de ressources. Cela ne signifie pas que les personnes pauvres ont une relation intrinsèquement exceptionnelle aux stupéfiants, mais que l’accès aux ressources influence les expériences des méfaits comme des traitements. »

On rappelle que les salles de consommations à moindre risques ont été crées pour permettre aux personnes les plus pauvres d'avoir un lieu pour utiliser leurs substances et ne pas avoir à le faire dans la rue. Pour pallier, un peu, à l'abandon dont elles font l'objet. Vous savez combien il y en a, des salles comme ça en France ? Deux. Une à Paris, une à Strasbourg. C'est un scandale, comme le rappelle dans cette vidéo l'ami Drugz, avec tous les rapports et les études scientifiques pour le démontrer. Iels lisent, nos politiques ?

Donc : « La pauvreté et les abus, qu’ils concernent les enfants ou les adultes, constituent une atteinte à ce dont les individus ont besoin pour vivre ici et maintenant, indépendamment de leurs effets. Ils doivent être adressés pour ces raisons, qui vont au-delà de leurs conséquences ou séquelles. » 🙌👏

Ce ne sont pas les stupéfiants qu'il faut combattre et interdire, mais c'est bien la pauvreté et les abus. Délivrés de ces fléaux, les usages de psychotropes deviennent, de fait, moins risqués. Et si on ajoute des informations de Réduction des Risques, alors là, c'est l'utopie, ou je sais pas, du bon sens, à vous de voir.

Elles montrent par ailleurs que tout ça, c’est très bien, mais ça n’est pas suffisant : il ne faudrait pas, dans ce processus politique, oublier que les individus conservent une capacité d’agir, font des choix, et que la recherche de plaisir reste centrale et primordiale, chez les pauvres comme dans les populations plus privilégiées.

Si la notion de plaisir est difficile à gérer pour les médecins qui prescrivent la méthadone (c’est même une « catégorie d’effets interdite à mentionner »), et qu’elle a peu été étudiée jusqu’à présent en sciences humaines et sociales pour toutes les substances, elle n’en reste pas moins l’indication principale de la prise de psychotropes – mais pour s’en rendre compte il faut… écouter les usager·es.

Elles concluent : « Reconnaître que l’usage problématique de stupéfiants est souvent corrélé à la pauvreté devrait être un outil utile pour plaider en faveur d’efforts politiques systématiques visant à éradiquer celle-ci. […] Reconnaître que cet usage est une réponse au traumatisme, aux abus, à la pauvreté, à la marginalisation sociale et à la détresse psychiatrique devrait également permettre de contrer les banalités cruelles de ceux qui condamnent à la fois les stupéfiants et les personnes marginalisées. Cependant, en utilisant cet outil, il convient de rester attentif à ses effets involontaires. Nous avons tenté de montrer dans cet article que l’un de ces effets pourrait être de restreindre la reconnaissance de la capacité des usagers à éprouver du plaisir. Expliquer la consommation de drogues uniquement en termes de déterminants sociaux risque de priver les usagers de leur capacité à raconter leurs propres récits sur les raisons et les modalités de leur usage, et à proposer des récits alternatifs à ceux de la science, des professionnels de santé et de leurs proches. »

Si vous voulez entendre des usager·es raconter en français leurs expériences des psychotropes, je vous conseille d'écouter le podcast Substance, de Benjamin Billot. Des fois c'est bien perché, mais la plupart du temps c'est hyper intéressant. 

Pour retrouver mes threads et recherches, c'est ici

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