Le Marché de l’âme
- Article publié dans le numéro 1000 du journal Politis (30 Avril-7 mai 2008)
L’économie de Marché a investi le territoire de l’âme. Cela se manifeste dans l’intitulé des contrats passés avec l’hôpital psychiatrique où j’interviens en tant que « régulatrice d’équipes soignantes». Il y a à peine un an, il s’agissait d’une « Convention bilatérale d’assistance technique auprès des équipes soignantes ». Aujourd’hui c’est au nom du « Marché à procédure adaptée, pris en application des articles 30, 28 4ième alinéa et 35 11 8ième du code des Marchés Publics ». Les mots « Marchés Publics » sont écrits avec un grand M et un grand P, comme les divinités antiques.
Dans « l’économie de Marché » la maladie doit être rentable. En témoigne la « néolangue » (du néolibéralisme) qu’elle produit, dont la logique s’apparente à la « novlangue » décrite de façon prophétique par Orwell dans son œuvre intitulée <1984>.
L’expression « file active » a évincé dans certains services celle du « projet de soin ». Sur une chaîne digne des « Temps modernes » de Charlie Chaplin, la « file active » chiffre le nombre de malades passés dans le service en un temps donné. Aujourd’hui les pressions se font de plus en plus impérieuses qui viennent d’en haut, exigeant l’accélération de la chaîne pour que se fasse un maximum d’actes, en un minimum de temps. Pour un maximum de rentabilité ! Il faut « faire du chiffre » comme dans n’importe quelle entreprise du néocapitalisme.
Certains diront « pourquoi pas » ?
Le « pourquoi pas » témoigne d’une méconnaissance des enjeux. Mais il n’y a pas que de la méconnaissance dans cette affaire. Il y a qu’aujourd’hui, cette fameuse « banalisation du mal » dont parlait Hanna Arendt, comme étant ce qui préside à la bascule de l’homme dans la barbarie … s’est aggravée d’une « normalisation de l’innommable ». Au point que c’est « l’innommable » lui-même qui fait force de Loi. Touchant inévitablement le langage, comme le mettent en évidence un certain nombre d’ouvrages.
Cette « normalisation de l’innommable » s’introduit dans les psychés, tel un poison qui anesthésie (ou dissout ?) les états d’âme. Faisant perdre à l’homme sa conscience, le déconnectant de ces signaux intérieurs qui permettent de distinguer ce qui est porteur de vie et ce qui est mortifère. Souvent parlées en termes de bien et de mal, ces références sont tirées du côté de la morale, alors que notre propos est de signifier ce qui est de l’ordre de la Loi. Autrement dit … de « la donne ». Entendons cette « donne de la vie » telle qu’elle nous a été transmise sous le signe de la limite, inhérente à notre « destin sexué de mortel ».
Or le Marché fonctionne précisément sur la destruction de cette « donne de la vie » et des Lois qui la régissent. La « dérèglementation » est le mot-clef d’un ultralibéralisme qui s’est donné la liberté de démanteler toutes les limites. Réduisant le monde entier à de la matière manipulable à volonté, et sur laquelle il exerce son emprise sans limites.
La racine du mal n’est autre que ce « détournement de fond, » opéré par la dite « société de consommation » qui en faisant de l’homme « un consommateur » le désarrimait de son destin de « citoyen » (bâtisseur de cités à visage humain). Notre planète et ses ressources, en partage avec les autres espèces, végétales, animales, minérales, étaient désormais considérées comme n’ayant aucune existence en dehors de la jouissance et du profit que le « consommateur » peut en tirer. Tout était transformé en « produit de consommation ». Les vaches étaient nourries de cadavres de vache en granulés. Les malheureuses, malades de cette folie humaine, étaient appelées « vaches folles ». Les hommes eux aussi s’entre dévoraient. Par écran télévisé interposé, on pénétrait toutes les intimités. Tout devait être transparent pour cet Œil incestueux que nous nous étions fabriqués, auquel rien ne devait échapper.
D’un coup d’un seul, c’est le champ de l’altérité qui était démantelé.
Pourtant « l’altérité » est inhérente à cette fameuse « donne de la vie » . Telle qu’elle se manifeste en ces termes opposés que sont « le visible et l’invisible », « le tangible et l’intangible », « le matériel et le psychique », « le masculin et le féminin », « le connu et l’inconnu » « le conscient et l’inconscient», « soi et l’autre », « le vivant et le mort » etc. Car c’est dans l’articulation de ces altérités, dans leur interpénétration, que s’ébranle le processus fécond de la vie, tant physique que psychique.
Mal barré sur ce chemin-là, l’homme perdait son âme.
On avait eu beau voir et revoir les documents sur la Shoa (mot qui signifie « catastrophe ») on n’avait toujours pas compris, que la « solution finale » procédait d’une « solution finale des états d’âme ».
Or voici que cette « solution finale des états d’âme» était à nouveau prononcée (en toute inconscience, bien entendu !) sur le territoire même de la santé mentale. Là où elle s’entête à se manifester. À travers ses symptômes bien connus, d’angoisse, de dépression, de mélancolie, de délire, de dissociation etc.
Aussi étrange que cela puisse paraître, il avait été déclaré (dans on sait quelle instance Européenne) que cette maladie, jusques là « dite mentale », touchant donc l’esprit, n’avait aucune spécificité. En conséquence, les formations spécifiques dont bénéficiaient jusques là les soignants, n’avaient plus de raison d’être. Il y avait désormais un tronc commun de formation, avec saupoudrage de « psy » pour ceux qui atterriraient en psychiatrie ! C’est comme si l’on décrétait une formation générale pour les médecins, avec juste quelques séances supplémentaires dispensées aux chirurgiens ou obstétriciens, au cours desquelles on leur apprendrait le maniement du bistouri.
L’exemple n’est pas excessif, car le métier de soignant de la souffrance psychique est du ressort de l’obstétrique, puisqu’il s’agit d’accoucher le patient du monde intérieur dans lequel il est enfermé, et où il tourne en rond comme un prisonnier, ou comme un foetus « non né ». Il demande autant de compétence !
En arrêtant le processus de formation, on arrêtait la transmission de presque un siècle de connaissances sur la vie psychique qu’ont apporté les plus grands cliniciens de tous les temps. Et au-delà, le champ de la culture, qui, remontant jusqu’aux peintures rupestres des hommes préhistoriques, témoigne de ce besoin spécifique à l’humain qui est de donner forme à ses vécus intérieurs. Pour se les figurer, se les représenter. La déclaration de « non spécificité » concernant la souffrance psychique et les soins spécifiques qui doivent lui être prodigués est un véritable crime contre l’humanité
Ce « déni de la réalité psychique » qu’un auteur psychanalyste de l’époque de Freud, Férenczi, a identifié comme étant ce qui est à la source même du « trauma » faisait désormais force de Loi.
La « fabrique à trauma » était mise en place dans une logique de rentabilité.
Au lieu d’accompagner « la naissance psychique » du patient en souffrance, telle qu’elle s’opère dans la parole, qui, enfin, prend sens aux oreilles d’une psyché soignante … on droguait. Nous ne dénigrons pas ici le médicament mais l’usage pervers qui en est fait, dans cette logique de Marché où la « Loi du tout profit » (qui consiste à tirer profit de tout, même de la maladie, même de la mort…) fait basculer l’humanité dans la barbarie.
Nous savons aujourd’hui que des laboratoires américains travaillent à inventer de nouvelles maladies, ou à changer le nom de certaines déjà connues (comme « l’état maniaco dépressif » - qui disait le sens de l’état dans lequel se trouve le patient - aujourd’hui remplacé par le terme mécaniciste de « trouble bipolaire »). Ceci, à toutes fins d’activer les angoisses face à l’inconnu et de rendre ainsi les gens dépendants de ces faux remèdes à de fausses maladies. « On peut gagner beaucoup d’argent en persuadant des gens bien portants qu’ils sont malades. C’est pourquoi les laboratoires pharmaceutiques promeuvent des maladies et en font la publicité auprès des médecins et des consommateurs » pouvait-t-on lire en 2002 dans le <British Médical Journal> l’une des références mondiales de la presse médicale. La revue se penchait sur les phénomènes de « Disease mongering » : à savoir le fait d’inventer une maladie pour développer un nouveau marché et vendre des médicaments. Elle dénonçait « l’alliance de l’industrie, des médecins, de groupes de patients, et des médias, pour présenter des maux communs comme des problèmes graves, des problèmes personnels comme des questions médicales, des risques comme des maladies ».
Réveillons nous, mes amis ! Tout ça n’est possible que parce que nous (nous) laissons faire. Danièle Dravet Avril 2008
Billet de blog 21 mai 2011
Le marché de l'âme
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