À propos du film de Joachim Trier : <Oslo 31 Août >
Avec des amis, nous sommes allés voir le film <Oslo 31 Aout > du réalisateur Joachim Trier. Depuis, il m’habite. Il ne me quitte plus. Je suis retournée dans la salle pour le voir une deuxième fois, puis une troisième, espérant que nous en resterions là. Et puis non ça n’a pas marché. Il occupe toujours mes pensées. Alors j’ai décidé de le coucher sur le papier, comme mes patients sur le divan. Et d’écouter ce qu’il nous donne à vivre. Ce qu’il fait résonner en nous. En fait l’histoire est simple. On pourrait même dire sans surprise. Elle est celle d’un jeune homme qui est en passe de sortir d’une cure de désintoxication aux drogues dures … et qui replonge. En réalité il se passe tout autre chose. Vous venez en tant que spectateur, d’une histoire tragique, certes, mais confortablement assis dans votre fauteuil, or voici que dès les premières images vous êtes pris à la gorge. Vous étiez partis pour une histoire jouée d’avance (on connaît le problème de la drogue n’est-ce pas ?) et puis vous êtes jeté sans ménagement dans l’au delà des apparences. De l’autre coté du miroir, là où il fait noir. Comme dans ses yeux lorsque soudain ils se durcissent et ne reflètent plus la lumière. L’instant d’avant il était là, au bord de la piscine, il souriait à la jeune fille complètement délicieuse qui du bassin l’appelait : « Anders viens !... allez viens ! » … et puis, comme si un gros nuage était passé devant son visage et l’avait fait disparaître … il n’est plus là. Il est ailleurs, à mille et mille de ce qui se passe autour de lui. On voudrait se glisser dans le tunnel de ses pupilles noires pour le rejoindre dans le pays où il a disparu. Le monde intérieur est si vaste, sans limites, qu’il s’y trouve même le pays des morts.
Voilà ! Je vous aurai prévenu. Ce n’est pas une vie de spectateur ! Vous êtes mouillés jusqu’au cou dans cette l’histoire. Vous ne pouvez pas y échapper. Sinon vous restez sur la touche. Car le voyage se fait dans ce qu’il réveille (et révèle) à l’intérieur de nous. La première fois je me sentais décalée par rapport à ce qui se passait sur l’écran. J’étais dans le temps de l’émotion qu’avait déclenchée telle parole, telle image, tandis que le film galopait sur le mode de la fugue. Si bien qu’en finale je ne savais pas si j’avais affaire à l’écho qu’il avait réveillé en moi … ou à ce qui s’y était vraiment passé. C’est pourquoi je voulais le revoir. N’étant plus sous le choc de la première rencontre, j’avais soif d’entendre, pour m’en imprégner, les mots précis qui se disaient dans les dialogues entre les personnages, de regarder leurs visages avec leurs expressions qui traduisaient leurs états d’âme. J’étais plus attentive à la construction du film. Je vérifiais certaines liaisons faites intuitivement lors de la première vision. Je me suis mise à voir ce film comme un tableau impressionniste, où une touche posée au début, par exemple, entrait en résonnance avec la dernière et vibrait comme dans un cri. Celui qui figure dans le tableau de Munch et qui n’arrive pas à en sortir. Dans le drame que vit Anders il est effectivement question de « s’en sortir ». Elle est posée dans les mêmes termes que ceux formulés par Hamlet dont l’enjeu n’est rien moins que « d’être ou de ne pas être ».
Le 31 Août, c’est le jour de sa première sortie de la clinique où il fait une cure de désintoxication dont le terme sera dans une quinzaine de jours. Il a un rendez vous d’embauche pour un poste de secrétaire de rédaction dans une maison d’édition. C’est dans ses cordes. Il a autrefois écrit des articles qui lui ont valu une reconnaissance dans ce domaine. Mais depuis, il a décroché, happé par la spirale de la drogue dont il semble être sorti. « Je suis clean » dit-il. L’expression nous laisse rêveurs. On pense au blanchiment d’argent sale. Une propreté qui n’est qu’un masquage. Comme si ce point noir, ou plutôt ce « trou noir » en lui, ne pouvait être identifié, nommé, reconnu, comme dans une géographie céleste de son monde intérieur, en tant que « lieu d’un vertige » qui pourrait à nouveau l’attirer. C’est cela que nous appelons « les petites touches » d’un cinéma impressionniste. Cette expression qu’il sert à ses interlocuteurs tout au long de la journée : « je suis clean ! » comme s’il montrait patte blanche dans l’histoire du loup et des biquets. Un biquet hanté par le loup qui l’habite et que la cure n’aura pu chasser. Dans cette journée il y a bien sûr le fameux rendez vous d’embauche qui justifie sa sortie. Mais les quarante huit heures d’une journée c’est long … et court en même temps ! D’un lever de soleil à un autre lever de soleil nous aurons au finale - grâce à la magie de ce cinéma là - vécu la rotation d’ une vie entière où le naufrage final s’éclaire d’une détresse originaire. À l’aube de la vie. Peut-être même dans son soubassement. Il y a une chanson comme cela (qui vient d’Amérique latine) et qui dit : « à 5 heures je sortais des eaux de ma naissance … à midi je me mariais, à 14 heures j’avais mon premier enfant, à 19 heures j’étais grand mère …etc.
Cela je ne l’ai perçu que dans la rêverie qu’a déclenchée en moi ce film qui m’habite toujours. Car il a l’art de faire exister la réalité invisible que cache celle, tapageuse, du visible. De telle façon que ce soit d’elle que nous vienne la lumière sur ce qui nous arrive. C’est comme s’il y avait deux plans. Un avant plan, qui saute aux yeux, avec les évènements tels qu’ils arrivent à Anders, tout au long de cette journée … et puis l’autre, en arrière, fait de petites touches, d’images, de scènes floues, de mots, qui font signes de ce que l’on appelle « l’autre scène ». Celle d’un ailleurs, d’un avant, qu’il soit dans l’enfance ou dans les générations antérieures. Et que le temps présent qui figure à l’écran ne fait que révéler. Cette coupure entre les deux plans selon laquelle le scénario de façade masque la catastrophe intérieure vécue par Anders … le traverse. Le clive. Le divise. Le dédouble. L’affirmation répétée tout au long de la journée, aux différents interlocuteurs, d’un « je suis clean » auquel il tente désespérément de se raccrocher, est comme la planche pourrie d’un naufragé. Il y a dans ce « mensonge » où il s’enfonce jusqu’à la défonce finale quelque chose de bouleversant. Comme s’il fallait à tout prix sauver les apparences, ravaler la façade d’un immeuble en effondrement. Lors de cette journée qui se présente comme étant la première de sa sortie du gouffre … il en profite pour débarquer chez de vieux amis. Et surprendre leurs réactions. Sincères ou pas. Car chez Anders il y a un besoin de vérité. Presque absolu. Extrémiste. Qu’il s’applique à lui-même. Un besoin de sonder qui il est pour les autres. Ce qui le renvoie comme en miroir à ce même absolu dans le regard qu’il porte sur lui.
« Personne n’a besoin de moi. De toutes façons j’ai tout foiré ! » déclare - t - il à son vieil ami, Thomas. Après l’effet de surprise de ce surgissement d’Anders dans sa vie, tel un fantôme du passé, après les rires gênés et la contenance que l’on tente de prendre … il y a quelque chose de plus vrai qui se passe entre eux. Dans le nu de la vie. Lorsqu’Anders lui fait part de son rendez vous d’embauche pour un poste de secrétaire de rédaction, Thomas lui dit « super ». Comme il l’a dit en le voyant. Super. Il y a des petits mots comme ça, passes partout, qui semblent n’être là que pour masquer l’effet de surprise et se donner le temps de penser. À l’enthousiasme que manifeste Thomas pour ce poste qui correspond aux talents de son ami, ce dernier sort de sa réserve. Il est au bord des larmes. Submergé par un mélange de colère et de chagrin. La remontée soudaine d’une incompréhension qui vient de loin. En un instant on est témoin de cette barre invisible, comme d’une hauteur qui serait la sienne et à laquelle il devrait se rendre. Thomas vient de lui dire « l’intelligence qu’il a, supérieure à celle des autres » et qui justifie, à son avis, l’obtention de ce poste. L’émotion comme un barrage qui se rompt a fissurée la contenance de façade. Sa douleur manifeste révèle les attentes idéalisées, déposées sur lui, qui ont rendu impossible l’accès à sa propre voie. Sa « voix » étouffée, on la ressent dans notre propre gorge serrée tout au long du film.
Anders rappelle à Thomas une phrase que ce dernier lui avait dite, jadis, comme quoi « si un être humain a envie de se détruire, la société doit le lui permettre ». Thomas s’affole de la façon dont son ami a pu l’entendre. Ce n’était pas pour lui qu’il disait cela. Il pensait à une Pub sur la malbouffe, ou à des prostituées au bout du rouleau … Au cours de leur échange, Thomas évoque les parents d’Anders qu’il a aperçu quelques jours auparavant, dans le jardin public à côté de chez lui. Ils étaient touchants, pleins de sollicitude l’un pour l’autre. Anders lui apprend qu’ils sont sur le point de déménager. « Mon père a dû emprunter pour payer mes dettes. Par gentillesse, il m’a dit que de toutes façons ils auraient vendu la maison. Ils comptent profiter de leur retraite pour voyager. Actuellement ils sont à Nice. » Quelques instants plus tard, sans crier gare, Anders regarde Thomas, droit dans les yeux. « Je voulais juste te dire cela : que si mon histoire se termine, c’est moi qui l’aurait voulu ainsi. »
« Tu ne feras pas ça ! Tu ne peux pas me balancer ça ! Et tes parents, ta sœur, tu y penses ? »
La réponse est toute trouvée, comme une formule magique : « On dira que c’est une overdose. »
« Autrefois, il t’arrivait d’avoir ce genre de pensées, mais ça te passait. »
« Oui, ça passera, ça s’arrangera … lui répond Anders en souriant (comme pour dire « on connaît la chanson »)… Sauf qu’on sait que ce n’est pas vrai ! »
« Arrête, Anders » lui dit Thomas, suppliant.
« Arrête quoi ? »
« Tu as déjà réussi à surmonter tout cela ! »
C’est l’heure d’aller à l’entretien d’embauche. Ils se serrent dans les bras l’un de l’autre. Après lui avoir fait promettre de ne pas faire de connerie, Thomas le regarde partir. Comme s’il risquait de ne plus revoir son ami. Comme si Anders était venu lui faire une visite d’adieu. « Je vais tout foirer » avait-il dit à propos de ce rendez-vous. Non pas dans un mouvement destructeur, mais comme une fatalité. Quelque chose qui lui colle à la peau. Lors de la rencontre avec le chef de rédaction il joue le jeu, tout en se montrant sous son vrai jour, critique pour la revue dont il pourrait être retenu comme secrétaire. Ce qui ne déplait pas à son interlocuteur. Tout bascule lorsque ce dernier lui fait remarquer le blanc de ces dernières années dans son curriculum vitae. Il annonce alors la couleur. Toxicomane. Héroïne, cocaïne, alcool, et dealer. Une telle franchise ressemble plus à une provocation qu’à autre chose. L’homme qu’il a en face de lui éclate de rire, puis se ressaisit. Lorsqu’Anders lui dit « je suis clean aujourd’hui », les quelques mots que son interlocuteur balbutie, traduisent un mélange de perplexité et d’admiration. « C’est tellement difficile … c’est exceptionnel ! »
« Exceptionnel » le mot a-t-il fait détonateur ? Si loin de ce qui se passe à l’intérieur de lui. Si discordant. Il se lève précipitamment, exige la restitution de son curriculum vitae et fuit comme l’épouvante, ce regard, pourtant bienveillant. Mais dans lequel les deux faces du brillant et du pas brillant sont désormais réunies. L’on sait, dans notre for intérieur, qu’il court à sa perte. Il a tranché. À moins que ce ne soit quelque chose en lui, de plus fort que lui, qui ait tranché … Jusques là, l’on était pris dans le mouvement de balancier de sa marche de funambule. On voulait y croire, malgré tous les petits signes de cette journée du 31 Août qui s’écoulait tel un chemin de croix vers un ultime Golgotha. Station après station.
En fait il s’accrochait. Il ne faisait que s’accrocher. Comme il l’avait sans doute toujours fait. Parce qu’il fallait sauver la face. Donner le change. À qui ? Pourquoi ? Il s’accrochait comme il s’était accroché le matin même à la pierre qui devait l’entrainer vers le fond. Dans une noyade définitive. Il avait commencé comme l’avait fait Virginia Woolf, en bourrant ses poches de cailloux. Au dernier moment, il avait rajouté une énorme pierre à laquelle il s’était cramponné de toutes ses forces. Comme pour se donner toutes les chances que ça marche. Mais ça n’avait pas marché, il y avait quelque chose en lui qui résistait encore. Quelque chose qui ne voulait pas mourir. On n’est pas tout d’un bloc, n’est-ce pas ? Oui, nous avions été témoins de cette scène au début du film. Ce scénario de noyade des petits chats qui sont de trop. Il était ressorti de l’eau, à la limite de l’étouffement. Cela pouvait figurer une renaissance. On voulait y croire. Même si, lui, ne le pouvait pas. De retour à la clinique il avait fallu faire bonne figure. Lors de la séance de thérapie de groupe il avait joué le jeu de la sortie vers la vie, alors qu’il venait de tenter une sortie vers la mort. Les groupes de paroles se terminaient par un rituel dont il avait fait part à Thomas. « On se prend dans les bras et on se dit « je t’aime et je te pardonne ». Pensent-ils vraiment que l’on a besoin d’entendre cela ? … »
Après la fin précipitée de son entretien d’embauche, il se pose quelques instants à une terrasse de café. Sonné par ce qui vient de se passer. Cette façon qu’il a de se mettre hors de lui, de s’éjecter, de se balancer à la casse comme un objet irrécupérable. Il s’agit de se ressaisir, au moins pour faire bonne figure lors de ce rendez vous qu’il a pris avec sa sœur, et qui lui tient à cœur. Pour l’instant il est là dans la légèreté du moment. Peut-être la dernière. Lui viennent par bribes les paroles des gens qui s’échangent autour de lui. Elles semblent n’être que les fragments d’un miroir éclaté, qui font échos à son monde intérieur. D’ailleurs tout semble n’être qu’échos. Comme si les gens ne se parlaient que pour exister, sortir d’eux. Sur le pas de la porte, sans jamais s’inviter à entrer à l’intérieur. Sans jamais vraiment s’écouter. Sans que rien vraiment ne s’articule entre eux. Il sourit à l’humour noir d’une jeune femme qui amuse ses amies en leur parlant « d’un jeune homme qui chante super bien…mais maintenant il ne chante plus … Il s’est tiré une balle dans la tête ! » Le rire n’est-il pas dans la chute ?
Tandis qu’à une autre table, une autre jeune femme lit sur son ordinateur l’énoncé de ses rêves et désirs, sous la forme d’un inventaire à la Prévert. Certes, il y a de la poésie, mais ça fait plutôt vrac ou bric à braque, d’une société de consommation où tout est mis sur le même plan : « rencontrer l’amour de sa vie, réussir socialement ou manger une glace à la vanille etc… ». Tandis qu’il l’écoute, ses yeux suivent la silhouette élancée d’une femme qui passe dans la rue. Il l’imagine dans une grande surface, remplissant un chariot. Dans sa rêverie, c’est comme s’il cherchait une place, un espace vide, dans le fatras de ce remplissage en bavardages, objets de consommation, pressions publicitaires ou autres. Comme s’il l’avait toujours cherché, sans jamais le trouver, ce creux, à l’intérieur de l’autre, cet espace libre, réceptif au surgissement de l’inconnu, qui lui permette de se représenter qui il est pour lui. De s’y retrouver en quelque sorte. Pour la première fois, on entendait le mot « over dose » comme un signe catastrophique des temps modernes. Overdose ça veut dire « trop plein ». Trop plein d’un remplissage qui nous déborde, d’un bourrage qui rend fou. Car « trop plein » et « trauma » vont de pair, qui attaque notre capacité à penser. Faisant comme un trou dans le toit de notre maison intérieure. Transformant hommes et femmes en ces « tonneaux percés » des Danaïdes qu’elles devaient (en punition d’un crime commis) sans cesse remplir.
Au tout début de la vie, c’est à l’intérieur de sa mère que l’enfant se cherche. Qu’il cherche sa place, sa place unique, parmi les autres objets qui l’habitent. Ne fut-elle pas son premier berceau et la chambre d’amour où il a été conçu ? Il arrive parfois que dans cette maison de chair qu’est le corps de la femme, l’enfant ait été dans la proximité de fantômes. Les morts dont on n’a pas pu vivre la perte, sont séquestrés dans le corps. Volés à la mort par quelque ruse dont l’Inconscient a le secret. Ils ont été possédés, « in extrémis », dans la consommation d’une passion funeste, puis encryptés en un lieu inaccessible à la conscience. La Mort ainsi flouée reviendra chercher son dû parmi la descendance. C’est une Loi implacable. Qui le sait aujourd’hui ? L’homme moderne est bien trop imbu de son savoir et de sa soit disant rationalité, pour tolérer ce qui lui échappe. À commencer par la Vie (et donc la Vie psychique, spécifique à l’espèce humaine). Bien que la clinique psychanalytique ait découvert cette Loi selon laquelle la place de chacun dans la vie, tient à la place faite aux morts, et que c’est dans le creux de la perte qu’ils nous donnent à vivre, que se construit notre espace psychique … la société de consommation et son Marché du diable (qui ne reposent que sur le « tout profit » de certains et la « toute perte » de la multitude des autres) ne veulent rien en savoir. Et pour cause ! Car c’est au nom de cette Loi, celle là qui nous transcende et fonde notre humanité, qu’ils pourraient être trainés au tribunal des crimes contre l’humanité.
Il y a un fil rouge qui court tout au long de ce film, fait d’un sang qui coule à flots comme d’une hémorragie. Un fil auquel Anders est suspendu. Tels les bébés à la naissance, dont la dépendance totale à ce premier objet qui doit pourvoir à leurs besoins … place la première histoire d’amour qui se joue avec la mère, sous le signe du passionnel. À elle (et grâce à la présence du père, qui dépend, pour un part, de la place qu’elle lui fait) de se prêter à cette expérience fusionnelle, vitale pour l’enfant. Tout en l’accompagnant, progressivement, dans la conquête de son indépendance, tant physique que psychique. Lorsque l’enfant débarque dans une histoire, où, pour X raisons, la fusion avec un objet dont on n’a pas pu se séparer, s’est consommée dans la mort … alors l’expérience originaire de sa première passion pour cet objet dont sa vie dépend … se trouve interdite. Et l’enfant livré (telle Blandine dans la fosse aux lions) à la détresse qu’engendre en lui la dépendance où il se trouve, dès lors que sans écho nulle part. Ne déclenchant chez la mère qui l’a pourtant porté dans sa chair, ce mouvement instinctif d’enveloppement. D’ajustage à ses besoins. De compassion. Èmotion qui est à la source de sa capacité à se représenter ce qu’il vit. Et donc à l’accompagner dans ce temps qu’il lui faut pour faire le deuil de ce fantasme fusionnel. Deuil rendu possible par la découverte de son vrai désir d’autonomie. Faute de cette présence qui l’accompagne, il restera comme suspendu à cet objet passionnel (dès lors que sa vie en dépend) qui s’est révélé vain. Illusoire. L’héroïne du toxicomane ne vient-elle pas donner corps à ce cramponnement à un objet d’autant plus idéalisé qu’il a manqué, et qui répète sans cesse l’effondrement d’une attente illusoire.
Sans doute est-ce le scénario de ce vécu traumatique à l’aurore de sa vie (refoulé dans l’inconscient, et dont seul le corps gardait la trace) qui aura hanté sa relation à la femme. Comme si son besoin fusionnel allait d’avance à sa perte. Le menaçant d’une dépendance mortifère. Hantise qui aura précipité ses mouvements de rupture. Comme pour devancer et donc maîtriser la séparation, telle qu’elle ne pouvait être vécue que sous le signe de l’abandon. De la chute fracassante d’un bébé qu’on aurait laissé tomber de haut. N’est-ce pas ce scénario là qui se révèle lors de ses échanges avec Thomas, dans ce parc où ils déambulent, avant le fameux rendez vous d’embauche. Pour la première fois Thomas lui dit l’appréhension qu’il a eue de le voir « faire une overdose après la séparation d’avec Iselin. »
Un instant Anders lui confie sa crainte « qu’elle ne veuille plus le voir ».
Puis il se ressaisit. « C’est moi qui n’avait plus de sentiment pour Iselin. » J’étais content de voir Malin (une autre jeune femme de leur bande). Mais ensuite je ne me souvenais plus pourquoi j’étais content. »
Thomas lui rappelle « qu’il était raide dingue d’Iselin ! »
(Sans doute aura-t-il trompé cette passion pour Iselin, par cet autre objet, illusoire. Fonction qu’aura tenue Malin)
Ce à quoi Anders répond qu’il « a commencé à se shooter à ce moment là, au début de sa relation avec Yselin ».
Thomas lui raconte combien elle tenait à lui. Lorsqu’il disparaissait, elle était folle d’inquiétude à l’idée qu’il ait fait une overdose. Alors elle lui demandait de le chercher. Puis un jour il en a eu assez de vivre avec cette peur de le perdre.
« Je me suis éloigné à ce moment là » lui avoue Thomas.
« Iselin » : nous venions de mettre un nom à cette jeune femme qui figurait sur des photos accrochées au mur de sa chambre dans la maison de soin. Ils étaient alors ensemble, un couple d’amoureux.
S’éclairait dans le même temps, l’une des premières images du film, qui nous avait laissée une impression étrange. Dans l’obscurité glauque d’une pièce qui pouvait être tout autant une chambre mortuaire, que celle d’un hôpital ou d’une maison de passe, un homme aux contours flous, assis sur un lit, enfile ses habits. Il jette un coup d’œil par la fenêtre qui donne sur une voie à grande circulation. La première sensation que nous avions eu du drap qui recouvre le lit était d’un blanc synthétique. Comme de ces sacs où l’on couche les morts. Puis un visage de femme tout ensommeillé s’était dessiné qui nous avait sorti de la confusion. Le jour se levait, l’homme s’en allait. Elle ne le retenait pas, ni d’un geste de tendresse, ni d’un baiser. Sa journée du 31 Aout commençait ainsi. Il avait couché avec Malin. Mais il n’avait rien senti. C’est du moins ce qu’il avait confié à Thomas dans les premiers instants de leur rencontre. Il ne lui en avait pas dit plus. Nous seuls, savions, que c’était après cette nuit là qu’il avait filé vers la forêt où se trouvait l’étang et les cailloux et la grosse pierre…
Ètais-ce le fait que Thomas lui ait dit combien Iselin avait tenu à lui, combien elle l’avait cherché, qui aura déclenché en lui ces appels qu’il lui adresse tout au long de la journée. De plus en plus pressants. Comme si, pour quelques instants encore, il voulait croire qu’elle pourrait le sauver de la mort qu’il avait sur les talons. Cette mort qui le pressait de se rendre. Qui l’oppressait. Sans le savoir il remontait le temps. Il appelait comme appellent les nouveau nés dans l’espoir fou qu’il y ait quelqu’un au bout du fil. Que son cri ne lui renvoie pas que l’écho de l’absence. Il appelait comme si l’histoire pouvait s’effacer et se rejouer autrement. Mais Iselin était ailleurs, très loin dans un autre pays (à New York ?). Il est tard, très tard s’inquiète-t-il, du fait du décalage horaire. Il était trop tard. Les jeux étaient faits. Il n’empêche qu’il allait s’accrocher à ce fil jusqu’au bout du jour. Comme s’il voulait, avant de rentrer dans sa nuit définitive, entendre sa voix. Une dernière fois. Et lui dire un ultime adieu.
Maintenant, il était temps d’aller à ce rendez vous avec sa sœur. On le voit assis à une table, dans une grande salle de restaurant où il est le seul client. Il semble perdu comme en un no man’s land. Le lieu est d’un certain standing qui nous fait percevoir le décalage, ou plutôt le fossé qui sépare les mondes. Celui de sa famille qu’évoque ce lieu de rendez vous, et celui aux urgences dans lequel il se trouve. La jeune femme qui débarque est la compagne de sa sœur. Elle l’a envoyée à sa place. « Où est Nina ? » demande Anders qui pressent un coup fourré. « Elle est retenue dans une réunion de travail au Ministère des affaires étrangères ». Il n’en croit pas un mot. Il y a anguille sous roche. Elle finit par lui dire la vérité. Nina est chez elle. Elle ne viendra pas. « Ca l’inquiète que tu sortes ». Tout en lui signifiant paradoxalement « qu’elle est fière de lui. Qu’il s’en soit sorti ».
Dans quel enfermement faudrait-il qu’il se maintienne pour que la famille soit tranquille ? Quel danger représente-il ? Quel monstre enfermé dans la boite à Pandore familiale se serait échappé lors de sa venue au monde et qu’il incarnerait ? Parmi les petites touches de ce cinéma impressionniste, il y a ce moment où la jeune femme qui vient de rejoindre Anders demande qu’on lui serve une « bruccheta ». Il la reprend sur sa prononciation. Comme si elle avait émasculé le mot en disant un che au lieu du K. « On dit « bruKetta » avec un K . Le K de coupure. Nous pourrions poursuivre en lui disant que c’est aussi le marquage du sexe qu’il revendique. Puisque « sexe » vient de « section ». Et qu’en l’occurrence l’homme n’accède à son « identité sexuée » qu’en intégrant la coupure qu’impose le terme des choses. Quelque chose de la mort qui n’arrive pas seulement à la fin de la vie, mais à la naissance. Anders est déjà parti. Il a réglé sa boisson. Récupéré les clefs de la maison de ses parents qu’elle avait hésité à lui donner, toujours sur les directives de Nina.
Il déambule dans la ville, où l’espace devient le temps qu’il remonte. Dans sa rêverie, il revisite des instants avec les siens, comme une façon de les quitter. Il entre dans une salle où Nina, petite fille, joue du violon lors d’un concert. Il est ému et fier de sa petite sœur. Plus tard dans un parc (peut-être celui où Thomas avait vu récemment ses parents) il énumère certaines caractéristiques de chacun. Son père qui fait la sourde oreille lorsqu’il ne veut pas entendre …etc. Sa mère qui a du mépris pour les gens qui ne s’expriment pas bien, etc. Leur respect pour sa vie privée. « Peut-être trop » se dit-il. Ce qu’ils lui ont appris (en tant qu’éducateurs). Sa mère, à ranger les choses, etc. Son père, à faire du vélo, mais aussi à tricher sur les limitations de vitesse … etc. Et puis, enfin, ce qu’ils ne lui ont pas dit. Par exemple « comment des amis, des proches, peuvent devenir des étrangers ». Mais peut-être aussi : comment on peut devenir étranger à soi-même. Ou encore comment on peut être habité par quelque chose qui nous est étranger. Comme un fantôme appartenant à un passé non révolu.
Ce matin, lorsque Thomas lui avait proposé de venir à la fête d’anniversaire d’une amie qu’ils avaient en commun … il avait repoussé cette éventualité. Sans doute pressentait-il qu’une immersion dans la bande d’autrefois lui ferait encore plus sentir qu’il était en rade. Certains avaient une famille et des enfants. Une profession. Ils étaient ailleurs, dans un monde où il ne pouvait les rejoindre. En ce rendant à cette fête, il serait accueilli comme un fantôme, un revenant. À moins que ce ne soit le fantôme de lui, cet Anders du passé, qu’il risquait de retrouver. Car c’était dans ce genre de fêtes, qu’au fil de la nuit, d’une boîte à l’autre, dans des ambiances de « rave partie » on faisait péter les murs intérieurs qui nous séparent les uns des autres, et nous enferment comme derrière les barreaux d’une prison. La coke ou l’héroïne, c’était aussi efficace que de la dynamite. Certes, après le moment d’extase, la porte de l’enfer s’ouvrait en un gouffre où l’on glissait, sans pouvoir vraiment en revenir.
Or voici que ses pas le mènent dans cette fête à laquelle Thomas l’a invité. Mais Thomas n’est pas là. Il y retrouve des amis, comme cette femme, Mirjean, dont c’est l’anniversaire, et avec laquelle il semble avoir eu jadis une relation amoureuse. Leur rencontre fait l’effet d’un miroir de détresse où chacun voit la sienne à l’intérieur de l’autre. Dans un baiser qu’il lui vole, il a une fois encore, une dernière fois, tenté cette impossible fusion à l’intérieur de la femme où il voudrait se réfugier. Aussitôt après il appelle Iselin à son secours. « Tu me manques. Je vais venir. Je peux quitter Oslo. Je travaillerai pendant que tu feras tes études. Tu m’as dit que tu m’aimais. Si tu as encore des sentiments pour moi, fais moi signe. » Mais Iselin ne répond pas. Thomas, quand à lui, n’est pas venu. Il lui a fait faux bond. Tout comme Nina.
Plus tard dans la soirée, parmi ce monde de faux semblants, il fait la connaissance d’une môme qui a encore toute la fraicheur de l’enfance. Lorsqu’elle lui demande ce qu’il fait dans la vie, il lui répond tout de go « qu’il est un looser ». « Je bois. Je cherche quelqu’un qui pourrait me consoler. » « Quelqu’un comme moi » lui suggère-t-elle avec espièglerie. Lorsqu’au bout de la nuit, installé sur le porte-bagage de sa mobylette, il s’abandonne à la douceur de cet enlacement où il la tient … il a dans la poche de sa veste, « celle là » qui ne risque pas de lui faire faux bond. Celle là avec laquelle il partira pour un voyage sans retour. Il l’a dans la poche. Il la tient. Personne ne s’en doute. Le jour se lève. On arrive dans un lieu d’Oslo réputé pour son effet « d’écho » avec lequel ils jouent. Comme c’est le dernier jour de l’été on profite de la piscine qui sera vidée demain. On se déshabille en vitesse, on plonge avec ravissement … Anders est pris dans l’élan. Il trébuche. Comme si son pied l’avait rappelé à l’ordre. La petite môme délicieuse l’appelle : « Anders, viens, je n’y vais pas sans toi ! ». Et du bassin où elle a fini par plonger : « Allez viens ! ». Le sourire avec lequel il lui répond illumine un instant son visage. Avec les premiers rayons du soleil le jour se lève. Il n’est déjà plus là. Il est sur le chemin que, dans un instant, il va prendre pour rejoindre la maison de ses parents. Personne ne l’a vu se lever ni partir. Il a disparu.
Il a tourné la clef dans la serrure. Et voici qu’il est là debout, dans le salon, en leur absence. C’est une pièce claire, il y a de la douceur dans la lumière. La présence d’objets d’art, de peintures, de statuettes, de livres, témoigne du goût de ses parents pour ces choses de la culture. De toute évidence, ils ont commencé à faire les cartons en vue de leur déménagement, mais c’est tranquille. Sur une table il y a, dans un joli désordre, des photos de famille. Anders se dirige vers le piano. Il cherche une partition. D’où vient cette musique qu’il a choisie. Est-elle liée à un souvenir ? Il se met à la jouer, bute sur quelques notes, sans que cela ne gâche l’émotion qui s’empare de nous à l’écouter. On voudrait lui dire : ça ne fait rien si ça n’est pas parfait. Ta maladresse fait partie de cette musique qui nous touche jusqu’à la moelle. Continue de jouer. Surtout ne t’arrêtes pas! Mais il s’arrête. La sonate inachevée qu’il nous a donnée à entendre n’était que la petite musique intérieure de sa vie qui allait s’achever là, inaboutie.
Il était temps pour lui de sortir de sa poche cette maîtresse d’outre tombe qui allait lui donner le repos éternel. Il s’assoie sur le lit dans une chambre qui ouvre sur le salon. Est-ce la chambre des parents ? Une bouffée d’émotion s’empare de nous à la vision de ce lit qui reprend soudain sa dimension symbolique. Intemporelle. Comme étant le lieu des amours qui nous ont conçu, celui de la naissance et celui de la mort. Il se la donne à lui-même, comme si ces deux mots « amour » et « mort » étaient fusionnés dans son sang … depuis quand ? Tandis qu’elle s’immisce dans son corps, on le voit se recroqueviller, s’effondrer, tel une voiture pliée sous le choc d’un accident. « On dira que c’est une overdose » avait-il dit à Thomas. La réponse sera toute trouvée. On n’aura pas besoin de chercher ailleurs ce qui arrivé à Anders.
C’est cet « ailleurs » auquel nous ouvre le film de Joachim Trier. Nous engageant par petites touches dans une « traversée des apparences » qu’Anders n’aura pu réaliser. Traversée impossible lorsque le besoin de l’enfant, qui est de trouver sa place dans le cours de l’histoire qui l’a précédé - car c’est de là que se noue l’arrimage et le décollage du sens de nos vies - se heurte au silence familial. Telle une voie barrée par quelque cerbère qui en interdit le passage. « La traversée des apparences » … il se trouve que c’est le titre d’un livre de Virginia Woolf. Celui là même qui éclaire son naufrage final (la noyade du petit chat) plaçé sous le signe d’une impossible … traversée des apparences. Dès lors qu’interdite par cette Loi du silence qui sévit dans l’Inconscient familial. Pour quelque raison « incestueuse » qui renvoie, jusques dans l’étymologie du mot, à la transgression des limites que nous impose la Vie. Et donc la mort. Les deux allant de pair. Certes, le mystère de ce qui est arrivé à Anders reste entier. Mais grâce à ce cinéma là, il se met à exister. Il retrouve sa place, nous autorisant à ne pas nous en tenir aux apparences.
Dans la salle obscure du cinéma où s’allume la lanterne magique, les images qu’elle projette fonctionnent comme le rêve nocturne lorsqu’il nous parvient au réveil après avoir franchi la censure du refoulement. Il faut savoir que c’est par le détour de ce travail du rêve que nous avons accès à la partie de la réalité qui ne peut se voir. Peut-on voir le passé d’où nous venons ... et qui pourtant nous fonde? Les premières minutes du film faisaient parler la ville d’Oslo à travers les souvenirs de ses habitants. Nous étions comme devant la palette d’un peintre posant ses touches jusqu’à celle finale qui serait, tel un point aveugle, éclairé par les autres. Aucune histoire ne peut s’éclairer en dehors du contexte qui l’a précédée et sans ces fragments de mémoire des autres qui sont les morceaux épars d’un puzzle. Parmi ces souvenirs égrainés au fil de notre traversée d’Oslo, il en est un, le dernier, qui nous avait fait pressentir le pire. « Je me souviens » disait la voix, « du jour où l’on a rasé la tour Philippe ». La vision impressionnante de cet effondrement, nous aura permis de nous figurer la catastrophe interne dans laquelle se trouvait Anders, jusqu’à son effondrement final. Nous menant à rêver en terme d’architecture la façon dont les êtres se construisent. Ce qui fait leur solidité, leur intégrité, ou ce qui leur en donne l’accès impossible. Merci pour ce cinéma là. Danièle Dravet - Avril 2012 -
Billet de blog 23 avril 2012
À propos du film de Joachim Trier
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