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Billet de blog 14 septembre 2023

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Sur la résistance des peuples autochtones contre les mégaprojets : tirer le frein d’urgence

Plus qu'une lutte contre l'accaparement des territoires, la militarisation et la destruction de l'environnement, la résistance des peuples autochtones contre les mégaprojets - corridor interocéanique et train maya dans le sud du Mexique - est une révolte contre un système déjà au bord du gouffre et qui s'y dirige encore plus vite. 

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Un jour d'avril 2023 : à l'aube, le bourdonnement des cigales se change en pépiement d'oiseaux, le soleil perce à travers de minces nuages, parcourt les montagnes boisés et baigne de sa chaude lumière la clairière dissimulée d'un ranch occupé, près de Pijijiapan dans la région du Chiapas. Des dizaines de hamacs s'agitent lorsque 100 participants de la caravane "Le Sud résiste" se lèvent pour entamer leur mobilisation de dix jours contre les mégaprojets "train Maya" et "corridor interocéanique" dans le sud/sud-est du Mexique. Au cours des prochains jours, le long de leur route à travers les états du Chiapas, Oaxaca, Veracruz, Tabasco, Campeche, Yucatán et Quintana Roo, leur nombre atteindra les 250. Ils seront accueillis par plus de 1200 personnes lors des derniers jours de la caravane, à l'université zapatiste CIDECI à San Cristobal de las Casas. Seront présent des communautés locales, des collectifs, des comités et des organisations, des médias, des observateurs des droits humains ainsi que des internationalistes venant de toutes parts.

La caravane réunit les mouvements de résistance contre un "réaménagement territorial" qui va bien au-delà des lignes de chemin de fer du "train Maya" et du "corridor interocéanique". Ces deux mégaprojets sont interconnectés et ouvrent l’entièreté du sud/sud-est du Mexique à un "progrès" qui ne bénéficient qu'à une minorité. Par le biais des grands ports situés sur les deux océans (Atlantique et Pacifique), qui seront agrandis et connectés, par de nouvelles routes, par des lignes de train (de marchandises) et des aéroports, s'interconnectent d’énormes parcs industriels avec des usines, des raffineries, des monocultures et des parcs énergétiques, couplé à du tourisme de masse et de l'élevage - là où plus de 40 peuples autochtones protègent jusqu'à aujourd'hui certains des écosystèmes les plus riches en biodiversité du monde.

Leur voyage durant la caravane les a menés à travers la douleur et l'espoir, le deuil et la lutte. A El Progreso et Tonola, le Consejo Autónomo Regional Zona Costa de Chiapas se défend face aux projets de fracking et de gazoducs, ainsi qu’ aux tarifs d'électricité exorbitants. Les Otomi, dont certains occupent l'ancien institut des indigènes, rebaptisé "Casa de los Pueblos Samir Flores" en mémoire du compagnon assassiné en 2019, se défendent face à l'expulsion de leurs terres. A Puente Madera, une communauté organisée : "le phare de la résistance dans l'isthme d'Oaxaca", se défend contre l'un des cinq parcs industriels prévus au sein du mégaprojet du corridor interocéanique, qui transformerait le Cierro Pitayal, leur territoire fertile et sacré, en un désert fait d'asphalte et d'usines. Ici, des centaines de personnes venant de nombreuses communautés se réunissent pour partager leurs expériences et leurs stratégies : contre les implantations de parcs éoliens qui, dans un exemple perfide de colonialisme dans l’ère du "capitalisme vert", dérobent des populations autochtones de leurs terres, qui offraient protection à d’uniques écosystèmes, pour ensuite fournir de l'électricité à bas prix aux grandes usines de l'industrie textile ou alimentaire, alors que les mêmes communautés n'ont pas accès à l’électricité ; contre l'exploitation minière destructrice, contre les gazoducs, contre les monocultures, contre la destruction de la forêt tropicale de Chimalapa, contre les barrages voleurs d'eau, contre la contamination des derniers fleuves, lacs et mers intacts.

La conquête capitaliste des territoires des communautés s'accompagne d'une militarisation massive et d'une augmentation extrême du crime organisé par les cartels. Alors que les forces armées, sous l'actuel président Andrés Manuel López Obrador (AMLO), obtiennent de plus en plus de pouvoirs (elles construisent et gèrent les mégaprojets dont elles perçoivent les bénéfices), les cartels s'emparent des territoires récemment ouverts, où le trafic de drogue, d'êtres humains, d'armes et d'animaux entre soudainement en jeu. L’armée ainsi que les cartels s'attaquent, en outre, avec une brutalité déshumanisée, aux migrants qui, fuyant la souffrance et la destruction en Amérique centrale et du Sud ainsi que dans les Caraïbes, font de cette région convoitée l'un des plus grands couloirs migratoires du monde. Pour les migrants, les grands projets de l'armée s'accompagnent d'un filtre raciste : certains sont arrêtés, d'autres emprisonnés, d'autres assassinés et d'autres encore exploités comme main-d'œuvre bon marché sur les chantiers, tout comme la population autochtone qui doit faire le ménage dans les hôtels, tandis que l'on présente leur culture aux touristes comme morte dans de vieilles pyramides.

Dans le campement de "Tierra y Libertad" près de Mogoñé Viejo, plus de 26 communes se défendent ensemble face au "train interocéanique" qui les dérobent de leurs terres et positionne les troupes de la Marine à leurs portes. A Oteapan, dans l'Etat de Veracruz, les habitants luttent contre les mines, contre les immenses déchetteries, contre les dépôts de résidus hautement toxiques des raffineries de pétrole sur leurs terres, contre la privatisation de leur eau et contre de nouveaux parcs industriels. A Tabasco, les habitants se battent contre les grandes raffineries qui volent les terres des petits paysans et empoisonnent le reste, contre l'augmentation des féminicides et la violence contre les migrants, contre la suspension des salaires des enseignants ou les mesures prises par l'Etat contre les plus pauvres de la ville. Dans la commune d'"El Bosque", au bord du golfe du Mexique, le changement climatique a déjà englouti le petit village de pêcheurs, mais la résistance des habitants n'a pas été anéantie.

Ils sont les témoins de l'injustice (climatique) : ici ils ont le moins contribué à la montée du niveau de la mer, et pourtant c'est ici qu'ils sont, avant tous les autres, victimes des vagues qui s'engouffrent dans leurs anciens salons, écoles et églises. Pendant qu'ils attendent d'être relogés, la plage de Cancún est remblayée avec du sable nouveau - afin que le paradis de vacances des Blancs ne disparaisse pas lui aussi sous les eaux. Nous parlons de la partie de la côte (frappée par des ouragans et des inondations) où, dans le cadre du "corridor interocéanique" et du "train maya", de nouvelles plates-formes pétrolières et de nouveaux complexes hôteliers doivent être construits dans la mer ou à quelques mètres de celle-ci.

A Candelaria, où la rivière est déjà victime du grand chantier, on se bat contre le train. La situation est semblable à Valladolid, où les dernières sources d'eau (y compris dans les systèmes de grottes et de rivières souterraines des "cenotes") sont contaminées et où les maisons sont rasées, tandis que dans les zones plus urbaines, la gentrification et les expulsions vont de pair. A Xpujil, on lutte contre la déforestation massive de la forêt tropicale maya, la mise en danger des sites archéologiques, l'implantation d'immenses fermes d'engraissement et contre l'armée. En un an seulement, la petite commune s'est transformée en un véritable bastion comprenant des soldats des forces armées régulières, de la garde nationale, de la police ainsi que des cartels. Au Centro Comunitario Maya U Kúuchil K Ch'i'ibalo'on, le centre communautaire d'art et de culture maya Raxalay Mayab At, une union historique des Sinti et des Roms avec les peuples mayas établit des parallèles : la douleur du génocide et la lutte actuelle contre l'oubli. Des responsables communs sont également nommés comme la Deutsche Bahn (société nationale des trains allemands).

Avec sa filiale "DB Consulting & Engineering", l'entreprise nationale allemande participe à la construcution du train "Maya" - tandis que d'autres multinationales et le gouvernement allemand développent les parcs industriels et énergétiques à caractère colonial dans l'isthme de Tehuantepec et attendent avec impatience le développement des ports qui doivent leur fournir du gaz liquide. Ils sont co-responsables d'un écocide : les mégaprojets menacent les dernières grandes forêts tropicales, le deuxième plus grand récif corallien du monde, les mangroves et la plus grande réserve d'eau douce du pays.

Au milieu de la catastrophe climatique mondiale et des extinctions de masse, les multinationales, soutenues par des gouvernements qui se disent "de gauche", "verts" ou "progressistes", poursuivent inlassablement l'exploitation des derniers écosystèmes intacts et l'anéantissement des meilleurs protecteurs de ces écosystèmes : les communautés autochtones. Mais celles-ci résistent : "Nous ne montons pas dans ce train du progrès parce que nous savons que ses stations sont la décadence, la guerre, la destruction et son terminus, la catastrophe", proclament les délégués du CNI lors de la manifestation finale de la caravane à Palenque - de retour au Chiapas, là où doit commencé le "train maya".

Beaucoup sont affectés par la catastrophe alors qu'ils et elles tentent de se rebeller contre. On écoute, pendant la caravane, le cas du zapatiste Manuel Vasquez, emprisonné et torturé alors qu'innocent, contraint de passer ses 21e et 22e anniversaires en prison. Nous commémorons l'assassinat de l'activiste Samir Flores, qui luttait contre le mégaprojet "Integral Morelos". Les activistes venus de la région de Guerrero rapportent que 40 personnes ont été assassinées et 20 ont disparu ces dernières années tandis que les activistes Tsetal signalent des actes de torture récents et des massacres impunis. Des dizaines de participants à la caravane du "Sud qui résiste" reçoivent des menaces de mort ou font l'objet de mandats d'arrêt injustifiés. Des activistes d'Eloxchitlán réclament toujours la libération de leurs filles et de leurs pères emprisonnés et torturés. Dans le camp de contestation "Tierra y Libertad", nous commémorons l'assassinat de Bety Cariño et de l'observateur des droits de l'homme qui l'accompagnait, Jyri Jaakkola, qui se rendaient au secours de la communauté de San Juan Copala, menacée par les paramilitaires. Quelques heures seulement après la visite de la caravane dans cet impressionnant espace d'autogestion autochtone, des éléments de l'armée, de la garde nationale et de la police, lourdement armés et cagoulés, entrèrent de force dans le camp. En réponse aux violences, à la destruction et à l'enlèvement de six "compas" du campement. Une vague de solidarité nationale et internationale conduira à la libération des personnes arrêtées, à la reconstruction immédiate du campement et au retour du blocage.

Plus qu'une lutte contre l'accaparement des territoires, la militarisation et la destruction de l'environnement, c’est une révolte contre un système déjà au bord du gouffre et qui s'y dirige encore plus vite.
Walter Benjamin a écrit, avant sa mort causée par le nazisme et en réponse à la thèse de "la révolution comme locomotive de l'histoire", de Marx : "Il se peut que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par l’humanité qui voyage dans ce train, de tirer le frein d’urgence".

Il est de notre devoir, nous qui vivons à l'ombre des sièges d’entreprises et des bureaux des responsables, de tirer ce frein d'urgence. Au lieu de parler de l'union de la "croissance économique et de la protection du climat " ou du " capitalisme vert ", alors qu'El Bosque dans la région de Tabasco (et l'Italie, et la vallée de l'Ahr en Allemagne...) est engloutie par les eaux, alors qu'ailleurs l'eau disparaît, et alors que ceux qui ont déjà perdu leurs moyens de subsistance sont assassinés et laissés pour morts noyés sous les eaux.


Information sur l'auteur:
Victor (traduit de l'allemand)
Victor fait partie d'un groupe de recherche sur les impacts des entreprises européennes dans les territoires autochtoness et accompagne actuellement la résistance des peuples autochtones dans le sud du Mexique.

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