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Billet de blog 1 février 2025

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Le mage Knopfler

Un concert de Mark Knopfler en 2015, un automne à Montréal, et soudain tout s’éclaire : la guitare devient boussole intime, la musique une carte sensible, et Knopfler le messager discret d’une histoire d’amour sensorielle entre une ville rêvée et une vie en musique.

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Je viens de réaliser que Mark Knopfler, avec son concert de la tournée Tracker, me replonge instantanément dans une sensation familière, celle d’être à Montréal. Un simple hasard m’amène à lancer le live sur l’écran, et voilà que s’ouvrent devant moi les balbutiements d’une période inoubliable. Les impressions affluent comme un écho d’Octobre 2015, mois de lumière rasante, de feuillages cuivrés et de frissons nouveaux. C’était le début de l’automne à Montréal, et Mark jouait à la salle Wilfrid-Pelletier, Place des Arts.

J’avais mon billet en main depuis une semaine, palpitante, à l’idée de voir enfin en chair et en os le leader de Dire Straits. Une excitation presque adolescente, nourrie par l’incertitude : que chanterait-il ce soir-là ? Knopfler sans son groupe me paraissait alors une idée bancale, presque fade. Et un nouvel album ? À vrai dire, je n’en attendais pas grand-chose. J’espérais entendre ces classiques dont je ne me lasse jamais : Romeo and Juliet, Once Upon a Time in the West, Telegraph Road, Tunnel of Love, Private Investigations, Your Latest Trick… Mais en réalité, j’y suis allée pour lui. Pour Mark. Et cette seule présence valait toutes les récompenses.

Je suis sortie du concert surexcitée. Saisie. Transportée. J’avais découvert des chansons que je ne connaissais pas, et surtout j’avais vu, de mes propres yeux, cette histoire d’amour silencieuse, vibrante, entre Mark et sa guitare. Une complicité qui dépasse le langage. Mark et sa guitare, c’est comme moi et l’optimisme : une sorte d’évidence, une inclination native.

Dès le lendemain matin, je me branche sur YouTube. La tournée 2015 bat déjà son plein dans plusieurs villes, et je replonge tête la première dans l’ivresse de la veille. Les images défilent, les notes m’enveloppent. Je revois Mark, son jeu de scène épuré, son regard concentré, sa présence habitée. Il sourit, respire la connivence. Et surtout, il partage la lumière avec ses musiciens. Aucun ne reste en retrait. C’est une symphonie de générosité orchestrée par un chef discret mais intense. Ce qui me bouleverse le plus, c’est cette relation fusionnelle entre l’homme et son instrument : cette guitare qui semble comprendre chaque battement de son cœur, et qui répond à l’unisson.

Le concert s’était teinté de la magie de l’été indien montréalais, qui transcendait tout — les rues, l’air, les visages. Une ville qui fait vibrer mon cœur à chaque visite, comme si elle contenait en elle toutes les couleurs primordiales de ma vie. Et pourtant, mon amour pour elle remonte à 1992. Une révélation tombée du ciel, 7000 kilomètres plus loin, sans jamais y avoir mis les pieds. Un coup de foudre silencieux, imprévisible.

Étrangement, ce concert Tracker m’a permis de comprendre que Mark Knopfler faisait partie de cette mémoire sensorielle de Montréal. Comme si sa voix, sa musique, avaient voyagé avec moi toutes ces années pour enfin se révéler là-bas, au bon moment. Une immersion quotidienne s’est installée, comme une respiration nouvelle. Une histoire parallèle, intime, qui suivait la trajectoire de Mark et de sa guitare, cette alliance intrigante, palpitante, jouissive.

Deux jours après le concert, je rentrais chez moi. Le quotidien reprenait ses droits, mais moi j’étais encore habitée — ou plutôt "perfusée" — par les senteurs, les couleurs et l’énergie de Montréal. Cette ville ne m’a jamais quittée, et mes souvenirs se gravaient désormais sur une bande-son aux accents knopflériens. Moi, la fan de toujours, j’avais enfin vu — en vrai — l’icône rock indémodable de ces quarante dernières années. Quel bonheur !

L’album Tracker tournait en boucle dans ma voiture. Le live de Paris 2015, celui de Taormina, devenaient des relais de mémoire. À chaque écoute, j’étais là, dans la salle. Je voyais Mark, ses doigts danser sur le manche, sa silhouette concentrée dans la pénombre des projecteurs. Je ressentais chaque note, chaque vibration. La magie se régénérait intacte.

Et pourtant… j’avais craint le contraire. À force de voir ses live depuis deux décennies sur mon écran, je redoutais une forme de saturation. Une désillusion. Allais-je vivre ce concert comme une simple rediffusion ? Et puis non. Diantre, non ! Même du haut du balcon, à des mètres de lui, je l’ai vu. Je l’ai senti. J’étais dans la salle Wilfrid-Pelletier, dans le même air que lui, à vibrer à l’unisson avec ce rockeur discret, iconoclaste et incandescent.

Je me suis souvent demandé pourquoi j’aimais autant la musique de Dire Straits. Découverte à mes 18 ans, alors qu’elle appartenait à une époque qui n’était pas la mienne. D’ordinaire, ce sont les paroles qui me captivent dans une chanson, quelle que soit la langue. Il me suffit de deux écoutes pour en saisir l’essence. Mais avec Dire Straits, c’est la musique elle-même qui parle. Elle est la première parole. La vraie.

Mark chante vite. Il marmonne parfois. Il sculpte sa voix comme un instrument de plus, la glissant dans le flux sonore, épousant la guitare, l’orchestre. Les morceaux que je préfère sont longs, souvent extraits de concerts, de véritables odyssées musicales : Alchemy, On the Night, Live at the BBC... Dix minutes de pure transe. On y entend des envolées de guitare délirantes, des surgissements de saxophone, le velours du synthé, et depuis quelques années, une touche celte, irlandaise, écossaise. Une panoplie d’instruments venus d’ailleurs, mais parfaitement à leur place ici.

Il y a quelque chose de romantique, presque érotique, dans cette musique. Par ses changements de rythmes, ses modulations imprévues, Mark raconte une histoire d’amour. Ou plutôt, il la joue. Et moi, j’écoute, je ressens, je plonge. Je me laisse porter.

J’ai cru, longtemps, que mon obsession relevait simplement du rock. Quelle erreur. Ce que je vivais, c’était un état amoureux. Pur. Absolu. Knopfler m’accompagnait dans cette exploration de l’amour, sans que je sache vraiment ce que je cherchais. Et aujourd’hui encore, je me retrouve comme l’adolescente d’autrefois, stupéfaite de redécouvrir cette musique qui n’a cessé de traverser ma vie pour en devenir la révélation ultime.

Mark devait être à Montréal, durant cet automne 2015, pour que je comprenne enfin. Il m’avait envoyé des signes depuis des années. Et c’est là, dans cette salle, que j’ai enfin déchiffré le message. Il est devenu messager, passeur, de cette histoire d’amour insensée entre moi et Montréal.

Ça paraît invraisemblable, mais je le sais désormais : les signes étaient là, constants, discrets, persistants. Et maintenant, je les restitue enfin.

Revenons à Tracker. Rien que le titre est une révélation : "pisteur", "traqueur", "chercheur d’indices". Tout un programme. Et mon album préféré reste Alchemy. L’alchimie d’abord, puis le tracé. C’est limpide.

Et puis, quand j’écoute Postcards from Paraguay, j’entends une lettre d’amour. Même si les paroles parlent d’autre chose, la sensualité musicale me dit tout autre chose. Quelle que soit la thématique, Mark a cette façon de susurrer, de souffler, d’aspirer ses mots, qui me laisse sans défense.

Father and Son, aussi. Un titre qui semble loin du sentiment amoureux. Mais la musique, plus encore que les paroles, y déploie une tendresse, une vulnérabilité bouleversante. Elle change de rythme, de registre, et c’est un pur enchantement pour les cœurs sensibles.

Comment décrire cette ambiance ? Elle m’échappe. Elle est là, pourtant. Elle a accompagné ma découverte de Montréal. Et ce n’est pas un hasard si Alchemy fut toujours un disque particulier pour moi. Aujourd’hui, Tracker en est le sceau. L’ultime confirmation.

Je n’avais pas réécouté ce live depuis longtemps. Je pensais avoir atteint la satiété. Mais non. Une surprise m’attendait encore.

Mark Knopfler est le compositeur invisible de cette bande-son amoureuse, entre Montréal et moi. Une histoire improbable, commencée à mes 20 ans, et qui n’a cessé de se réécrire depuis 2012, à coups de synchronicités troublantes.

Entre Montréal et moi, il y a ce lien presque mystique. Une harmonie secrète, comme celle qui unit le guitariste à son bijou sonore. C’est l’histoire d’une rencontre. Une grande rencontre. Et elle a commencé il y a bien longtemps.

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