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Billet de blog 7 mars 2025

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"Il Francese" ou comment Jean-Louis Murat m’a raconté la France – moi, l’Algérienne

Moi, l’Algérienne, j’ai entendu Jean-Louis Murat murmurer la France comme on murmure un pays perdu. Dans Il Francese, l’identité vacille, le chant devient exil. Et dans cette étrangeté, j’ai trouvé un reflet.

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Illustration 1

Par une nuit de 2025, dans une France où l’identité nationale est devenue une matière inflammable, j’ai repensé à Jean-Louis Murat parlant de ce que cela signifie, "être Français". C’était à l’occasion de la sortie de son album Il Francese en 2018. Et ce qu’il disait m’a retournée. En tant qu’Algérienne, j’aurais pu passer mon tour. Et pourtant, non : ce fut une révélation.

Jean-Louis Murat. Ce nom sonne comme un rocher d’Auvergne dressé dans le silence, entre volcan éteint et colères anciennes. Un prophète sans temple, au verbe acéré, qui parlait de la France comme d’un amant blessé. En 2025 comme en 2018, peu écoutent encore ce visionnaire indocile. Et pourtant, réentendre aujourd’hui Il Francese, c’est lire la France dans un miroir de brume – entre Histoire, hip-hop et nostalgie politique.

Cédric Rouquette, dans Magic, revue pop moderne, l’écrivait sans détour :

"Murat avait un profond sens de l’Histoire, politique et familiale, un souci d’enracinement qui a pu susciter chez lui diverses formes de nostalgie (dont il se méfiait)."

Murat, ce n’est pas seulement un chanteur. C’est un Il Francese, un "étranger français étrange" comme le titrait France Inter en octobre 2018. Ce surnom, c’est d’abord celui qu’on donnait à Joachim Murat, beau-frère de Napoléon et roi de Naples. Mais ici, Il Francese, c’est l’Auvergnat funky qui digère le hip-hop et crache la chanson française par tous les volcans de son crâne. Un étranger dans sa propre langue, son propre pays.

Et moi, l’étrangère de naissance, je m’y suis reconnue.


Europe, identité, chanson : le repli ou le ressassement

Sur cette France-là, Murat avait tout vu venir. L’échec du rêve européen. Le repli frileux vers une identité mythifiée. Et cette sensation de "ressassement", surtout dans la chanson française, cette zone où les mots sont censés brûler mais souvent se contentent de tiédir.

"L’Europe c’est une tragédie", lâchait-il en 2003. "Bon, j’ai écrit des chansons pro-européennes, j’avais proposé à Julien Clerc un texte pro-européen : Je suis un européen. Heureusement qu’il ne l’a jamais enregistré !"

Il balance, Murat. Il doute. Il se contredit. Il refuse les postures – trop inconfortables pour son dos d’Auvergnat montagnard.


"Je me sens de moins en moins français"

En 2006, il raconte Taormina, son amour de la Sicile.

"Ça ressemble à chez nous, à la chaîne des Puys. Alors je suis sicilien, de Corleone, du Sud."

L’homme du Puy-de-Dôme se découvre une âme de Napolitain. Il parle de roche Sanadoire, de roche Tuilière, et de ce goût du Sud, viscéral, solaire, comme un rejet de la mélancolie nordique :

"On flashe sur le modèle suédois, le modèle danois, alors qu’on s’y emmerde comme dans un film de Bergman."

Et il ajoute, foudroyant :

"Je me sens de moins en moins français. J’ai regardé la finale de la Coupe du monde de foot avec le maillot italien sur le dos. Je retrouve mon identité en étant étranger. Je détricote l’identité et je prends l’option de l’étrangeté."

Murat ne veut pas devenir un chanteur "AOP". Pas d’étiquette terroir pour lui. Pas d’appellation d’origine contrôlée. Juste l’origine du trouble.

"Quand on est nostalgique d’une époque qu’on n’a pas connue, mieux vaut changer de pays."


Zoubida au Ciné Vox

Moi, Algérienne, j’écoute tout ça et je me dis : être Français, c’est peut-être être un peu Murat.
Et moi, je suis "un peu Murat".
Je me réclame, sans ironie, du royaume Ciné Vox, de la Treizième porte. Ce lieu fantasmatique où le mal du pays devient poésie, où la misère se love comme dans un lit :

"Univers fini personnage

Illustration 2


Au Ciné Vox au paradis
Passaient mes crises misérables
Je m’y glissais comme en un lit."

Et encore, dans Treizième porte :

"Au royaume de tes yeux

Illustration 3


J’aurais cru au merveilleux
J’ai le mal du pays
Sombre en rêveries."


Jean-Louis Murat ne nous a pas donné de réponses. Il nous a tendu un miroir, souvent sale, parfois brisé. Et dans ce reflet trouble, moi, l’Algérienne, j’ai vu la France. Belle, contradictoire, blessée. Un pays étrange où l’on peut être "étranger" et chez soi à la fois.

Un petit montage que j'ai fait à partir de l'émission Boomerang 

#Jeanlouismurat #ilfrancese être français © folk Quebec

Article fait à partir de ce lien: 

Un étranger français étrange sur FRANCE INTER, et une chanson inédite! Publié le 18 Octobre 2018

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