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Billet de blog 10 août 2025

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Algérie : de la décennie noire à la décennie bleue

De la décennie noire à l’ère bleue, l’Algérie a troqué le muezzin pour la notification. Entre hyperconnexion, codes vestimentaires mêlés et religion apaisée, une jeunesse réinvente ses rêves et ses amours.

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De la décennie noire à l’ère bleue, l’Algérie a troqué l’appel du muezzin pour la notification Messenger. Entre ouverture sur le monde et illusions numériques, une jeunesse connectée réinvente ses rêves.

Après les années de plomb, le pays a glissé dans une autre lumière : celle des écrans. Bleue comme la veilleuse du smartphone, bleue comme la bannière de Facebook qui s’allume avant même le café du matin.

Là où l’on se levait autrefois au chant du muezzin, on répond aujourd’hui au “ding” discret d’un message privé. Les mosquées ne sont plus les seules places du village : les débats se tiennent désormais dans des groupes WhatsApp où l’on disserte sur le dernier match ou la série à la mode.

Dans les années 1990, l’Algérie vivait recluse. Crise économique, frontières fermées, horizons réduits. Dans ce vide, la mosquée devenait le centre de gravité, avec ses imams formés en Arabie Saoudite ou par les Frères musulmans, distillant une idéologie austère à une jeunesse sans perspectives. L’isolement servait d’engrais.

Patchwork mondialisé:

Vingt-cinq ans plus tard, l’isolement a cédé la place à l’hyperconnexion. Les voiles et les kamis sont toujours là, mais ils croisent jeans troués, baskets dernier cri et selfies filtrés. Les signes ne sont plus des frontières : ils circulent, se détournent, se réinventent. Un voile peut être conviction, tradition… ou simple effet de mode, comme un tatouage ou un piercing.

On croise ainsi des couples improbables aux yeux des années 90 : une jeune fille voilée tenant la main d’un garçon barbu au look vaguement islamiste, tous deux riant comme n’importe quels amoureux, sortant ensemble, rêvant de voyages, de musique ou de cinéma. Parfois, ils sont désamoureux et, au lieu de parler de séries ou de foot, ils évoquent des versets du Coran, des récits de prophètes, l’idéal d’une vie où la foi se pratique dans la paix et la douceur.

La mondialisation a aplati les codes : on peut être rigoriste et gamer, porter la barbe et écouter du rap, réciter des versets et collectionner les figurines d’animés. Chaque appartenance a son uniforme — et ses risques.

Des 72 vierges aux 72 possibilités:

Le djihad a perdu son monopole sur les rêves. Les “72 vierges” de l’au-delà rivalisent désormais avec les “72 abonnés”, “72 crushs” ou “72 opportunités” d’une vie connectée. Le smartphone offre mille vies parallèles : études, rencontres, collaborations, aventures réelles ou virtuelles.

Pour les jeunes femmes, même dans les milieux où le voile est obligatoire, l’écran est une brèche. L’enseignement en ligne a imposé l’achat d’un téléphone connecté, donnant accès aux mêmes réseaux que les garçons. La société peut contrôler les apparences, pas ce qui circule dans la poche.

Pluralité des voix:

Sur la toile, les prêches radicaux existent encore, habillés en vidéos TikTok ou en discours d’influenceurs. Mais ils ne sont plus la tendance, juste une tendance parmi d’autres : foot, musique, tutoriels de maquillage, débats politiques, jeux vidéo, cours de programmation.

Dans les années 1990, l’information arrivait au compte-gouttes, filtrée par la télévision d’État et la rumeur. Aujourd’hui, elle déborde, de Gaza au dernier fait divers, brisant le monopole des récits uniques. Les slogans religieux doivent désormais rivaliser avec les images bien réelles de cafés, de rues et de vies ailleurs.

Mémoire et lucidité:

Internet peut recruter, comme il l’a fait en Europe ou au Moyen-Orient. Mais en Algérie, la mémoire du cauchemar des années 90 reste vive. Les jeunes savent où mènent ces routes.

Et puis il y a Gaza. Les vidéos de ses ruines circulent en boucle, révélant que derrière l’étendard du djihad se cachent souvent des manœuvres d’États et de services secrets. Cette lucidité-là est peut-être l’arme la plus précieuse de la décennie bleue.

Entre l’algorithme et le réel:

Reste à savoir si cette ère saura tenir ses promesses. L’écran qui ouvre au monde peut aussi enfermer dans l’illusion. Mais aujourd’hui, au moins, le choix existe — celui de se perdre dans un fil d’actualité ou de marcher côte à côte, main dans la main, qu’on parle d’amour ou de religion apaisée.

Et rien que ce choix-là, c’est déjà un renversement historique

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