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Billet de blog 19 octobre 2025

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Le Goncourt 2025 sera-t-il celui des réparations invisibles ?

Quand la fiction rattrape le scandale : Natacha Appanah fait surgir dans La Nuit au cœur* un nom chargé d’ombres — celui de Kamel Daoud.*

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Illustration 1

Chronique d’une oracle littéraire :

Je ne sais pas si ce que je vais dire a une quelconque valeur, mais je veux croire — oui, croire — que le prochain prix Goncourt reviendra à Natacha Appanah pour La nuit au cœur.

Je ne l’ai pas encore lu, ce roman. J’ai seulement lu les résumés, écouté les entretiens, observé le visage de l’autrice : cette douceur lucide, cette façon de parler du silence, de la douleur, du pardon. Quelque chose en moi s’est arrêté net. Une vibration. Un signe.

Et si je ne l’ai pas lu, c’est pour une raison simple — et un peu superstitieuse. Après le Goncourt de l’an dernier, j’ai été dégoûtée. L’affaire n’est toujours pas close, la justice pas rendue, et je n’ai pas envie de me réconcilier avec une littérature française qui m’a trahie. Alors cette année, je me suis tenue à l’écart : pas un finaliste, pas une page.

 L’an dernier, j’ai lu Houris deux fois, c’est tellement mauvais que j’étais persuadée que ce roman ne l’aurait pas, et pourtant, il l’a eu. Alors cette fois, je préfère ne rien lire du tout. Si je lis et que je trouve ça mauvais, ce  livre aura peut-être le Goncourt . Si je trouve ça bon, il ne l’aura sûrement pas. Mieux vaut laisser les signes parler — et ne pas contrarier la prédiction.

Ce roman est une histoire de violences conjugales, de féminicides, de faits divers, mais derrière cela, autre chose murmure. L’une des héroïnes s’appelle Chahinez Daoud, victime d’un féminicide. Son père, Kamel Daoud — homonyme de l’écrivain. Rien à voir avec lui, dit le roman. Mais le nom, lui, résonne. Il appelle des ombres.


Les échos d’un autre Goncourt

Dans le roman, cette résonance n’est pas anodine. Natacha Appanah écrit :

« Mes filles ont choisi leur mari, comme elles choisissent si elles veulent porter le voile ou pas », déclare Kamel Daoud.

"Kamel et Djohar Daoud sont arrivés en juillet 2021 en France, lâchant une vie entière en Algérie"

Une seule phrase, sobre, claire, posée dans le texte comme une déclaration d’indépendance.
Ce Kamel Daoud n’est pas celui que l’on connaît, mais il existe, dans le livre, noir sur blanc. Et c’est assez pour que le trouble s’installe.

Car dans le roman, ce Kamel Daoud-là tient un rapport apaisé au voile, un rapport de liberté tranquille.
Alors que dans la réalité, l’écrivain Kamel Daoud entretient avec ce symbole un rapport nerveux, méfiant, presque obsessionnel — le signe d’une oppression qu’il combat, d’autant plus violemment qu’il vient d’un milieu où toutes les femmes de sa famille le portent.
Cette simple phrase du livre agit donc comme une dissonance — ou plutôt une réplique inversée.
Le voile devient ici un miroir : ce que la fiction apaise, la réalité le tend.

Car comment ne pas penser à Kamel Daoud, l’écrivain, celui qui a remporté le Goncourt 2024 avec Houris, chez Gallimard — la même maison que Natacha Appanah.
Et c’est là que mon intuition s’enclenche : je ne crois pas au hasard des noms, encore moins à celui des résonances.


Le Goncourt Cold Case

Le Goncourt 2024 n’est pas clos. L’auteur qui l’a reçu est assigné en justice, et le verdict est attendu cette année.
C’est un Goncourt Cold Case, une affaire non classée, dont l’écho accompagnera toute l’année 2025-2026.
La question reste suspendue : la plaignante sera-t-elle reconnue ? L’institution littéraire tremblera-t-elle ?

Et c’est là que le trouble s’épaissit.
La nuit au cœur raconte des violences conjugales, des féminicides, des vies de femmes meurtries.
Et pendant ce temps, dans la réalité, l’écrivain Kamel Daoud, celui du Goncourt 2024, trimbale un passé de violences conjugales (son ex-femme) — des accusations (jugement disponible sur internet) qu’il nie, et que les médias français traitent avec une étrange pudeur.
Le roman de Natacha Appanah met en scène trois femmes, trois destins féminins.
Et dans la vie de l’écrivain, il y a aussi trois femmes qui gravitent autour de son nom, trois femmes blessées chacune à leur manière :
l’ex-femme, d’abord, celle qui parle de violences conjugales ;
la plaignante, ensuite, qui dit qu’on lui a volé sa vie — patiente de l'épouse de l'écrivain ;
et enfin l’actuelle épouse, psychiatre de la plaignante, qui, par un cruel effet de ricochet, se retrouve piégée dans cette mécanique de culpabilité, de silence et de risque professionnel.


Trois femmes, trois miroirs d’une même emprise.

Ainsi, ce que Natacha Appanah raconte dans la fiction — la souffrance des femmes, la répétition de la violence — semble répondre, malgré elle, à ce que la réalité s’efforce encore de taire.


L’énigme des couvertures

Détail troublant : la couverture du roman de Natacha Appanah aurait pu être celle d’Houris.
Chez Kamel Daoud, le titre invoquait la femme promise du paradis — houris, ces nymphes éternelles de l’imaginaire islamique. La couverture ne l'a pas représenté.
Et voilà que la jaquette d’Appanah expose ce motif , , une figure féminine auréolée d’un éclat paradisiaque.
Comme si, sans le vouloir, le nouveau roman corrigeait visuellement à celui de l'an passé.
Une imagerie en miroir, un écho de femmes promises et perdues.
La couverture d’Appanah aurait pu être celle de Houris. C’est dire à quel point la coïncidence devient vertige.


L’algorithme humain

Un programmeur a conçu un algorithme capable de prédire les lauréats du Goncourt en analysant bases de données, apparitions médiatiques et statistiques éditoriales.
Il a vu juste pour 2023 et 2024.
Et moi, face à ces chiffres froids, j’invoque un autre algorithme — humain, intuitif, poétique.
Mon Sherlock Holmes intérieur relie les signes, les visages, les silences.
Et tout me mène à Natacha Appanah : présence discrète mais constante dans les médias, autrice Gallimard (machine à Goncourt bien huilée), thème social brûlant, miroir d’un scandale encore tiède.


La réparation

Je repense à Sandrine Collette, grande perdante de 2024 malgré onze prix dérivés. Une injustice littéraire, un déséquilibre.
Alors oui, peut-être que ce Goncourt 2025 viendra réparer celui de l’an passé.
Le Goncourt a trop longtemps été une affaire d’hommes.
Attribuer le prix à une femme, cette année, aurait la force d’un geste symbolique — presque karmique.

2023 : Veiller sur elle — promesse de protection.
2024 : Houris — la trahison, le féminin dévoyé.
2025 : La nuit au cœur — peut-être, enfin, la réparation.

Comme si, dans le silence du jury, les mots eux-mêmes corrigeaient ce que les hommes ont oublié.
Veiller sur elle, ne pas veiller sur elle, veiller enfin sur elle : une trilogie involontaire du féminin français.


Et croire encore

Je veux y croire. Pas à la perfection du monde, mais au pouvoir du roman.
Parce que si La nuit au cœur remporte le Goncourt 2025, alors la littérature française se souviendra de ce qu’elle doit être :
non pas une couverture, mais une lumière.

Car au fond, il n’y a qu’elle — la littérature — pour rendre justice à la littérature.

PS/ Si ma prédiction se confirme, je me convertirai en oracle.

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