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Billet de blog 24 mars 2025

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Douter de Saada, croire Daoud : soignez à l’arsenic votre empathie.

Ils doutent d’une femme égorgée à six ans, respirant à travers une canule, et continuent d’applaudir un écrivain au passé douteux. Ils préfèrent le vernis des mots aux cicatrices visibles. Ce texte est un cri, un refus de l’indifférence. À ceux qui détournent les yeux ou défendent encore Kamel Daoud : soignez à l’arsenic votre empathie.

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En déambulant, sans but fixe, dans les sentiers numériques – ces couloirs où s’entrelacent colère, sarcasme, ironie et oubli –, je tombe, encore et toujours, sur des propos qui condamnent Saada Arbane. Qui la condamnent, ou pire : l’ignorent. Ils la réduisent au silence, comme si elle n’était plus qu’un corps parmi d'autres, une silhouette floue. Alors même que cette canule, cette ouverture chirurgicale qui lui permet de respirer, devrait suffire à figer toute parole, à faire taire tout jugement. Cette canule, qui est à la fois blessure, survie, mémoire.

C’est cela, l’absence de compassion. L’absence d’empathie immédiate. Ces deux vertus que l’on réserve bien souvent aux causes mortes ou éloignées – là où aucune action n’est requise, où la morale est confortable, sans conséquences. Commémorer est plus facile qu’agir. Se souvenir est plus doux que s'engager.

Et pourtant, imaginez : une enfant, égorgée à l’âge de six ans. Revenue à la vie – non pas miraculeusement, mais douloureusement. Vivant depuis dans un enfer quotidien, matériel et psychologique. Sa canule est son souffle et sa croix. Et l’on ose dire qu’elle mentirait ? Qu’elle serait manipulée ? Pour de l’argent ? Par le pouvoir algérien ? Pour nuire à un écrivain ?

Mais alors, en face, qui est là ?
Kamel Daoud. Le “loup de Wahran Street”. Celui que l’on célèbre. Celui qui a tant de casseroles qu’on ne sait plus sur laquelle accorder le silence. Un ancien islamiste, formé dans sa jeunesse à l’idéologie des Frères musulmans – Pierre Assouline l’a rappelé. Condamné par la justice algérienne pour violences contre son ex-femme. Auteur d’un livre qui blanchit les terroristes. Rédacteur d’un article islamophobe sur les événements de Cologne, désavoué par de véritables intellectuels français. Et expert, surtout, en révisionnisme historique sur la colonisation en Algérie. Un homme qui n’est pas à un mensonge près, mais que l’on continue de porter aux nues sous prétexte qu’il critique le pouvoir, tout en écrivant dans Le Point, bastion de l’islamophobie, canal de l’Algérie fantasmée par l’extrême droite, et en se prélassant dans les salons dorés de Gallimard, éditeur protecteur de pédophiles notoires comme Gabriel Matzneff.

Et l’on doute d’elle ? De Saada ?
L’interroger, la mettre en cause, c’est révéler sa propre monstruosité. C’est dire : “Tu as sûrement cherché ce qui t’est arrivé.” C’est absoudre, encore une fois, l’agresseur.

Une femme qui parle, témoigne, dit : j’ai été spoliée, trahie, violentée, vaut son pesant d’or dans une société algérienne corsetée par les tabous, paralysée par l’honneur et les faux-semblants. Une société où une femme ne doit pas se montrer, encore moins parler, encore moins dénoncer. Elle doit se taire, préserver sa réputation, sa famille, et même le diable qui l’a détruite.
(Je salue également le courage de Wassila Daoud, la sœur de Kamel Daoud qu’il a soigneusement reniée de sa biographie publique, comme on rature une vérité trop encombrante.)

Alors moi, je n’hésiterai pas. Quitte à me tromper. Je préfère croire Saada sans hésiter, sans distance. Car c’est peut-être cela, ma faiblesse d’humaine : croire une femme martyrisée, croire en son cri, plutôt que d’acclamer un homme au passé douteux et aux poses opportunistes de pseudo-dissident.

Kamel Daoud, critique du pouvoir ? Mon œil.
Il écrit pour ceux qui l’écoutent de loin, là-bas, à Paris. Il joue au démocrate dans les salons. Et pendant ce temps, il égorge une seconde fois Saada, à travers un roman qu’elle n’a jamais autorisé. Et que Zahia Mentouri, sa mère adoptive, avait expressément interdit de son vivant.

Honte à ceux et celles qui osent attaquer Saada, même en pensée. Honte à ceux qui croisent son regard, qui voient sa canule, et restent de marbre. Allez soigner à l’arsenic votre empathie, comme chantait Murat : « Allez soigner à l’arsenic vos souffles affaiblis. »

Et qu’on ne vienne pas me dire que nous avons besoin de Kamel Daoud ou de ses clones pour exiger des comptes aux égorgeurs de Saada dans les années 90. Non.

Les premiers à qui demander des comptes sont ceux et celles qui, dans un geste apparemment anodin, ont glissé un bulletin FIS dans une urne. Ou ont mis un foulard. Ou porté une gandoura pour passer inaperçus. Ceux et celles qui ont nourri, même timidement, cette idéologie de la terreur. Leur responsabilité est immense. Et leur chef de file, leur porte-voix médiatique d’aujourd’hui, c’est lui : Kamel Daoud.

Les égorgeurs n’étaient pas seuls. Ils étaient portés par une pensée. Une adhésion. Un silence. Une sympathie.
Le couteau le plus tranchant est dans l’esprit.
Et ceux qui aujourd’hui retournent leur veste pour se faire passer pour des défenseurs de la liberté sont les mêmes qui ont contribué, hier, à assassiner des innocents – comme Saada. Leurs mains sont sales. Leur rhétorique est propre.

C’est ce type de lâchetés, personnelles et collectives, qui précipitent les sociétés dans le gouffre.

Demander des comptes au bourreau des années 90, oui. Mais ne pas détourner les yeux quand un autre bourreau, littéraire cette fois, enfonce le couteau dans la chair vive de la survivante, sous les applaudissements des salons parisiens. C’est cela, la véritable obscénité.

Le diable, lui aussi, reconnaît les siens.

Agir ici. Agir maintenant. C’est empêcher que le passé revienne. C’est ne pas le laisser se reproduire.

Zoubida Berrahou
Une des héritières du combat et de l’humanité de Zahia Mentouri (mère adoptive de Saada, décédée en 2022, qui avait interdit à Daoud l’écriture d’un roman sur sa fille), et l’une des voix de Saada Arbane.

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