-Un silence brutal :
Nous sommes le jeudi 25 mai 2023, et l’on vient d’annoncer le décès abrupt de Jean-Louis Murat. Il avait 71 ans.
Le vendredi 19 mai 2023, c’est-à-dire six jours plus tôt, il était encore en concert à Tulle. Les vidéos ont été postées sur Internet, et je les suivais. Je n’arrive pas à concevoir comment, en une semaine, il est passé d’une position debout à chanter en live à une autre, allongé, sans vie. Brusque, brutale, fatale a été cette disparition pour moi et pour ses milliers de fans.
Je suis en deuil, triste et seule. Je tais mon état. Personne ne comprendrait cette étrangeté. D’ailleurs, peu de gens connaissent Jean-Louis Murat autour de moi. Ceux qui prétendent le connaître ne l’écoutent pas comme on écoute Aznavour ou Hallyday. Quelques sympathisants savent fredonner un ou deux tubes grand public, sans vraiment pouvoir parler de sa discographie. Moi, j’ai appris à écouter Murat seule, en catimini, presque en m’excusant, si jamais quelqu’un me surprenait. Eh oui ! « Comment tu peux écouter ça ? C’est chiant… il marmonne… ça passe pas... Ah ! Le caractère qu’il a… pas facile, le mec… ! »
Voilà ce que j’ai entendu toute ma vie, sans pouvoir me défendre d’être « bizarre ». Être bizarre, c’est écouter Jean-Louis Murat(JLM) en Algérie. Voici ma situation, et mon combat identitaire perdu d’avance. C’est sur ce même refrain que je vivrai mon deuil métaphysique muratien.
- Lettre à l’astre pas mort :
Depuis l'Algérie, je présente mes condoléances à la petite et grande famille de Jean-Louis Murat. Même si je refuse de prononcer la phrase « Jean-Louis Murat est mort ». Il s’est juste mis aux anges pour nous jeter une orange sur l’astre pas mort qu’il restera pour nous. Je porterai ton héritage au-delà de l’Auvergne et de la France. Sache qu’en Algérie, je suis ta fan éternelle depuis 32 ans. Grâce à tes chansons, mes rêves n’ont jamais pris une ride. Tu m’as rendue une princesse of the cool, qui aura toujours 21 ans dans sa tête, car l’amour de tes chansons ajoute au temps qu’il fera… le temps qu’il ferait.
C’était mon texte écrit sur le site de condoléances pour Jean-Louis Murat.
-Écouter Murat en Algérie :
Maintenant, revenons sur cette disparition du chanteur français, survenue quelques heures après celle de la diva internationale Tina Turner. L’actualité de cette dernière a été largement commentée comme une perte incommensurable pour la musique même si, à 84 ans, elle ne chantait plus et était malade depuis quelques années. Son public était vaste, international, multi générationnel. Elle était une star de la pop music au même titre qu’une multitude d’autres très talentueux que j’aime également, mais cela n’a rien à voir avec Jean-Louis Murat. Des stars de la chanson ou du cinéma, il en meurt chaque jour. C’est vrai que ça fait de la peine. Qui n’a pas été triste de la disparition de Michael Jackson, Prince, George Michael, David Bowie, Freddie Mercury, John Lennon, Whitney Houston… ? La liste est longue. C’est le génie qui disparaît, ne laissant que des souvenirs.
Mais il y en a, parmi eux, qui apportent quelque chose de plus dans la vie d’un fan. Un sens. Un accompagnement. Une inspiration. Une raison d’aimer la vie. Un miroir. Une connexion ou une projection dans son propre être. Bien au-delà d’une simple sensibilité artistique. Ce goût pour un genre ou un style disparaît le plus souvent chez les fans kleenex, dès que la réalité reprend ses droits. Être un fan émérite se mérite. Cela demande du travail, un investissement quotidien. Sinon, ce n’est qu’un titre pompeux.
-Le salut, c’était Murat :
Voici un extrait d’une interview de Jean-Louis Murat parue en 2014 dans Télérama, à l’occasion de la sortie de son album Babel :
« Quand j’étais adolescent, à La Bourboule, le salut, c’était Dylan ; comme il existait, tout n’était pas fini, il y avait un avenir. Mais cet avenir est devenu un enfer, un bruit de fond qui accompagne une avalanche continue d’images ; toute cette merde qui nous entoure… On n’arrive plus à respirer. »
Une interview que je fais mienne, en changeant quelques noms pour exprimer mon propre ressenti :
« Quand j’étais adolescente (en fait, au sortir de l’adolescence), à Mascara, 1992, en Algérie, et la montée de l’islamisme, le salut, c’était Jean-Louis Murat ; comme il existait, tout n’était pas fini, il y avait un avenir… Mais cet avenir est devenu un bruit de fond, accompagné d’une avalanche d’images toute cette merde qui nous entoure dans les médias… On n’arrive plus à respirer depuis le 25.05.2023. »
-L’éternel vivant :
Au moment où j’écris ces lignes, JLM n’est plus… en train de composer une musique, d’écrire un texte ou d’arranger une chanson. C’est ça, être déjà mort pour un artiste. Cela nous permet d’entrapercevoir la multitude d’artistes « vivants-morts » qui peuplent la terre.
Mais Murat a été si prolifique durant ses quarante ans de carrière, qu’il a écrit, composé et chanté pour le triple de sa vie — sans oublier ce qu’il a laissé à titre posthume. De quoi faire émerger encore de rares nouveaux fans, révélés à partir du 25 mai 2023, de véritables nouveau-nés qui, dans quelques années, verront leur cerveau se connecter à la musique et à l’univers du « Berger de Chamablanc ».
JLM a musicalement vécu dix vies d’artiste. Il sera éternellement vivant. Car même pour ses fans attentifs, connaissant toute sa discographie, épiant ses moindres concerts, interviews et apparitions médiatiques, il demeure inépuisable. Ce n’est qu’en se renouvelant dans sa propre vie que l’on peut découvrir de nouveaux modes de réception de ses messages subliminaux.
Rien que le matin du 29 mai 2023, quatre jours après la terrible nouvelle, la veille de ses obsèques, j’ai découvert ceci. Je relisais L’Appel de la forêt, de Jack London. Je remarque, dans un paragraphe, ces deux mots collés : Clara et Buck ! Quel signe muratien, entre le nom du groupe des débuts de JLM et celui de son dernier album !
« … tous les travaux exécutés par des chevaux dans la vallée de Santa-Clara. Buck, de temps à autre… »
Puis ce texte… On dirait du Murat. Il pourrait même le chanter. J’en étais émue. Un mélange entre les titres de ses chansons : Je n’ai plus que toi animal, Déjà deux siècles, Le troupeau, Le col de la Croix Morand, Dans la direction du Crest, Il neige...
« Quand l’aurore boréale brillait froide et calme au firmament, que les étoiles scintillaient avec la gelée, et que la terre demeurait engourdie et glacée sous son linceul de neige, ce chant morne, lugubre et modulé sur le ton mineur, avait quelque chose de puissamment suggestif, évocateur d’images et de rumeurs antiques. C’était la plainte immémoriale de la vie même, avec ses terreurs et ses mystères, son éternel labeur d’enfantement et sa perpétuelle angoisse de mort ; lamentation vieille comme le monde, gémissement de la terre à son berceau ; et Buck, en s’associant à cette plainte, en mêlant fraternellement sa voix aux sanglots de ces demi-fauves, franchissait d’un bond le gouffre des siècles, revenait à ses aïeux, touchait à l’origine même des choses. »
Jean-Loup serait-il le Jack London de la chanson française ? Il en était sûrement grand lecteur. Et ça, personne ne le lira dans une bio sur Internet.
-Une vie marquée Murat :
Tout n’a pas été dit au sujet de Jean-Louis Murat. Car la biographie de l’artiste n’est pas sur Wikipédia, mais dans la vie de chaque fan qui a trouvé un sens à sa propre vie dans le foisonnement des chansons de l’Auvergnat.
Avec l’annonce de sa mort, c’était comme si les trente-deux années écoulées depuis que je l’ai découvert en 1991 avaient scellé à jamais le sceau muratien. C’est-à-dire : l’âme originelle du chanteur, avec son murmure amour amour du fameux Berger de Chamablanc. Et qu’à présent, je dois lutter chaque jour pour garder intacte cette identité devenue mienne, dans un monde sans lui — où il ne viendra plus nous surprendre… Que c’est dur, sachant que depuis l’annonce fatale, je n’arrive plus à l’écouter sans pleurer...
J’ai donc décidé d’écrire mon histoire personnelle avec Jean-Louis Murat. Tant qu’il chantait, cette histoire n’avait aucune importance d’être racontée. Maintenant qu’il est parti chanter pour des âmes dans le ciel, moi, la terrienne, je me dois d’extraire ce vécu qui sort de l’ordinaire des vies.
-Ce que les hommages ont oublié :
Pourquoi ce besoin de raconter cette histoire ? D’abord, pour faire mon deuil. JLM est la seule personne qui est restée dans ma tête et dans mon quotidien durant trente-deux années non-stop. Pas un jour sans lui. Je peux jurer que c’est vrai. D’ailleurs, la seule preuve qu’une personne puisse fournir pour se dire proche de moi, c’est de m’avoir entendue parler de Jean-Louis Murat. Dans le cas contraire, c’est que nous n’avons jamais été vraiment intimes.
Même si j’ai toujours refusé d’écrire à la première personne, ou de faire dans le récit autobiographique, la disparition brutale de l’artiste ne me laisse pas le choix. Car aucune fiction ne saura égaler la réalité de ce que j’ai vécu avec Jean-Louis Murat. Cela semblera sans doute imaginaire, mais la fiction n’a été inventée que pour cacher l’invraisemblable réel.
Il y a aussi une seconde raison. Personnellement, je trouve que la France — avec ses grands médias — n’a pas rendu un hommage juste à son dernier chanteur rimbaldien. Dans un demi-siècle, les nouvelles générations de Français se mordront les doigts devant ce silence entourant la mort de Jean-Louis Murat… alors que Tina Turner a eu droit à tous les honneurs.
Qui aura enrichi le patrimoine chansonnier et défendu la langue française pendant quarante ans ? Jean-Louis ou Tina ? Quand on célèbre Johnny avec des obsèques quasi nationales, et qu’on ignore un authentique artisan de la chanson française, c’est que les valeurs ont profondément changé en France.
P.S. Ce texte est le préambule de mon livre-témoignage consacré à Jean-Louis Murat. Le tome 1 est presque terminé, en cours de réécriture.