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Billet de blog 26 avril 2025

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Le Pape Musulman!

À l’heure où la République française rend hommage au pape François, il est frappant de voir une telle ferveur dans un pays fondé sur l’anticléricalisme. Ce retour du sacré dans la sphère publique dit quelque chose d’un trouble profond. Et si l’on écoutait à nouveau les voix frondeuses de Pierre-Jean de Béranger et Jean-Louis Murat pour y voir plus clair ?

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Le pape musulman © Jean-Louis Murat - Topic
Illustration 2

En 2005, Jean-Louis Murat publie 1829, un album passé inaperçu auprès du grand public. Et pourtant, derrière ce titre énigmatique – une référence directe à l’année précédant la révolution de 1830 – se cache un projet d’une rare ambition : redonner vie aux textes satiriques et républicains de Pierre-Jean de Béranger, immense chansonnier du XIXe siècle. À travers ce disque, Murat ne se contente pas de revisiter l’histoire : il la réactualise. Deux morceaux se distinguent particulièrement : Le Pape Musulman et Ma République.

À l’heure où la France officielle rend un hommage solennel au pape François, et où les caméras ne quittent plus les basiliques, cathédrales et déclarations d’État, ce retour à Béranger sonne comme une mise en garde. La République française est née dans la lutte contre l’emprise de l’Église. Faut-il rappeler que la laïcité n’est pas une valeur folklorique, mais un principe vital du vivre-ensemble ? L’œuvre de Béranger, chantée par Murat, nous le rappelle avec une ironie mordante et une liberté de ton aujourd’hui raréfiée.

Comme le rappelle avec finesse le blogueur Didier Lebras, Jean-Louis Murat a su, par son interprétation sobre et habité, ressusciter tout l’esprit frondeur de Béranger. Le Pape Musulman, chanson volontairement provocatrice, narre les aventures fantasques d’un pape capturé en mer, conduit au Maroc, circoncis, converti à l’islam, devenu adepte du harem et du turban avant de revenir à Rome, indifférent aux dogmes qu’il portait hier. Une fable burlesque ? Sans doute. Mais une satire virulente du pouvoir religieux, de son hypocrisie, et de sa capacité d’adaptation au vent dominant.

« Sur un pal qu’on aiguise, croyant déjà qu’on le met / Le fondement de l’Église dit : Invoquons Mahomet ! »

« Il fait de sa vieille bible un usage peu chrétien / Saint Père, oh c’est trop risible / Mais vous vous damnez comme un chien »

Béranger n’épargne rien ni personne : ni l’Église, ni les apôtres, ni le clergé. Le pape devenu musulman n’est pas une figure grotesque : c’est le symbole d’une religion qui renonce à elle-même pour survivre, quitte à se travestir. Une manière de dire que les dogmes sont interchangeables, que le pouvoir religieux est un théâtre perpétuel.

Didier Lebras, relayé par une certaine “Muse” sur un blog, remet cette œuvre dans son contexte politique et médiatique. Depuis les années 1980, rappelle-t-elle, les médias français, naguère libérés grâce au Conseil National de la Résistance, sont peu à peu tombés sous la coupe d’intérêts industriels. La privatisation de TF1 sous Mitterrand, l’hégémonie des groupes privés, ont progressivement tué l’espace de critique, d’ironie, de satire.

« Il est devenu dangereux d’ironiser sur la politique. Didier Porte, Stéphane Guillon, François Rollin en ont fait les frais. »

Quant aux médias indépendants – Le Canard Enchaîné, Fakir, Charlie Hebdo –, ils sont sous pression constante, parfois jusqu’à l’attentat. Dans ce climat, chanter Le Pape Musulman relève presque de la dissidence.

Muse poursuit : « La démocratie est menacée. Pas seulement par le fondamentalisme religieux, mais par les politiques eux-mêmes, et les grands intérêts économiques qui les soutiennent. » La critique devient suspecte, la satire est désarmée, et ceux qui osent encore faire entendre une voix libre sont marginalisés, réduits au silence. Un constat amer, mais lucide.

Dans cette ambiance pesante, la dualité religieuse – islam contre christianisme – ressurgit dans le débat public avec une violence symbolique croissante. Chacun revendique la supériorité de son Dieu, l’hégémonie de son rite. Or, comme l’écrit Didier Lebras, “les dieux n’ont jamais conduit qu’à la guerre.” Une vérité intemporelle. À rebours des illusions œcuméniques, Béranger défend un principe radical : la laïcité comme seul rempart contre l’affrontement.

« Ce serait naïf de croire que les religions vont spontanément cohabiter. Revenir sur la laïcité, c’est baisser la garde. »

Et c’est pourquoi Le Pape Musulman, loin d’être un simple pamphlet, est une parabole puissante, qui mérite d’être relue, chantée, débattue.

Jean-Louis Murat, dans un entretien accordé le 28 avril 2005 à Témoignage Chrétien, confiait à Luc Chatel :

« On peut aimer beaucoup de choses : une goutte d’eau, le regard d’une femme, la beauté d’une marguerite, Dieu… L’essentiel, c’est de savoir mettre un genou à terre devant la beauté du monde. »

Luc Chatel le décrivait alors comme un « croyant sans la foi ». Une belle formule pour un artiste spirituel sans dogme, capable de faire baptiser sa fille tout en chantant la laïcité. C’est toute l’élégance de Murat : une foi fluide, une pensée libre, un refus du sectarisme.

Et que dire de Béranger ? Celui que Goethe qualifiait de « génie bienfaisant du siècle » était un vrai phénomène de son temps. Ami du peuple, proche de Victor Hugo, Dumas, Chateaubriand, il incarne la voix des “petits” face aux puissants. Il chantait la République comme on chante l’amour :

« J’ai pris goût à la République / Depuis que j’ai vu tant de Rois / Je m’en fais une et je m’applique / À lui donner de bonnes lois »

Ma république © Jean-Louis Murat - Topic

« Ma table est tout son territoire / Ma devise est la liberté »

À sa mort, en 1857, les autorités firent escorter son cercueil par des militaires, craignant que le peuple, fidèle à son poète, ne transforme ses funérailles en émeute.

Enfin, dans une interview au Soir belge, quelques jours plus tôt, Murat soulignait un autre point : la disparition des chansonniers dans l’espace médiatique contemporain.

« À l’époque, ils chroniquaient la vie politique. Aujourd’hui, la télé, la radio, la presse font le boulot. Mais les journalistes donnent une image fausse de la réalité. »

« Les rares artistes qui osent encore prendre les chemins de traverse sont rayés de la carte. Les portes des radios et des télés se ferment devant eux. »

Coluche, Desproges, Cavanna… n’ont pas été remplacés. Tout le monde semble aller dans le même sens : celui du pouvoir et de l’argent. Ce n’est donc pas un hasard si 1829 a été ignoré : trop libre, trop frondeur, trop intelligent.

Il est toujours temps de redécouvrir Béranger, poète de la République, et Murat, chanteur des marges. Leurs chansons ne sont pas des reliques : ce sont des appels à résister. À penser autrement. À rire encore. À croire en la laïcité, non comme une posture, mais comme une exigence de liberté.

En ce qui me concerne, j’ai été bien éduquée à la laïcité par ces deux-là.

Et vous, à qui devez-vous encore le droit de penser ?

Article rédigé à partir des pépites trouvés sur ce blog :

http://didierlebras.unblog.fr/149-jean-louis-murat-et-le-pape-musulman/

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