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Billet de blog 31 octobre 2025

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Ma version de L’Étranger de Camus

Depuis la sortie du film de François Ozon, L’Étranger semble connaître une seconde jeunesse.

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Illustration 1

Deux lectures d’un même étranger

Depuis la sortie du film de François Ozon, L’Étranger semble connaître une seconde jeunesse.
Partout, on le relit, on en débat, on s’y identifie.
En France, l’histoire de Meursault reste un drame métaphysique : celle d’un homme face à l’absurde, au soleil, à la mort.
Mais vue d’Algérie, cette même histoire prend un autre relief — plus âpre, plus politique.
Là-bas, ce n’est pas seulement le récit d’un homme en crise, mais celui d’un meurtre sans nom, d’un Arabe sans visage ni voix.
Deux lectures pour un même roman : l’une existentielle, l’autre blessée.

Peut-être fallait-il passer par la musique pour réconcilier ces deux visions.
Un détour salutaire, inattendu : celui d’une chanson britannique des années 80, Killing an Arab de The Cure.
C’est par elle, et non par Camus, que j’ai fait connaissance avec L’Étranger.
Une rencontre sonore avant d’être littéraire.


L’étrangère et la radio

La première fois qu’il fut question d’Albert Camus, j’avais quatorze ans je crois . Son nom dormait sans doute dans la bibliothèque de mon père, mais je n’osais pas encore affronter ces rayonnages d’adultes.  C’est pourtant par une chanson, et non par un livre, que je fis sa connaissance : Killing an Arab de The Cure.

Depuis Mascara, les radios françaises s’attrapaient mal. Le signal grésillait, avalé par les parasites. La nuit, pourtant, tout devenait plus clair : moins de fritures, plus de promesses. Ces ondes formaient ma fenêtre sur le monde — mon internet avant l’heure.
C’est là que, pour la première fois, la basse hypnotique de Robert Smith traversa le brouillard et s’installa dans ma mémoire.
Le titre, évidemment, avait de quoi heurter.
Tuer un Arabe — difficile à encaisser pour une adolescente algérienne.
Mais la musique, elle, fascinait d’emblée : obsédante, presque mystique.


Le sens derrière le malentendu

Plus tard, à force d’écouter les émissions nocturnes, la vérité s’imposa :
Killing an Arab n’avait rien d’une provocation raciste.
Robert Smith, alors jeune lecteur, s’était inspiré de L’Étranger de Camus.
Une manière de transposer en chanson la scène du meurtre sur la plage, ce soleil écrasant qui aveugle le narrateur et brouille la frontière entre le geste et le sens.

Standing on a beach
With a gun in my hand
Staring at the sea, staring at the sand...

La chanson devenait une chronique littéraire en rythme de basse : l’absurdité, la solitude, la distance face au monde — tout y était.
Smith, ayant lu Camus en français, y traduisait sa propre fascination pour l’étrangeté de vivre.
I’m alive, I’m dead, I’m the stranger, chantait-il.
Un écho direct au vertige du roman.


La chanson mal comprise

Pourtant, l’ironie du destin voulut que cette chanson soit détournée.
Mal interprétée, elle devint, à la longue, un hymne pour certains groupuscules racistes.
The Cure en souffrit profondément.
Pour éviter les malentendus, le groupe modifia souvent le titre en concert, remplaçant Killing an Arab par Kissing an Arab — manière ironique et tendre de désamorcer la haine.


Quand Camus se met à chanter

À 20 ans, L’Étranger tomba enfin entre mes mains.
Lecture déroutante : tout m’échappait, sauf cette étrangeté familière.
Le souvenir de la chanson persistait, donnant au roman une musique intérieure.
Longtemps, Camus se confondit avec The Cure — sombre, lucide, traversé d’ombres et de lumière.
Relu à l’âge adulte, le texte s’éclaira, mais la chanson, elle, continua de battre plus fort que les mots.
Peut-être parce qu’elle disait la même absurdité, mais à hauteur de guitare.


Le visage du romantisme moderne

Bien plus tard, dans les années 1990, la voix prit un visage.
Les clips de The Cure, étranges et flamboyants, colorèrent mon imaginaire musical.
Robert Smith apparut tel qu’on l’avait rêvé : silhouette voûtée, lèvres peintes, regard noyé sous un mascara en pluie.
Sa chevelure arachnéenne semblait abriter des secrets, ses vêtements noirs un théâtre intérieur.
Il incarnait à lui seul l’esprit du romantisme moderne — celui des cœurs fatigués mais brûlants.

Ce visage-là donnait corps à la philosophie de Camus.
Même mélancolie du monde, même refus de la pose cynique.
Sous son allure de vampire tendre, Smith chantait l’absurde, la perte, la beauté des ruines.
Camus écrivait : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Smith, lui, le faisait danser — dans une lumière rouge, entre guitare et désespoir.


Entre la balle et le baiser

Depuis, entre Camus et Robert Smith, j’ai choisi le second.
Parce que le premier a tiré sur l’Arabe sans raison, et que le second, lui, a tenté d’en réparer le sens.
Parce que Robert Smith, au lieu de tuer, a fini par embrasser.
Parce qu’il a bichonné l’Arabe, transformé la balle en baiser.
Et quelque part, entre Mascara et Brighton, entre les pages d’un roman parisien et les ondes d’une radio, sa voix continue de chanter pour nous deux — l’étrangère et l’étranger.


L’Arabe, toujours à abattre

Un demi-siècle après Camus, l’Arabe reste à abattre — pas sur la plage cette fois, mais dans les discours, les plateaux télé, les lois qui serrent les poings.
Toujours l’étranger, toujours celui qu’on regarde de biais, qu’on soupçonne d’exister trop fort.
En France, on continue de débattre de L’Étranger tout en nommant l’Arabe aux informations, comme si la littérature pouvait laver l’histoire.
Mais Robert Smith avait compris avant tout le monde : il faut changer de refrain.
Tuer n’éclaire rien, embrasser répare un peu.

PS/ Ce texte est extrait d'un recueil de nouvelles musicales à paraître prochainement

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