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Billet de blog 14 mars 2013

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Littérature

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Aimee Bender, La singulière tristesse du gâteau au citron

Rose Edelstein vient d’avoir neuf ans. Pour son anniversaire, sa mère lui prépare un gâteau au citron. Jusque là, rien d’extraordinaire : mais lorsque la petite fille prend une bouchée « d’une belle couleur dorée », c’est la révélation. Elle ressent, exactement, les émotions et sentiments de sa mère cuisinant, son désespoir profond, son « vide », ses envies d’ailleurs.

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Illustration 1

Rose Edelstein vient d’avoir neuf ans. Pour son anniversaire, sa mère lui prépare un gâteau au citron. Jusque là, rien d’extraordinaire : mais lorsque la petite fille prend une bouchée « d’une belle couleur dorée », c’est la révélation. Elle ressent, exactement, les émotions et sentiments de sa mère cuisinant, son désespoir profond, son « vide », ses envies d’ailleurs.

C’est un bouleversement total pour Rose qui ne peut plus manger "normalement" puisque le goût est désormais remplacé par cet embarrassant sixième sens qui la transporte dans les pensées intimes de ceux qui ont cuisiné le plat. Peu à peu tout s’affine, elle est même capable de déterminer de quelle usine proviennent les aliments et d'entrer dans les pensées d'étrangers à sa famille, via un sandwich, un cookie ou n'importe quelle préparation.

Illustration 2

C’est l’envers des choses qui est ainsi révélé à la « drôle de petite fille » : sa famille n’est pas aussi heureuse et unie qu’elle l’avait jusqu’alors cru. Rose comprend que sa mère mène une vie parallèle, mais elle ne peut dire ce qui la traverse, se confier, tant le règne du silence est fort dans sa maison. Rose fait ainsi très tôt l’expérience du monde adulte, sa dureté, ses codes, elle est isolée par ce "don" paradoxal. Si l’on est à Hollywood, ce n’est pas dans l’univers des stars, des paillettes et des super héros Marvel. Ici, c’est le quotidien d’une banlieue de Los Angeles sous cette lumière si particulière (« Dehors, l’air blanc virait au bleu. Le crépuscule californien si célèbre et romantique ») qu’évoque aussi Joan Didion dans Le Bleu de la nuit. Les clichés ne sont là que pour qu’Aimee Bender leur torde le cou, dans sa manière bien à elle de légèrement décaler le quotidien, le réinventer pour que le plus habituel devienne bancal et révèle son envers.

Le lecteur voit grandir Rose, il suit son regard qui s’aiguise parallèlement à ses papilles, découvre avec elle une famille singulière, dans laquelle chacun est doté d’un "super pouvoir" : odorat surdéveloppé, sensibilité à la mort, faculté à se fondre dans le décor. Quand Rose découvre que son frère, Joseph peut, littéralement, disparaître dans sa chaise, elle expérimente l’altérité radicale. Lui a choisi d’user de sa faculté pour fuir, échapper à cette drôle de famille où rien ne fonctionne comme ailleurs. Rose, elle, tente de comprendre et de rendre perceptible ce qui échappe à l'entendement rationnel.

Illustration 3
Aimee Bender © DR

L’univers d’Aimee Bender est fascinant : elle excelle à faire dérailler le réel, légèrement, pour en révéler les mystères et dysfonctionnements, à travers cette gamine à fleur de peau, extraordinairement ordinaire. L’écrivain incarne les angoisses de l’enfance en Rose, dit l’universel dans le singulier, quand quelque chose nous distingue du monde rassurant et nous apprend à vivre, forge un devenir adulte.

Le lecteur retrouvera dans ce roman tout ce qui fait l’œuvre d’Aimee Bender, deux recueils de nouvelles (La Fille en jupe inflammable, Des créatures obstinées) et un roman (L’Ombre de moi-même) avant cette Singulière tristesse du gâteau au citron qui commence à faire entendre sa voix à travers le monde. Aimee Bender a longtemps été un écrivain reconnu mais peu lu, ce quatrième roman la propulse enfin sur le devant de la scène littéraire : sous l’apparente simplicité, le fantastique ; sous le saugrenu, le désespoir ; pour faire face à cette sensibilité extrême, un humour étrange et doux. Comme ce gâteau au citron, la prose d’Aimee Bender multiplie goûts et textures, de l’acide au sucré, toujours dans l’entre-deux pour composer une fable de l’enfance, du rapport au corps et à l’autre, de l’inquiétante et séduisante étrangeté.

Il semblerait impossible de rendre de tels paradoxes et subtilités dans la traduction : c’est pourtant le tour de force que réussit Céline Leroy qui suit les variations et ruptures de cette langue, parvient à donner densité et légèreté à la version française du roman, à nous faire entrer dans le regard, plein de (dé)goût que Rose porte sur le monde.

Saluer cette traduction est aussi l’occasion pour nous d’aller vers l’envers du décor : comment traduit-on un texte étranger, comment l’édite-t-on ? Éléments de réponse avec Céline Leroy qui a traduit La Singulière tristesse du gâteau au citron — mais aussi Laura Kasischke, Don Carpenter, Leonard Michaels et tant d’autres — et Nathalie Zberro, éditrice de littérature étrangère aux éditions de l’Olivier, qui revient sur l’aventure éditoriale Aimee Bender, de sa découverte par Olivier Cohen au succès de ce roman.

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Aimee Bender, La Singulière tristesse du gâteau au citron, traduit de l’américain par Céline Leroy, Ed. de L’Olivier, 345 p., 22 € 50

Le site d’Aimee Bender

Les créatures obstinées (traduction : Agnès Desarthe) et La Fille en jupe inflammable (traduction : Michel Lederer) sont également disponibles aux éditions de L’Olivier, tout comme L’Ombre de moi-même (traduction : Agnès Desarthe) qui sort aujourd'hui en poche, chez Points (307 p., 7 € 20).

Illustration 6

(Cet entretien croisé éditrice / traductrice est le premier volet d'un diptyque. Le suivant sera centré sur un autre roman singulier, Bernadette a disparu de Maria Semple édité dans la collection "Feux croisés" de Plon — cette fois nous rencontrerons Mathilde Bach, éditrice du roman et sa traductrice Carine Chichereau).