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Portfolio 22 mai 2025

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Todtnauberg – Une photographie du retour

À partir du hameau de Todtnauberg, lieu de la célèbre rencontre entre Heidegger et Celan, Matthias Koch explore en photographie les strates d’une mémoire européenne hantée par le retour cyclique des régimes autoritaires. Une méditation visuelle sur ce qui rôde dans les paysages et se répète dans l’histoire.

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  1. Illustration 1
    © Matthias Koch

    Dans sa série Todtnauberg, Matthias Koch ne photographie pas la Forêt-Noire : il photographie ce qui y rôde. Le silence d’un monde que l’on croyait révolu, et qui pourtant revient. Car ce n’est pas le paysage que Koch interroge, mais ce qu’il dissimule. 

  2. Illustration 2
    © Matthias Koch
  3. Illustration 3
    © Matthias Koch

    La série Todtnauberg, et plus spécifiquement cette photographie prises à Verdun, plonge le spectateur dans un paysage où la nature et l'histoire s'entrelacent pour évoquer la massification de la mort, un phénomène qui trouve l'une de ses expressions les plus terribles dans la Première Guerre mondiale. Verdun, symbole du carnage industriel, témoigne de la transformation de la guerre en une mécanique impersonnelle, où les corps des soldats furent broyés à une échelle jamais vue auparavant. Les champs de bataille, les bunkers et les sols criblés de cicatrices visibles sur cette image rappellent que ce lieu fut le théâtre de la mort de centaines de milliers d'hommes, pris dans l’engrenage de la technologie moderne appliquée à la destruction.

    Ce cliché, une abstraction du sol, pourrait être interprété comme une métaphore de l’anonymat des vies perdues. Chaque parcelle de terre semble contenir des fragments de mémoire, une archive silencieuse des événements indicibles. Cette image parle d’une humanité qui, à Verdun, a réduit l’individu à un rouage dans une machine de destruction massive.

    Cette réflexion sur la massification de la mort à Verdun invite aussi à envisager le caractère cyclique de cette mécanique dans l’histoire humaine. Du XXe siècle à aujourd’hui, les massacres de masse n'ont pas disparu, qu’ils soient perpétrés par des régimes totalitaires, au nom de l’idéologie, ou encore dans des conflits contemporains à caractère ethnique, politique ou religieux. Verdun, en tant que paradigme de la guerre industrielle, préfigure Auschwitz, Hiroshima, et d'autres lieux devenus symboles d’un mal systémique.

    En liant cette image à Todtnauberg, un lieu associé à la pensée philosophique de Heidegger, la série semble poser une question troublante : que reste-t-il de l’humanité lorsque celle-ci abdique devant une logique de productivité et de massification, même dans la mort ? Heidegger, dans ses écrits, dénonçait le danger de la "technè" déconnectée de l’éthique, une mise en garde qui résonne aujourd’hui alors que la modernité continue de produire ses propres formes de destruction à grande échelle.

    Ainsi, Verdun devient un miroir pour réfléchir sur l’histoire récente, sur l’incapacité humaine à rompre avec ce cycle de massacres de masse. Ces photographies transcendent leur dimension documentaire pour devenir une méditation visuelle sur le lien entre progrès technique, violence et mémoire collective, invitant à la contemplation d'un passé qui ne cesse de se répéter.

  4. Illustration 4
    © Matthias Koch
  5. Illustration 5
    © Matthias Koch

    Le nom même de Todtnauberg — ce hameau allemand où Heidegger écrivit une partie de son œuvre — agit ici comme un seuil, une fracture temporelle. C’est là que le philosophe reçut Paul Celan en 1949, dans un étrange face-à-face entre le penseur compromis et le poète rescapé des camps. De cette rencontre, il ne reste qu’un poème énigmatique, et un silence lourd d’abîmes.

  6. Illustration 6
    © Matthias Koch
  7. Illustration 7
    © Matthias Koch

    La photographie de la cabane de Martin Heidegger à Todtnauberg ne se limite pas à évoquer un lieu de pensée isolée. Elle incarne aussi un espace chargé d’histoire et de tensions philosophiques et mémorielles. Ce bâtiment enneigé, plongé dans une lumière sombre, est un symbole ambigu : à la fois refuge pour la réflexion et témoin silencieux de l’implication problématique de Heidegger avec le régime nazi.

    Todtnauberg, où Heidegger se retirait pour écrire, incarne son idéal d’un retour à une existence enracinée dans la nature. Ce lieu, associé à sa philosophie de l’être et du rapport à la terre, est marqué par un paradoxe. Si Heidegger y a élaboré des concepts fondamentaux, il est aussi resté silencieux sur son engagement avec le régime nazi et sur les atrocités de la Shoah. Ce silence, combiné à ses écrits teintés de notions nationalistes, continue d’alimenter les débats sur son héritage intellectuel.

    En 1967, le poète Paul Celan, survivant de la Shoah, rend visite à Heidegger dans cette cabane. Cette rencontre inspire son poème “Todtnauberg”, où il exprime l’attente d’un mot de rédemption de la part du philosophe – une attente déçue. Le poème traduit une confrontation entre deux perspectives : Heidegger, symbolisant une pensée tournée vers l’ontologie mais marquée par ses zones d’ombre, et Celan, porteur de la mémoire des victimes et d’une exigence éthique de reconnaissance.

    Dans le cadre de la série photographique Todtnauberg, cette cabane enneigée devient plus qu’un simple paysage. Elle évoque l’isolement, la temporalité immobile du lieu, et la tension entre le refuge philosophique et l’histoire non dite. La neige, dense et presque oppressante, semble enfouir autant qu’elle révèle : un espace de contemplation mais aussi de silence pesant.

    Todtnauberg, par son environnement alpin et son austérité, invite à réfléchir à la coexistence du naturel et de l’historique. La série capture cette dualité : une beauté brute, intemporelle, qui dialogue avec les traces d’un passé chargé. En explorant ce lieu, le spectateur est confronté à des questions sur la pensée, la mémoire, et les responsabilités qu’elles impliquent.

  8. Illustration 8
    © Matthias Koch

    Matthias Koch part de ce lieu pour remonter les strates d’une mémoire européenne non réconciliée. À travers des images volontairement austères, il évoque la persistance des régimes autoritaires, leur retour cyclique sous des formes nouvelles, parfois sournoises. Todtnauberg parle de cette tragique récurrence : l’éternel retour des horreurs que l’on croyait dépassées. Gaza, aujourd’hui, n’en est que le dernier exemple — effroyable, indéniable. On y bombarde des civils, on y piétine le droit, et l’Europe regarde ailleurs, comme tant de fois dans le passé. Koch, sans l’illustrer frontalement, le rappelle par l’écho visuel d’un monde en suspens.

  9. Illustration 9
    © Matthias Koch
  10. Illustration 10
    © Matthias Koch
  11. Illustration 11
    © Matthias Koch

    Cette photographie exhale une étrange alchimie entre l’innocence et une forme de défi silencieux. L’enfant, affalé sur une chaise longue ornée de motifs complexes, semble à la fois perdu dans un univers d’enfance et porteur d’une conscience aiguisée. La posture détendue mais légèrement défensive, combinée au doudou qu’il presse contre son visage et au chapeau à moitié abandonné, traduit une certaine rébellion, comme une subtile remise en question des attentes qui l’entourent. L’atmosphère nostalgique, accentuée par les couleurs saturées et les textures riches, évoque une scène figée dans une mémoire qui oscille entre douceur et tension

    En lien avec Oskar Matzerath, le héros de Le Tambour de Günter Grass, cette image semble résonner avec les thèmes du roman. Oskar, enfant extraordinaire qui décide à trois ans de ne plus grandir, refuse catégoriquement d'entrer dans le monde adulte qu’il perçoit comme corrompu et hypocrite. Ce refus devient une métaphore puissante : il rejette l'idée de conformité et de complicité face aux horreurs du monde, notamment le nazisme. À travers son regard aigu et son tambour, il critique et perturbe l'ordre établi. Dans cette photographie, le regard de l'enfant, à la fois intense et distant, porte une charge similaire : un mélange d’observation lucide et de retrait volontaire.

    L’enfant de la photo, comme Oskar, semble entre deux mondes. Tout comme Oskar refuse de grandir physiquement pour mieux observer et commenter, cet enfant exprime une résistance muette à travers des gestes et des attitudes. Le chapeau abandonné, par exemple, pourrait symboliser un rejet des rôles ou des attentes qu’on essaie de lui imposer. La chaise longue, avec ses motifs ornés et presque écrasants, évoque également l'univers adulte, un monde de règles et de structures que l'enfant choisit peut-être de défier subtilement.

    Chez Oskar, le tambour est un outil de rébellion et d'expression. Ici, bien qu'il n’y ait pas de tambour, le doudou tenu par l’enfant pourrait remplir une fonction similaire : une barrière entre lui et le monde, un moyen de préserver son propre espace de sécurité et d’expression. Tout comme le bruit assourdissant du tambour perturbe l’ordre chez Oskar, le regard direct de cet enfant, presque accusateur, interpelle et provoque une réflexion.

    Dans Le Tambour, Oskar n’est pas un simple témoin passif. Malgré son apparence d’enfant, il agit, manipule et participe parfois à des drames, incarnant la complexité morale de l’humanité. De manière similaire, l’enfant sur cette photo semble incarner cette dualité : à la fois vulnérable et étrangement puissant. Son regard suggère une compréhension des dynamiques environnantes bien au-delà de son âge apparent. Il est, comme Oskar, un être en marge, dont la position permet de révéler des vérités que d'autres ignorent ou évitent.

    Le roman de Grass est marqué par une esthétique du grotesque, mélangeant l’absurde, la comédie noire et le drame historique. Dans cette photo, on retrouve un écho de ce ton : l’enfant, avec ses chaussettes roses vives et ses chapeaux jetés négligemment, oscille entre le ridicule et le poignant. Ce contraste reflète la tension entre l’apparente légèreté de l’enfance et les profondeurs cachées d’un être conscient, voire rebelle.

    En fin de compte, Oskar Matzerath est une métaphore de la résistance, de la mémoire collective et des dilemmes moraux de l’humanité. Cet enfant photographié, dans son cadre intime mais lourd de sens, semble porter un message similaire. Il est un miroir : celui de la fragilité et de la force, de l’innocence et de la lucidité, du refus et de l’acceptation. Comme Oskar, il incarne un moment figé, entre la volonté de comprendre et celle de rester en dehors d’un monde qu’il ne veut pas encore, ou peut-être jamais,

  12. Illustration 12
    © Matthias Koch

    La photographie, avec cette mèche de cheveux noir isolée sur un drap blanc, déploie une tension poignante entre présence et absence, entre mémoire et oubli. La douceur de la lumière contraste avec l’intensité de la noirceur des cheveux, créant un dialogue visuel qui résonne avec l’opposition poétique entre les "goldenes Haar Margarete" et "aschenes Haar Sulamith" dans la "Todesfuge" de Paul Celan. Cette opposition évoque non seulement une dichotomie esthétique, mais surtout une scission existentielle : la célébration d’une beauté idéalisée contre la réduction d’une vie à la cendre, entre exaltation et effacement, entre perpétuation et destruction.

    Dans la "Todesfuge", les cheveux deviennent des marqueurs identitaires et symboliques, associés aux deux figures emblématiques que sont Margarete, incarnation d’un idéal germanique, et Sulamith, représentation du peuple juif anéanti par la Shoah. À travers ce motif, Celan superpose le quotidien et l’horreur, la musique et la mort, pour exposer la coexistence de la culture et de la barbarie. De manière similaire, cette photographie — prise dans un hôtel à Amsterdam après la visite de la Maison d’Anne Frank — inscrit ce détail intime et banal dans un contexte chargé de mémoire et de douleur. Le drap blanc évoque le lit anonyme d’un hôtel, mais aussi un suaire, une surface immaculée sur laquelle le temps a laissé son empreinte. Le cheveu, fragile et singulier, devient un vestige vivant, un témoin silencieux d’une histoire qui refuse de disparaître.

    Cette image s’inscrit dans un dialogue profond avec le vers de Celan : "Er ruft spielt süßer den Tod, der Tod ist ein Meister aus Deutschland." La simplicité apparente du cadre — une chambre impersonnelle, aux lignes dépouillées et aux teintes neutres — devient le théâtre d’une coexistence troublante entre le présent et le passé. L’espace contemporain, si ordinaire, est hanté par des présences invisibles, par des absences criantes. La mèche de cheveux, suspendue entre mouvement et immobilité, incarne la tension entre la continuité de la vie et la fragilité de l’existence face à l’Histoire. Elle est à la fois une trace et une question : que reste-t-il des vies emportées, des histoires étouffées ?

    Dans le contexte de la série "Todtnauberg", cette image se positionne comme un fragment poétique qui condense les dilemmes de la mémoire et de la transmission. Le choix du titre de la série lui-même, renvoyant à la célèbre rencontre entre Paul Celan et Martin Heidegger, évoque une quête de réconciliation intellectuelle et humaine qui demeure inaboutie. Ici, l’image renvoie non seulement au poème de Celan, mais aussi à l’histoire personnelle du photographe, à la relation entre le présent familial — représenté par sa fille — et l’Histoire collective. Le détail du cheveu noir devient alors une métaphore de l’héritage : un fil ténu reliant les générations, une trace laissée sur le drap blanc de la mémoire collective. Dans cette mise en tension entre l’intime et le collectif, entre l’instantané et l’éternité, la photographie devient un pont fragile mais essentiel, suspendu au-dessus de l’abîme du temps.

  13. Illustration 13
    © Matthias Koch

    À première vue, ce bâtiment enfoui sous la neige semble inoffensif, presque banal. Il émerge discrètement du paysage, un fragment de modernité lové dans la nature. Mais la simplicité de sa forme, son silence architectural, résonne étrangement avec les ombres du passé. Il y a dans cet abri, à demi enseveli, une ambiguïté troublante, comme une conversation muette entre l’oubli et la mémoire.

    La neige, épaisse et immaculée, recouvre la structure comme une tentative d’effacement. Elle apaise le regard, mais sous sa blancheur éclatante pourrait bien sommeiller le spectre de l’histoire. Ces lignes minimalistes, ce toit presque noyé dans le sol : tout cela n’est pas sans rappeler les chambres à gaz des camps de concentration, conçues pour être invisibles, pour cacher l’inconcevable. L’architecture a parfois cette froideur, ce pragmatisme terrifiant, où la fonction prime sur tout, où les murs deviennent complices du silence.

    Et puis, il y a l’endroit. Todtnauberg. Ce village de la Forêt-Noire, où Martin Heidegger venait philosopher, entouré des forêts et des montagnes. Un lieu où il rêvait l’authenticité de l’habitat humain, loin de la modernité dévorante. Mais le philosophe, avec son adhésion ambiguë au régime nazi, porte lui aussi ce poids d’un silence. Sa hutte n’est pas loin, cet espace qu’il pensait dédié à la pensée pure, mais où l’ombre de l’Histoire s’est infiltrée.

    Peut-être que ce bâtiment est une métaphore, ou simplement une coïncidence. Mais la neige ne fait pas que couvrir : elle révèle aussi. Ce vide, ce blanc dominant, c’est l’absence. L’absence de ceux qui ont disparu, l’absence de réponses claires face aux déchirures du passé. C’est un paysage figé dans le temps, où le mutisme des lieux crie plus fort que les mots.

  14. Illustration 14
    © Matthias Koch

    La photographie, oppressante et tragique, nous arrête net, comme un cri muet surgissant d’un abîme oublié. Ces crânes, disposés en une lugubre procession, racontent l’histoire d’un monde où la mort a été normalisée, rendue mécanique, où l’instant du souffle coupé s’est transformé en simple maillon d’une chaîne de production. La scène évoque une désolation industrielle, celle d’un univers où la vie n’a plus ni éclat ni mystère, où les visages sont devenus des numéros, et les corps des fragments recyclables.

    On songe à ce que Heidegger appelait le "déferlement de la technique", cette étrange ivresse de puissance qui nous pousse à maîtriser le vivant jusqu’à le réduire à un objet docile. Ici, tout semble avoir été vidé de sa substance : il ne reste qu’une matière inerte, empilée avec l’efficience froide d’une usine. Le regard des crânes, pourtant, résiste. Ces orbites creuses semblent nous observer, comme un tribunal silencieux, nous accusant de cette séparation fatale entre le savoir-faire et le savoir-être, entre la maîtrise technique et l’éthique oubliée.

    Dans cette image, la répétition est un poison. Elle nous parle d’un monde où tout s’assemble et se dissout dans la masse. Le crâne d’un animal devient l’allégorie de toutes les morts standardisées, qu’elles soient celles des abattoirs ou des charniers de l’Histoire. On pense aux trains qui roulaient vers l’Est, aux corps entassés dans les camps. Car c’est cela que fait la technique lorsqu’elle s’affranchit de l’humain : elle automatise le tragique, elle produit la mort comme un simple rouage.

    Cette scène est une "morsure du réel". Elle nous renvoie à notre propre faiblesse, à notre tendance à dissoudre le sens dans l’efficacité. Dans ce théâtre d’os et de chairs éteintes, il reste pourtant une leçon : celle du regard. Ces crânes, figés dans une éternelle fixité, nous rappellent que toute tentative de séparer la technique de l’éthique mène à l’absurde. Car au bout du processus, il n’y a plus que cela : un alignement de vestiges, le triomphe de la machine sur l’âme.

    Face à ces têtes, nous sommes seuls, démasqués. La photographie devient une mise en garde : si nous continuons à célébrer la technique sans la questionner, alors nous ne serons bientôt plus que les spectateurs passifs de notre propre disparition. À moins que, comme ces crânes qui nous fixent dans un dernier défi, nous ne trouvions la force de reprendre le contrôle de ce que nous créons, et de réconcilier l’outil avec le souffle.

  15. Illustration 15
    © Matthias Koch

    La photographie présente un homme vu de profil, cigare à la main, capturé dans un moment apparemment ordinaire. Cet homme, révélé comme étant le grand-père du photographe, ancien nazi, projette sur l'image une charge symbolique et mémorielle qui transcende la simple esthétique du portrait.

    L'image juxtapose la banalité du geste — fumer un cigare dans un cadre extérieur calme — avec la complexité morale et historique de l’individu représenté. Le visage de l'homme, ses lunettes imposantes, sa posture détendue, renvoient à une apparente normalité. Pourtant, cette même normalité devient troublante dès lors que l'on connaît son passé : elle évoque la "banalité du mal", concept développé par Hannah Arendt pour décrire comment des individus ordinaires peuvent devenir complices d’actes extraordinairement destructeurs dans un système totalitaire.

    Ce décalage entre le quotidien et l’implication dans des événements historiques tragiques inscrit cette photographie dans une réflexion sur l’ambiguïté des figures humaines, loin des caricatures simplificatrices.

    Dans le cadre de la série "Todtnauberg", cette image dialogue avec la figure du "Meister aus Deutschland", le "maître" évoqué par Paul Celan dans Todesfuge. Ce maître, symbole de l'autorité nazie, représente l’alliance pernicieuse entre la culture, le pouvoir et la violence. Ici, le cigare devient un détail presque provocant, renvoyant à une certaine prestance ou arrogance associée à des figures de pouvoir. La posture tranquille de l’homme évoque une double tension : celle d’un héritage idéologique lourd et celle du désengagement apparent que la photographie fige dans un instant suspendu.

    En choisissant de photographier son propre grand-père, Matthias Koch fait un geste audacieux, presque provocateur, dans la tradition des artistes qui interrogent leur propre héritage familial face aux tragédies historiques. La photographie n'est ni un acte d'accusation, ni une tentative de réhabilitation. Elle invite à contempler, à questionner, sans apporter de réponses simples.

    Ce portrait trouve une résonance dans le cadre plus large de la série Todtnauberg, qui explore un lieu emblématique du nazisme intellectuel à travers Heidegger et sa cabane. De la même manière que le paysage devient un témoin silencieux des idéologies passées, le visage de cet homme devient un "paysage humain", porteur de tensions entre l'intime et l'universel, entre l'histoire et la mémoire familiale.

    Regarder cette photographie, c’est être confronté à une question éthique fondamentale : comment représenter, dans l’art, ceux qui ont été complices d’un régime criminel ? Peut-on documenter sans glorifier, exposer sans juger ? La force de cette image réside précisément dans son ambiguïté, laissant le spectateur naviguer entre inconfort et réflexion.

    Ce portrait, avec sa simplicité apparente, devient ainsi un miroir tendu au spectateur, un espace où l’intime rencontre le poids de l’histoire collective.

  16. Illustration 16
    © Matthias Koch

    Todtnauberg est une mise en garde, mais aussi une élégie. Le photographe ne cherche pas à convaincre, mais à éveiller. Son regard n’est ni documentaire ni nostalgique : il est traversé par la philosophie, la littérature, et par l’expérience d’un Allemand vivant en France, attentif aux signes ténus d’un basculement latent. L’Histoire, suggère-t-il, n’est pas linéaire mais cyclique — et l’oubli en est le carburant.

  17. Illustration 17
    © Matthias Koch
  18. Illustration 18
    © Matthias Koch
  19. Illustration 19
    © Matthias Koch

    Dans un monde saturé d’images criardes et immédiates, les photographies de Matthias Koch demandent du temps. Elles s’adressent à une conscience éveillée, à celle ou celui qui sait que ce qui menace ne crie pas toujours, mais s’installe doucement, dans les replis du quotidien. À Todtnauberg, peut-être, tout recommence.

  20. Illustration 20
    © Matthias Koch
  21. Illustration 21
    © Matthias Koch

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