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Les vacances du futur.
Les vacances du futur ? Oui, celles pour lesquelles on ne part pas trop loin de chez soi, lors desquelles on rencontre un territoire, ses habitants, sa culture… Des vacances, surtout, où des familles vivant la grande pauvreté se mêlent à d’autres, se découvrent, se lient, cassent les préjugés, gagnent en fierté, et construisent, mine de rien, un autre demain. Ces vacances existent déjà dans une belle reculée du Jura, à la Bise, la maison de vacances d’ATD Quart-Monde. Sylvain et Linda, volontaire permanent à ATD Quart Monde, ont le bonheur de tenir cette maison, petit coin de paradis et preuve que si vivre ensemble est un défi, c’est surtout une chance ! Voici le récit d’un été à la Bise, en 24 photos de vacances prises par les uns et les autres, et raconté par Sylvain.
*Les prénoms ont été modifiés
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On dit quoi ?
Les accueillants, quand ils viennent pour la première fois, sont toujours un peu inquiets, se demandent s’ils seront à la hauteur, s’ils ne commettront pas de maladresse, et de quoi parlera-t-on ?.. Ils ont raison ; quand la vie vous a trop blessé, un mot, un regard, une question derrière lesquels vous sentez un jugement peuvent suffire à vous refermer. Pas question donc dans la première conversation de demander « vous faites quoi dans la vie ? », ou, « vous avez combien d’enfants ? ».. questions glissantes quand vous êtes au chômage depuis longtemps, que certains de vos enfants ne sont pas avec vous… Alors on apprend à parler de peu : « vous avez fait bon voyage ? », on commente la météo, ce qui nous entoure, on fait silence ensemble… On développe l’art de parler de rien pour être sûr d’être bien ! « Y a des détails quand tu arrives qui te disent la suite des choses. Même déjà au téléphone avant d’arriver, on s’est bien parlé », se souvenait Thomas.
Au fil du séjour, les conversations arriveront, on en saura plus sur ce que chacun a envie de dire de lui, et on s’en contentera. Quand on a tant de fois dû raconter sa vie à un juge, à la maîtresse des enfants, à l’assistante sociale, tant dû se justifier de ci ou de ça, avoir le droit de ne dire que ce qu’on veut de soi, et d’être vu sous son meilleur jour, c’est aussi ça être en vacances.
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Accueillir comme des amis.
Les heures qui précèdent l’arrivée des vacanciers ressemblent toujours à un tourbillon : on voudrait que tout soit parfait ! Nos enfants sentent l’ambiance changer, et nous demandent « c’est aujourd’hui qu’ils arrivent ? » Et naturellement on leur répond « oui, les amis arrivent vers 16h... » On ne se connaît pas encore, mais c’est sûr, on va devenir amis ! On fait des petits gâteaux qu’on dispose dans les chambres, on va récolter au jardin de quoi faire de jolis bouquets pour décorer les chambres et les tables, on passe un dernier coup de serpillière, on court à la gare… Et quand enfin les vacanciers arrivent, le rythme d’un coup s’apaise : On s’assoit à l’ombre, on boit un coup ensemble. Ils nous mettent « en vacances ». Les amis sont arrivés !
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Je ne suis jamais parti en vacances...
Le premier matin, on se réunit tous pour se présenter les uns aux autres, puis on se sépare, les enfants d’un coté et les adultes de l’autre, pour commencer à nous dire nos rêves pour ces 9 jours. On sait que dire ses rêves pour les vacances fait souvent remonter beaucoup de souffrances, les enfants n’ont pas besoin de tout entendre. « Manger tous ensemble », « ne pas avoir peur de la boite aux lettres », « oublier les soucis, moralement, ça fait du bien ; mon rêve c’est m’éclater », « j’ai 40 ans je suis jamais parti en vacances, ma famille, on avait peur », « être avec mes enfants »… On ne se connaît pas encore bien, et certains ont du mal à oser parler, on a appris à se donner le temps.
Et puis on construit le programme (hypermodifiable!) ensemble à partir des envies exprimées, et petit à petit, on voit que ça devient concret pour chacun, des rêves inespérés vont devenir réalité : « visiter une grotte, ce serait génial ! » « faire du vélo dans la campagne », « s’occuper des ânes », « mon fils pourrait donner à manger aux lapins ? Il serait trop content ! » « chercher du lait à la ferme ! » « un feu de camp avec des chamallows »… Comme le dit Claude, un ami de la Bise : « les vacances à la Bise c’est tout sauf des vacances au rabais ; c’est l’avenir du tourisme, on est à la pointe ! »
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J’en ai marre d’être qu’avec des gens qui me ressemblent.
Pour chaque séjour, on compose une petite équipe de bénévoles pour accueillir avec nous les vacanciers. Ils arrivent deux jours avant, on prend le temps de se connaître pour faire équipe, de leur expliquer ce qu’on va chercher à vivre, de leur présenter la maison pour qu’ils la connaissent… Pendant un séjour, il y avait trois étudiants d’une école d’ingénieur qui étaient venus ensemble, sans trop se connaître. J’ai été très frappé car quand on les a accueillis, chacun a dit en gros : « je suis venu car j’en ai marre d’être qu’avec des gens qui me ressemblent ! » Et ils ont bien fait ! Dans ce séjour il y avait Emir, venu de Marseille avec sa mère et ses deux petites sœurs. Emir avait 16 ans, était déscolarisé depuis deux ans, et portait lui aussi le poids de n’être qu’avec des gens qui lui ressemblent. Alors quand Emir, tellement avide d’élargir sa vie, lançait la conversation en demandant aux étudiants : « c’est quoi ton meilleur souvenir d’enfance ? », ou « tu te vois comment dans 20 ans ? », et que les quatre amis se racontaient ainsi pendant les heures douces de l’été, - quand à l’ombre du grand marronnier, les parents somnolent autour du café et que les enfants, infatigables, tournent sur leurs vélos- moi je me régalais d’être là et d’assister encore une fois au miracle de la rencontre.
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Pronostics impossibles.
Personne ne pourrait écrire le scénario d’un séjour sans se tromper. Manon avait un peu ses exigences question nourriture, et au petit déj elle ne prenait qu’un verre de jus, jus avec lequel elle était venue. Mais comme il était dans le frigo, d’autres l’ont bu sans penser mal faire. Et quand un matin Manon s’est levée et n’a pas trouvé son jus, j’ai senti qu’on n’était pas loin d’une crise. J’ai attrapé mon fils pour qu’il prenne son vélo et aille vite acheter le jus en question. Manon a entendu que je l’envoyais et s’est dit qu’un tour en vélo ne lui ferait pas de mal non plus, et elle est partie chercher un vélo. Thibault, un papa, a trouvé l’idée bonne et a attrapé un vélo, a assis son bébé sur le siège enfant, et ils partaient tous quand le fils de Manon les a rattrapés en fonçant debout sur ses pédales (oui on a toute une collection de vélos!) J’étais déjà bien content qu’un germe de conflit se transforme en balade à vélo matinale et spontanée. Mais quand la petite équipée est rentrée deux heures plus tard et nous a raconté qu’ils avaient pris le temps de visiter Arbois, et de déguster en terrasse des chocolats d’Hirsinger, meilleur ouvrier chocolatier de France, je me suis dit que la vie est belle… et vraiment imprévisible !
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Les rencontres.
On est volontaires d’ATD Quart-Monde depuis douze ans. Pour notre première mission, nous avons vécu quatre ans dans un CHRS. Nous voisinions avec des familles qui avaient vécu l’errance ; nous nous sommes liés dans les difficultés, sommes devenus amis avec certaines. Surtout, nous avons beaucoup appris d’elles, et ce savoir nous est précieux. Elles nous ont appris, entre bien d’autres choses, que quand vous vivez la misère, votre expérience de l’humanité, de la rencontre de l’autre se réduit petit à petit aux moqueries, aux humiliations, à l’incompréhension ; et alors peu à peu pour vous défendre il ne vous reste qu’à vous isoler et à essayer de devenir invisible.
Venir à la Bise est donc une grosse prise de risque, un acte de courage et de confiance envers les personnes qui vous ont accompagné pour que ce projet devienne réalité, et c’est pour ça qu’on soigne tant l’accueil.
Le lendemain de l’arrivée des vacanciers, on leur propose d’aller à pied à la cascade des tufs, à deux kilomètres. Et on insiste un peu pour que chacun vienne, car on veut que chacun sente que la Bise n’est pas une bulle, et qu’au dehors aussi il sera bien. On essaie que tous les habitants du coin connaissent la Bise pour que quand on croise quelqu’un en chemin, nos hôtes sentent sur eux la chaleur de regards bienveillants. Et que ça les regonfle, que ça leur redonne le sens de leur dignité, de leur droit de vivre au milieu des autres, le goût des rencontres.
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Les rencontres toujours.
A pied, en vélo, en voiture, peu importe, il ne se passe pas un séjour sans qu’on aille chercher du lait à la ferme de Maurice et Marie-Jo. Le lait est un prétexte (même si en rentrant on se régale de quantités de bonnes crêpes!) pour aller les rencontrer autour de leurs vaches, veaux, génisses ou lapins. Car la rencontre est toujours belles. Quelle image que celle d’Achour, qui avait quitté enfant son village d’Algérie et n’avait depuis plus rencontré un paysan, embrassant Maurice comme du bon pain tant son plaisir était grand de retrouver en lui ses parents ! Une autre fois, c’était Paula la polonaise qui, dès qu’elle est entrée dans l’étable, retrouvant les gestes de son enfance, a empoigné la fourche et commencé à remuer le foin.
Mon meilleur souvenir en cette ferme c’est d’avoir un jour trouvé un petit groupe parti devant en voiture, attablé avec Marie-Jo dans sa cuisine, prenant tranquillement le café en nous attendant. Quelle fierté, quel aplomb retrouvé dans les yeux de Lydie, « ben quoi, on allait pas vous attendre dehors ! » Quand depuis des années, on vous claque les portes au nez, être accueilli « normalement », wouaah, ça vous relève d’un coup!
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Qui est qui ?
Quand on présente la Bise, à des travailleurs sociaux, à des institutions, on nous demande toujours combien de vacanciers on peut accueillir, et combien d’accueillants ça mobilise… Et les gens sont souvent surpris qu’on soit aussi nombreux pour 4 ou 5 familles. En fait c’est ça le luxe de la Bise, c’est qu’on s’en fiche de combien on est, et selon quelles proportions car si on regarde ça, on se fige dans des rôles : ceux qui aident et ceux qui ont besoin d’être aidés ; ce qui ne correspond en rien à ce qu’on cherche à vivre. A la Bise, tout notre travail c’est d’estomper les différences entre vacanciers et accueillants, pour être simplement tous bien ensemble. Michel, un ami, vient à chaque séjour animer une soirée avec des jeux coopératifs qu’il fabrique. Son plaisir c’est d’arriver et de ne pas savoir qui est vacancier et qui est accueillant, et d’arriver à tous nous faire jouer !
Voilà Linda et Hélène qui soutiennent Lydie et Maël pour qu’ils vivent un moment réussi, Frédérique répare des vélos, Fatih est en cuisine pendant que Maxence et Adel jouent au ping-pong… Vous voudriez savoir qui est qui ? Écoutez plutôt Thibault : « On s’est mélangés sans regarder qui est qui, et ça, ça va rester car on va en parler! » (Qui est Thibault ? Si on vous demande, vous direz que c’est un de mes amis, vous êtes sûr de ne pas vous tromper!)
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Et puisque ça semble si important, encore Qui est qui ?
Avec Linda, ma femme, notre anniversaire de mariage (quinze ans!) tombait pendant un séjour, et on s’était dit que tant pis. Mais voilà qu’Hélène et Thibault célébraient leurs dix ans, et avaient bien l’intention de profiter d’être en vacances à la Bise pour les fêter ! Du coup, on a fêté ensemble, on s’est maquillés, déguisés, on a gonflé des ballons, les enfants ont lu des poèmes, cueilli des bouquets, on a dansé dehors, plus personne ne voulait se coucher… On n’aurait pu rêver plus belle fête !
Et comme cadeau, Hélène nous a offert avant de partir son analyse de ces vacances, qu’on garde depuis comme un trésor, et qu’on partage comme un chef d’œuvre :
« On a vécu quelque chose d’unique : ce n’était pas long, mais on dirait qu’on a fait un mois. On a plein de souvenirs, les gens sont accueillants, les bénévoles supers, c’est au-delà des mots. L’argent peut pas payer ça ! Ça dépasse l’hôtel de luxe, parce qu’ici, ce que vous faites, c’est en donnant de vous, c’est humain. Je savais pas que ce genre d’endroit pouvait exister, où on met tout le monde au même niveau, il y a le respect, la dignité, pour chacun… qu’on soit blanc , noir, gros , mince… surtout quand on n’a plus confiance en nous ! On dirait qu’on vivait comme une famille… quelqu’un qui arrive ici ne pourrait pas dire qui est qui… Est ce qu’avec tout l’or du monde on peut revivre ce qu’on a vécu ? L’humanité existe encore, c’est ça qu’on vit ici.» Merci.
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Animaux stratégiques.
Je vais pas vous faire croire que tout ça va facilement, sans conflits, sans crises… Je vous disais qu’en quelques années de volontariat, on a beaucoup appris, et toutes sortes de choses. Parmi celles-ci, disons qu’on a développé un certain savoir faire pour dévier une conversation, demander un coup de main pour séparer au bon moment, quand l’ambiance part en vrille…
Les animaux nous aident beaucoup car il y a toujours à faire : nettoyer les clapiers, chercher les œufs, brosser les ânes, ça fait du bien comme un beau paysage : ça lave les idées. Ils m’énervent pourtant les ânes, quand on part en balade et que Galopin ne pense qu’à manger pendant que Juju veut courir devant !.. Mais y a rien à dire, ils font largement leur travail en se laissant brosser au moment où on a absolument besoin que là, maintenant, quelqu’un vienne les brosser !
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Comme une famille.
La misère empêche de garder près de soi ceux qu’on aime. C’est tellement vrai quand on sépare parents et enfants par un placement ; c’est vrai aussi quand vous devez quitter votre pays. Très souvent les vacanciers nous disent qu’à la Bise ils se sont sentis comme en famille. C’était le cas d’Anis cet été : « j’ai fait 8 ans sans voir ma famille au pays. Ici j’ai retrouvé la chaleur de la famille, comme entre frères et sœurs. Je n’oublierai pas ces moments très précieux. »
Ce que j’aime sur cette photo, c’est qu’on dirait une bande de cousins réunis autour du petit dernier. Mais quelle bande de cousins ! Quand on se promène ensemble, je me demande souvent ce que les gens qu’on croise peuvent comprendre de qui on est les uns pour les autres. Une belle famille en tout cas !
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Être celui qui a besoin d’aide.
Je vous ai dit que pendant le séjour, on cherche à estomper la différence entre vacanciers et accueillants. Mais il y a quand même toute une logistique à assurer quand on est 30 dans la maison, et entre accueillants on se répartit quelques taches pour être sûr que tout roule. Ce matin-là je devais passer un coup de balais dans la maison. Mathis s’ennuyait et s’excitait, ça n’annonçait rien de bon. Je lui ai proposé de m’aider en ramassant les tas de poussières, une façon d’être ensemble. Il était si fier de m’aider ! J’ai posé mon balais et couru chercher l’appareil photo pour, plus tard, partager ce moment avec sa maman, je voulais qu’elle aussi puisse être fière de lui. (ça fait tellement du bien d’être fier de son enfant, combien plus quand on vous fait douter de votre capacité à être parent!)
Souvent, demander de l’aide c’est faire honneur. J’aime beaucoup cette photo.
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OQTF
Pendant le séjour, on cherche toujours un bon moment pour faire une photo de famille, comme une preuve de la joie vécue ensemble. Souvent, les visages sont paisibles, la sérénité est un fruit qui se cueille bien à la Bise.
Quelques semaines après le séjour, on a eu des nouvelles de la famille d’Assia. Mauvaises. Ils ont reçu une OQTF, une Obligation de Quitter le Territoire Français. Pour aller ou ? Ils sont en France depuis 8 ans, les enfants ne se connaissent pas d’autre pays. Le mal de l’administration c’est qu’elle n’a pas de cœur. Si « elle » avait vu Anouar et Aziza s’occuper des plus petits… et Assia porter tant d’attention à chacun…
On cherche à construire une paix profonde, solide, ancrée dans nos rires partagés, et on a l’impression que d’autres sèment la haine en notre nom. Ça donne envie de pleurer.
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Le plaisir de rire.
Les vacances à la Bise, c’est du collectif. Pendant 9 jours, on est une trentaine dans la maison, c’est un défi, encore plus quand le quotidien est fait d’isolement, comme pour Lydie : « Quand je suis arrivée j’avais grave les pétoches pour la vie en collectivité… moi ma vie c’est moi et mon fils, on croise le facteur et l’éducateur, sinon on voit personne... »
Pour Kenza, ce n’était pas facile de voir son fils de 4 ans sympathiser dès le premier jour avec Jorge, un papa marqué par les déceptions, et souvent amer. Pour son fils, Kenza était souvent obligée d’être avec Jorge, elle faisait l’effort. Dans la voiture en les ramenant à la gare, Kenza m’a dit « hier, j’ai tellement ri, c’est rare que je ris comme ça, ça faisait très longtemps, il est trop drôle Jorge ! », et ça m’a touché qu’elle lui reconnaisse cette grande qualité.
Souvent les vacanciers sont surpris de rire, comme s’ils avaient oublié ce que ça fait !
Cette photo n’est pas bien belle, mais ce que je trouve beau, c’est Anabelle et Édouard, aux vies si dures, rire aux éclats ensemble.
Au fond on voit Tom et Samir sur un banc. Ils se sont connus quelques semaines plus tôt lors d’un chantier-jeunes à la Bise. Tom est revenu comme accueillant, et Samir qui n’habite pas loin vient souvent filer des coups de main. Samir est afghan, il vient d’obtenir le statut de réfugié. Il était de passage ce jour là et c’est le genre d’imprévu que j’aime ; que tout le monde sente qu’il n’y a rien de plus naturel que d’être bien ensemble.
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Elle est où la télé ?
A la Bise il n’y a pas de télé, pas de wifi, presque rien dans les chambres, on se lance à chaque fois le défi de ne pas s’ennuyer et d’être bien ensemble, simplement !
Voilà un extrait de discutions entre parents, à la fin d’un séjour :
-Assia : quand on est entrés dans la chambre, les enfants ont pleuré car y a pas de télé.
-Marion : pareil les miens.
-Kenza : mon fils a oublié la télé, on n’a même pas eu le temps d’y penser…
-Fadila : c’est bien ici car il n’y a pas d’écran ! c’est fini tout ça la tablette… Ici on oublie plein de choses, j’étais accro aux écrans. Je vais me souvenir de comment j’étais ici et essayer de changer quelque chose.
Jorge : tous ces écrans c’est du sabotage ; c’est bien qu’il n’y ait pas de télé. Il faut pas que les vacances nous servent à rien !
-Fadila : dans ma tête ce sera différent !
-Fadila : vélo, couture, je vais faire du vélo ça c’est sur !
-Jorge : oui, achète ton vélo.
-Fatih : ici tu vis dans la réalité.
-Fadila : on a un peu tous cette vie là, de pas sortir de chez nous, de voir personne…
-Jorge : J’ai le même problème que vous, je suis arrivé à un point où je ne dis plus bonjour…
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Les rencontres encore.
Pendant le séjour, plein d’amis viennent nous rejoindre pour quelques heures : Serge et Nicole viennent animer avec toute leur douceur un atelier bois, Michel vient une soirée avec sa guitare, Bernadette propose un atelier couture, Henryelle vient mettre entre toutes les mains ses crochets et ses pelotes de laine, Céline fait travailler les petites mains dans la pâte à sel… Tous ces amis de la Bise viennent discrètement distiller de la fierté : car avec eux, tout le monde réussit toujours ce qu’il entreprend ; et cette fierté détend les visages, comme celui de Fadila : « Ce sac je l’ai fait moi même, comme ce foulard. En rentrant, je vais me sentir bizarre : j’ai fait quelque chose de ma vie, pas comme avant, c’est différent, c’est les plus belles vacances de toute ma vie ! Ça m’a fait du bien, je vais avoir de beaux souvenirs qui partiront jamais de ma mémoire. »
Je trouve tant de paix dans cette photo !
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Il y a des courgettes au potager?
Quand de la cuisine retentit cet appel, c’est comme un cadeau ! Bien sûr qu’il y a des courgettes au potager! Alors dans ma tête la question devient « à qui offrir le plaisir d’aller les récolter ? »
De la terrasse, j’observe les enfants pour voir qui sera le chanceux ce matin… Y a pas d’urgence, j’attends un signe d’ennui, qu’une dispute pointe, ou un petit coup de mou. « Tiens, Mabel, viens voir j’ai besoin de toi… Maya voudrait des courgettes pour le repas de ce midi, on va aller les récolter ». J’en profite pour attraper Chloé, et les voilà toutes les deux au pays des fleurs, je n’ai plus qu’à courir chercher mon appareil photo...
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Moi et ceux que j’aime.
J’aime beaucoup cette photo, sans doute parce que j’admire beaucoup cette maman. Elle habite à 10km de la Bise. Elle n’était jamais partie en vacances avec ses enfants, et a passé les 3 premiers jours du séjour à l’hôpital pour veiller sa fille qui s’était cognée la tête en jouant. Jamais elle ne s’est plainte de ce début de vacances raté. Elle nous remerciait de prendre soin des garçons pendant ce temps. Aimer comme une mère seule, c’est sans doute aimer ses enfants à s’en oublier soi même. Les enfants, dans le plaisir présent, s’en fichent de cette photo de famille. Mais combien elle est importante pour Marion : être belle, avec ceux qu’elle aime, beaux. La dignité d’une mère, à aimanter sur le frigo.
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Balade au Mont Poupet.
L’été à la Bise on est toujours nombreux, et ça fait du bien quand le programme nous permet de l’être moins. Une fin d’après midi on est partis à quelques uns au Mont Poupet, qui culmine à 800m. On espérait voir des deltaplanes, mais le vent n’était pas de la partie… Qu’importe, on s’est assis sur l’aire d’envol, les enfants sont partis cueillir des framboises et des fleurs pour leurs mamans, pendant qu’on s’abîmait dans le paysage. Le temps est passé doucement, comme l’ombre des nuages sur les bois et les prés, en bas ; on dirait que la grandeur de la nature éclaircissait nos pensées.
On est rentrés bien tard, on s’en fichait, on était en vacances.
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Album photo.
Il est un luxe qu’on s’offre à la Bise, c’est celui des albums photo. Pendant le séjour, on mitraille en cherchant particulièrement à fixer la joie, la complicité familiale, les moments de fierté, les visages détendus, les amitiés, les rencontres… Et au bout de quelques jours, on s’assoit devant un ordi avec chaque famille une par une pour que celles-ci choisissent les photos pour leur album. Regarder et choisir les photos prend du temps, mais c’est tellement bon de se raconter déjà ces souvenirs. « Cette photo, je la veux !», « Là c’est mon fils, je ne savais pas qu’il avait donné à manger au lapin !» , « Tu as une photo de quand je faisais du vélo avec mes enfants ?», « Là ta fille était tellement concentrée, c’est beau !.. »
Les derniers jours, on laisse sur une grande table tout le matériel pour faire les albums photos, et les parents s’y mettent quand ils ont le temps. Souvent, ils y passent de longues heures, pour que l’album soit beau, sans fautes d’orthographes… les familles savent que ce qu’elles ont vécu à la Bise sera dur à raconter, que dans la lourdeur du quotidien, on peut oublier qu’on est capables de rire, de se faire des amis, d’être bien ensemble, d’oser, de créer. Alors cet album est la preuve de votre grandeur profonde, de votre propension au bonheur, quand la vie veut vous écraser… un trésor comme pour Kalila : « l’album c’est pour mes garçons, je leur donnerai pour leur mariage. Ce sera l’objet de la famille, ça appartiendra à mes fils quand ils se marieront ».
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Merci pour ma mère.
La veille du départ, on s’offre entre adultes un temps qu’on appelle le café des parents : un temps qu’on prend pour être sûr de ne pas se quitter sans avoir pu se dire les uns aux autres ce qu’on a vécu. Quand chacun sera rentré chez soi, comment pourra-t-on raconter ce qu’on a vécu ? Qui pourra en comprendre l’intensité, croire qu’on a été capables de ces joies là ? Alors on prend ce temps de se raconter nos vacances entre nous, occasions de se remercier, de rappeler un moment fort, de rire d’une anecdote… Une fois on avait fait une exception et Emir était avec nous : il avait 16 ans et était le seul ado du séjour, on voulait qu’il puisse lui aussi participer à ce temps. Pas facile pour un ado de dire aux adultes ce qu’il a vécu. « Je vous remercie pour ma mère car d’habitude elle n’est pas aussi souriante. Merci pour maman qui est plus souriante ». Voilà ce qu’Emir a dit, et c’était beau.
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Dernier jour.
Le dernier soir, on se rassemble pour regarder un diaporama du séjour, et c’est un feu d’artifice ! On vit tant en quelques jours : les photos rappellent les rencontres, les premiers jours, les moments tendres, les rires, les paysages, les jeux… On veille à ce que chacun y apparaisse et s’y trouve beau, on le regarde deux fois, trois fois, quatre fois, on voudrait que ça ne s’arrête pas toute cette joie. Souvent chacun est déjà un petit peu en train de rentrer dans sa tête, et le contraste fait mal. « je vais rester ici, me cacher dans la foret, dormir avec les ânes ! » « ça va être dur de partir » « on va s’enfermer dans nos chambres pour pas partir ! » « depuis 3 jours, je prépare mon fils au départ » « On va en avoir gros demain » « quand j’ai dit aux enfants qu’on partait demain, on aurait dit un deuil national dans la chambre... »
Si vous vous demandez à quoi bon des vacances dans des vies si dures, vous pouvez penser à votre propre envie de vacances, au bien que ça vous fait de partir, déjà depuis avant et encore après être rentré. Et vous multipliez ça par je sais pas combien… et vous avez une part de la réponse.
Le reste de la réponse appartient à chacun. Après son séjour Paula a retrouvé un travail, Killian a eu la force de demander que ses enfants lui soient rendus et a gagné, Édouard a commencé une formation et tient bon, Manon s’est battue pour garder ses enfants et a gagné elle aussi… Tout ça c’est du bonus !
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Vous nous avez réappris des choses que la misère nous a fait oublier.
Au moment du départ, tout le monde court au bout du chemin pour faire une hola à ceux qui partent. C’est encore un petit bout de fête, les rires et les larmes sont là en même temps. J’étais dans la voiture pour accompagner Kenza et son fils à la gare. On regardait les bras qui nous saluaient dans les rétros, et Kenza dit : « vous nous avez montré des gestes simples qu’on avait oubliés. Avec les soucis, le stress, on oublie ce qu’on sait faire ». A la Bise on essaie, en quelques jours, de permettre que remonte en chacun ce que la misère a enfoui, le meilleur de lui même, son aspiration à faire du bien aux autres. L’importance de se quitter dans la joie, pour que chacun en emporte une grosse réserve, Kenza l’avait oubliée, bouffée par les angoisses d’une vie trop dure. Mais sentir cette richesse remonter en elle l’a transformée. Après un silence dans la voiture elle a ajouté : « je ne sais pas qui a inventé cette maison, mais je vais prier Dieu pour lui ».
Celui qui a inventé cette maison, c’est Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart-Monde, et je finis le récit de cet été à la Bise en le citant, car il a tant raison (lisez le!), comme quand il découvre pour nous que : "le meilleur de soi-même, enfin partagé, est bien la réponse à la question humaine de l'exclusion."
Portfolio 25 août 2022
Les vacances du futur : un été à la Bise, avec ATD Quart Monde
[REDIFFUSION] « Au fil du séjour, les conversations arriveront, on en saura plus sur ce que chacun a envie de dire de lui, et on s’en contentera. » Le récit d’un été à la Bise, en 24 photos prises par les uns et les autres et racontées par Sylvain, volontaire permanent à ATD Quart Monde.
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