Jocelyn Valton (avatar)

Jocelyn Valton

Critique d'Art - AICA SC

Abonné·e de Mediapart

20 Billets

0 Édition

Portfolio 23 septembre 2023

Jocelyn Valton (avatar)

Jocelyn Valton

Critique d'Art - AICA SC

Abonné·e de Mediapart

EXTRACTIONS CULTURELLES EN CARAÏBES OU LE SYNDROME D’ATAHUALPA

Le texte qui suit porte témoignage de violences institutionnelles qui furent commises en Guadeloupe entre 2013 et 2017, dans le cadre d’un projet de création d’une ressource pédagogique avec le ministère de l’Education nationale et le réseau CANOPÉ sur « l’Art des Caraïbes-Amériques ».

Jocelyn Valton (avatar)

Jocelyn Valton

Critique d'Art - AICA SC

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

  1. Illustration 1

    Plaque / bronze, pillée lors de l’expédition punitive de 1897 par les Britanniques - Royaume du Bénin : Metropolitan Museum of Art, N-Y

    Un contre-récit décolonial

    Le texte qui suit porte témoignage de violences institutionnelles qui furent commises en Guadeloupe entre 2013 et 2017, dans le cadre d’un projet de création d’une ressource pédagogique avec le ministère de l’Education nationale et le réseau CANOPÉ sur « l’Art des Caraïbes-Amériques ». Initiateur de ce projet, je l’ai codirigé, ai conçu son cadre conceptuel et ses principales orientations, pour en être brutalement évincé avant qu’il ne soit mis en ligne sur le site de CANOPÉ. Ces faits dont je propose une analyse, s’inscrivent dans une longue histoire de violences coloniales, physiques ou symboliques, commises dans les ‘‘outre-mer’’, singulièrement dans les Antilles françaises, coincées dans l’impasse d’une décolonisation inachevée. D’emblée, les relations de dépendance et de subordination entre la France hexagonale et ces territoires lointains, en font un terreau fertile pour les abus de pouvoir. Dans le cas présent, ces violences systémiques ont pris la forme d’une extraction de richesses culturelles, d’un pillage de savoir, de l’effacement et de l’invisibilisation du travail d’un Afro-Caribéen, finalement d’une oppression raciale, au détriment d’une jeunesse à laquelle était destinée cette ressource pédagogique. C’est par effraction que ce texte prend place dans les interstices du discours dominant qui veut s’imposer comme discours de vérité. Ce contre-récit répond à la nécessité de faire archive en marge de l’histoire officielle tronquée, une histoire dont les subalternes sont les habituels exclus. 

    Il a fallu exorciser des démons pour témoigner de cet « épistémicide », une forme de violences spécifiques exercées contre les savoirs issus de cultures subalternisées. Les épistémicides visent l’invisibilisation de ces savoirs et/ou de ceux qui les produisent, peuvent aller jusqu’à l’extrême de leur destruction totale et définitive. En quoi les épistémicides, en temps de guerre comme en temps de paix, sont des brigandages, des crimes contre la culture, l’art et les manières de savoirs. Pas de remède pour la destruction totale d’un artéfact[1]et la chaine de savoirs à laquelle il est relié, comme les Codex mayas brulés par les conquistadors au XVIe siècle, mais témoigner aussi précisément que possible. Tel est l’ultime moyen de résistance pour redonner forme à ce que la domination, d’où qu’elle vienne, voulait invisibiliser.  

    "Se nommer soi-même, c'est écrire le monde" - Édouard Glissant, Le Discours antillais

    * 

    Durant ces trois à quatre années, j’ai été au cœur d’un processus d’extraction. Un type de prédation qui relève dans ce cas d’une logique d’appropriation de richesses immatérielles dans le domaine des savoirs, de la culture, de l’art et/ou de l’esthétique. Ces appropriations illégitimes sont le fait de prédateurs exogènes, elles ont pour corollaire, l’invalidation et l’effacement des expertises autochtones. Ces épistémicides[2] qui soulèvent des questions éthiques, sont perpétrés dans le cadre de relations asymétriques de colonialité du savoir et du pouvoir. L’archétype du prédateur extractiviste est le ‘‘white savior’’. Un ‘‘sauveur blanc’’ messianique, qui croit mieux savoir que les subalternisés, ce qui est bon pour eux, malgré eux. Habité par cette conviction, il se pose en spécialiste, décide d’agir pour eux et dès lors, peut piller leurs productions, procéder à leur effacement, invisibiliser leur travail.[3] C’est ainsi que l’Occident fabrique des ‘‘Nouveaux Mondes’’ à son image, plutôt que d’accueillir l’extraordinaire polyphonie du monde. Il a créé les africanistes pour inventer son Afrique, les orientalistes pour inventer son Orient, autant de doubles distordus dans son miroir déformant.[4]

     Les origines du projet Art des Caraïbes-Amériques :

    Dès le milieu des années 1990, lors de réunions plénières, j’ai régulièrement signalé aux Inspecteurs Pédagogiques Régionaux (IPR) d’arts plastiques qui se sont succédés en Guadeloupe, le fait que les références artistiques proposées aux élèves, les renvoyaient de manière quasi exclusive à un champ de références occidentales. Une situation de colonialité du savoir [5] caricaturale et aliénante pour des élèves majoritairement afro-descendants (et leurs enseignants), vivant à des milliers de kilomètres des capitales occidentales. D’autre part, il n’existait aucune ressource pédagogique située pour l’enseignement des arts plastiques, valorisant le contexte culturel et artistique des Caraïbes confiné dans une zone de relégation. L’évocation répétée de cette situation aux IPR (tous Français de la ‘‘métropole’’), créait malaise et embarras tant elle illustrait une situation typiquement coloniale. Depuis toujours, la violence de cette conception des arts plastiques nous était imposée comme la seule norme, une forme de terminus qu’il n’y avait pas lieu de dépasser. Une norme à laquelle nous avions tous appris à nous soumettre et qu’à l’école, il nous fallait transmettre.

     

    Septembre 2012, arrive une nouvelle IPR d’arts plastiques qui va assurer à sa demande, une mission partagée entre l’Hexagone et la Guadeloupe. Fait nouveau, elle semble disposée à prêter l’oreille à ces questions que je pose depuis longtemps dans un climat d’indifférence. En effet, dès sa première rencontre avec les enseignants d’arts plastiques de l’île, je lui ai parlé d’un article : « Une École pour la République Archipel » (une lettre ouverte aux ministres de la Culture et de l'Éducation nationale), que je venais de publier dans Médiapart.[6] Dans ce texte, il est question d’une œuvre inscrite au programme de l’option arts plastiques du Bac de 2010 à 2012 : L’Arbre des Voyelles (moulage en bronze grandeur nature d’un chêne déraciné). Une œuvre installée au Jardin des Tuileries à Paris et créée par l’artiste de renommé internationale, l’Italien Giuseppe Penone. J’y soulignais que le lien entre Jean-Baptiste Colbert, personnage clé de l’histoire de l’esclavage colonial et le site d’implantation de l’œuvre, avait été ignoré par G. Penone et que ce lien était également passé sous silence dans la brochure éditée par le CNDP (actuel CANOPÉ) destinée aux professeurs de lycée. L’article mettait en lumière la constante française d’une vision sélective de l’histoire, la non prise en compte des réalités culturelles et artistiques extra-hexagonales, ainsi que le caractère très eurocentré des programmes scolaires. Le texte suscita l’intérêt de l’IPR dès nos premiers échanges et fut l’élément déclencheur du projet « Art des Caraïbes-Amériques ».

    Le paradigme colonial : 

    « Mais nous avons besoin de pédagogies débarrassées des illusions universalistes, alimentant le désir pour ces formes habiles de continuité prédatrice, où l’on « travaille avec des communautés minoritaires » par exemple, plutôt qu’à construire les espaces qui permettraient, à terme, à celles-ci de développer leurs propres outils et d’œuvrer enfin par et pour elles-mêmes. L’espace d’une rencontre deviendrait alors possible, plus tard, dans de nouvelles conditions, lesquelles seraient moins radicalement asymétriques. » 

    Olivier Marbœuf : Suites décoloniales – S’enfuir de la plantation, Éditions du commun, 2022 

    Totalement étrangère à la culture des Caraïbes ainsi qu’elle devait le confesser lors d’un déjeuner de travail avec le conservateur du musée Schœlcher de Pointe-à-Pitre, la nouvelle inspectrice ‘‘missionnée’’ en Guadeloupe, disait ne savoir de l’archipel que ce qu’elle avait pu lire dans le « Guide du routard » (!) Un fait coutumier dans les ‘‘outre-mer’’ où des ‘‘métropolitains’’, ignorant tout d’un contexte dans lequel ils opèrent, se voient autorisés par les fonctions qu’ils occupent, à prendre des décisions fortement impactantes pour les habitants natifs de ces territoires. Colonialité du pouvoir.[7] 

    Après des échanges nourris autour de mes textes et de l’absence de références artistiques caribéennes dans les programmes scolaires dont l’Hexagone a le monopole, l’IPR me proposa d’être la cheville ouvrière d’un projet académique sur l’art de la Caraïbe, destiné tant aux enseignants qu’aux élèves. Je devais y apporter mon expertise de critique d’art. Elle me proposait aussi de diriger un groupe TraAM Arts Plastiques (Travaux Académiques Mutualisés), un dispositif national pour faciliter l’usage du numérique à l’école. J’acceptai de mener de front ces deux projets, à condition que le travail du TraAM[8] soit aligné sur les recherches du groupe Art des Caraïbes qui était ma priorité. 

    Changer le vieux modèle : 

    Il ne peut simplement s’agir d’ajouter quelque chose à ce qui existe déjà. Il s’agit de transformer profondément les rapports et les structures avec l’éthique comme boussole.

    Françoise Vergès 

    J’étais convaincu de la nécessité de déplacer ce qu’on nous avait toujours présenté comme le centre absolu : la légende de l’art occidental, ses ‘‘maîtres’’, ses ‘‘génies’’, leurs ‘‘chefs-d’œuvre’’ incontournables et ‘‘universels’’, pour porter un regard décomplexé vers des artistes des Caraïbes-Amériques. Regarder ailleurs, regarder autrement des artistes qui, du nord au sud de l’arc des Antilles, forment une grande famille dispersée de femmes et d’hommes partageant le terrible héritage de la traite transatlantique et de l’esclavage. Des artistes nés dans une aire culturelle où les planteurs ont interdit aux esclaves, durant des siècles de terreur, la création et la possession d’œuvres plastiques car liées aux divinités africaines diabolisées.[9] Des artistes dont la présence dans les collections des grands musées internationaux demeure, encore aujourd’hui, trop largement marginale. Je voulais que ces artistes minorisés (non pas les artistes occidentaux dont livres et musées débordent), soient au centre de notre projet. Que cette reconnaissance par une institution importante, leur permette d’être des références qu’élèves et enseignants des Caraïbes et d’ailleurs, puissent convoquer. 

    Inédit, ce projet né en Guadeloupe, avait l’ambition de contribuer à un changement nécessaire et attendu de longue date. Il devait permettre d’enseigner les arts plastiques avec un regard moins cyclopéen, une vision plus inclusive qu’elle ne l’avait jamais été en France. L’autre nécessité dont j’avais conscience, était de repenser les rapports de production au sein même du groupe de travail qui mettait en présence des Français de l’Hexagone porteurs de la culture officielle, et des Guadeloupéens habités par la culture antillaise subalternisée, avec tous les implicites que suppose le caractère asymétrique d’une telle situation. Bien que notre époque soit celle d’un colonialisme qui ne se dit pas et que je qualifierai de ‘‘colonialisme friendly’’, il n’en demeure pas moins une forme mutante de la domination. Par ailleurs, mon leadership devait être un instrument afin que la Guadeloupe soit clairement reconnue par CANOPÉ et l’Éducation nationale, comme étant à l’initiative du projet et que cela se traduise dans les faits. Cette production de savoir était un moyen de sortir de l’habituelle position marginale dans laquelle le monde de l’art nous cantonne. Je concevais comme une forme de réparation symbolique pour tout un passé d’invisibilisation et d’effacement dans le champ de l’art et celui de l’histoire. Un véritable enjeu qui demandait une nouvelle éthique relationnelle entre l’institution et les Guadeloupéens impliqués dans ce projet. 

    Question de ‘‘race’’ - Question de genre : 

    Dans la configuration d’origine, les IPR d’arts plastiques et d’histoire s’étaient associées pour former un groupe hétérogène composé d’enseignants d’arts plastiques, d’histoire et de Lettres. Un ensemble composite aux intérêts divergents. Sur la base des inspections qu’elle avait réalisées, l’IPR d’arts plastiques avait choisi les quatre enseignants du groupe Art des Caraïbes qui lui semblaient en mesure de produire des fiches sur des œuvres et des artistes à sélectionner. Sans qu’elles ne furent jamais formellement posées lors des sessions de travail du groupe, les questions du genre et de la race étaient latentes. L’IPR avait procédé à une répartition des membres en fonction d’un équilibre relatif. Établissant ainsi une égalité numérique entre : les membres du groupe dominant blanc (qu’il n’est pas bienséant de nommer ainsi), les Guadeloupéens afro descendants, les hommes et les femmes. En réalité, il s’agissait d’une égalité de façade, une égalité sans équité. Mais la question de la ‘‘race’’, murée dans un silence coupable alors même qu’elle a durablement structuré notre société, allait bientôt refaire surface. La question du genre s’était également silencieusement immiscée au cœur du projet. A l’origine, trois femmes (deux IPR ‘‘métropolitaines’’ et la directrice afro-descendante du CANOPÉ Guadeloupe), avaient le pouvoir administratif et en réalité, le contrôle du groupe. Elles seront deux à le partager après le brusque départ de l’IPR d’histoire. Le CANOPÉ national questionna l’IPR sur le fait que les artistes des Caraïbes-Amériques que je proposais étaient tous afro-descendants. Mes choix ne traduisaient-ils pas une volonté d’exclusion systématique d’artistes Blancs au profit d’artistes Noirs ? J’y reviendrai. 

    Dès la réunion inaugurale du groupe, où n’étaient présents que les deux IPR, la directrice de CANOPÉ Guadeloupe et moi, j’ai dû indiquer qu’une « Anthologie de la peinture en Guadeloupe » - que l’inspectrice d’histoire nous proposait comme un ouvrage de référence - était problématique et devait être écartée car une ‘‘artiste’’ proposant une vision révisionniste de l’histoire de l’esclavage y figurait en bonne place.[10] Le ton était donné. J’avais une vision claire du chemin que le groupe de travail devait emprunter, mais bien qu’étant à l’origine du projet dont j’allais définir l’architecture intellectuelle, j’incarnais ‘‘La’’ minorité. C’est dans ce climat, qu’au fil de nos réunions mensuelles à CANOPÉ, j’ai défendu pied à pied les arguments qui ont convaincu le groupe que nous devions mener notre travail dans les directions que je préconisais. L’expérience accumulée au fil d’une vingtaine d’années de publications, me mettait en mesure de proposer les principales orientations du projet. 

    Mes préconisations - matérialité de la richesse pillée :  

    L’extraction culturelle que j’évoque ici se singularise par le fait qu’elle ne concerne pas des artéfacts ayant l’indiscutable matérialité de sculptures ou d’œuvres peintes, aisément et immédiatement identifiables en tant que valeurs. Elle vise une production de savoirs, une richesse de nature immatérielle. Afin que l’on puisse prendre la mesure de l’objet de la prédation, voici un tableau des préconisations que je fis (toutes adoptées par le groupe) et qui ont constitué la charpente de cette nouvelle ressource pédagogique : 

    1 - J’ai proposé au groupe que notre travail englobe une aire géographique dépassant le régionalisme étroit des îles des Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique), adoptant la vision d’une ‘‘grande Caraïbe’’, à l’instar de celle de la CARICOM.[11] Un espace culturel élargi des grandes aux petites Antilles, jusqu’à l’espace continental. Les Caraïbes aux multiples dimensions : insulaires et continentales, créolophones, anglophones, hispanophones et francophones. Touchant ainsi à la géopolitique, un terrain qui semblait ne pas concerner l’art, ma première proposition fit débat. 

    2 - Ma seconde proposition concernant les questions d’identité et de nationalité en fit autant. Je proposais que notre travail porte sur des artistes originaires des Caraïbes-Amériques, afin de créer un outil mettant sans ambiguïté en lumière ces artistes habituellement marginalisés et invisibilisés. En outre, je proposais que soient écartés les colons d’hier et leurs œuvres, autant que les artistes ayant simplement séjourné dans ces territoires. Orientation à laquelle s’opposaient les professeurs d’histoire qui voulaient faire figurer des peintres impliqués dans le système esclavagiste tel Augustin Brunias. Le désaccord fut tel, que l’inspectrice d’histoire-géographie pour qui ces artistes coloniaux représentaient un matériau important, quitta brutalement le groupe, suivie des enseignants d’histoire et de lettres dont elle s’était entourée. De même, la directrice du CANOPÉ Guadeloupe qui suivait de près notre travail, aurait voulu nous voir intégrer des œuvres coloniales du Musée Schœlcher de Pointe-à-Pitre qui était un de ses partenaires. Or je considérais toutes ces œuvres comme des objets véhiculant une idéologie toxique, mélange de racisme et de colonialisme, que je voulais tenir à distance de nos recherches. A mes yeux, tant d’autres œuvres et artistes méritaient d’avoir une meilleure visibilité avec la légitimité que peut conférer un cadre institutionnel. 

    3 - Au vu de l’intérêt pédagogique du projet et de nos avancées, le CANOPÉ hexagonal prit la décision de s’associer au CANOPÉ Guadeloupe et de doter le projet d’un financement conséquent afin de lui donner une envergure nationale. Mais à Paris, CANOPÉ s’interrogeait et questionna l’IPR : Pourquoi avais-je écarté les artistes occidentaux de notre travail de recherche ? Étais-je guidé par la volonté de discriminer des artistes blancs ? Mes motivations ne relevaient-elles pas du racisme ? C’était un fait : des artistes non-blancs, africains ou afro-descendants étaient absents des musées français et occidentaux, absents des programmes scolaires et massivement invisibilisés depuis plus de trois siècles, mais pouvions-nous soudain mettre en lumière ce ‘‘tiers monde’’ du monde de l’art, sans nous attaquer à un bastion d’exclusivité, à un ‘‘privilège blanc’’, créant ainsi une zone d’inconfort inattendue ? Avancer l’argument d’un prétendu ‘‘racisme anti-Blanc’’ quand des personnes racialement discriminées tentent de revendiquer leur place au sein d’une société dominée par les Blancs, est devenu un classique des mécanismes de défense du groupe dominant lorsqu’il se sent menacé dans ses privilèges. Afin de conforter l’orientation que je proposais, j’ai dû rappeler à tous une évidence imposée par l’histoire : la traite négrière transatlantique et l’esclavage, comme marqueur principal reliant tous ces artistes des Caraïbes-Amériques, expliquait qu’ils soient majoritairement afro-descendants.  

    4 - Après avoir balayé les soupçons de ‘‘racisme anti-Blanc’’ et avec le départ des professeurs de lettres, d’histoire et de leur inspectrice, j’ai assuré la codirection du groupe désormais composé des seuls enseignants d’arts plastiques. J’ai pensé que nous allions pouvoir parler la même langue. C’est alors que j’ai proposé d’élargir notre périmètre de recherches car il me semblait essentiel de pouvoir intégrer des artistes afro-descendants des États-Unis, de Guyane, du Surinam, du Brésil..., artistes continentaux partageant avec leurs homologues caribéens, l’expérience de la domination esclavagiste. Étant confrontés aux mêmes exclusions et discriminations, au même racisme, au même récit historique falsifié, ils sont conduits à partager une sensibilité et des questionnements similaires dans leurs pratiques artistiques. Je voulais pouvoir intégrer Jean-Michel Basquiat, entre archipel et continent, lui dont les origines caribéennes (père Haïtien, mère Portoricaine) traversent toute l’œuvre. Et d’autres Américains d’ascendance africaine : Kerry James Marshall, Kara Walker (États-Uniens), …, aux côtés des Caribéens Wifredo Lam (Cuba), Julien Creuzet (Martinique), Hervé Télémaque (Haïti), … ou d’Amérique du Sud comme Marcel Pinas (Surinam), emblématiques de ces affinités Caraïbes / Amériques, dont l’art tire son origine de la genèse apocalyptique dans la matrice de la cale négrière. Enfin, regarder vers les Amériques traduisait une volonté de sortir les artistes caribéens d’une relation trop exclusive avec les anciennes ‘‘métropoles’’ européennes. Inscrire ces artistes dans une généalogie, une filiation panaméricaine en créant un espace de dialogue entre Caribéens et Américains du Nord et du Sud. Donner au projet une dimension plus internationale, à la fois plus ouverte et mieux située. 

    5 - Dans cette optique, le titre « Art des Caraïbes pour enseigner » ne convenait plus. J’ai proposé que le groupe s’appelle dorénavant : Art des Caraïbes-Amériques, en accord avec une vision plus ambitieuse (ajouté par l’IPR, le sous-titre « reconnaître, partager, enseigner » se contredira lui-même). 

    6 - J’avais dressé une liste conséquente de plus de soixante-dix artistes Caribéens et Afro-américains (parmi plus d’une centaine de mes références), l’IPR soumettant à mon approbation tous les artistes proposés par les autres contributeurs du groupe. Convaincu que nous devions produire un travail spécifiquement centré sur les arts visuels, j’ai préconisé que soient écartées les pratiques artisanales, la danse traditionnelle ainsi que des ajouts de ‘‘peintres amateurs’’ qui me semblaient hors de propos. Je veillais à ce que nous évitions tout contre-sens, toute erreur grossière dans les textes produits par le groupe et qui auraient pu discréditer tout l’édifice. Il fallait que l’objet auquel nous étions en train de donner forme ait des contours clairs et cohérents et qu’il ne puisse prêter le flanc à aucune sorte de regard condescendant. 

    7 - Outre l’actualisation de certains de mes écrits existants, tel un texte sur le travail d’Eddy Firmin-Ano pour un catalogue d’exposition publié en 2014,[12] je travaillais à l’écriture de textes inédits, aux qualités de forme et de fond que je voulais irréprochables. Ils concernaient les artistes internationaux parmi les plus connus de notre liste. Les analyses d’œuvres et les notices biographiques de Jean-Michel Basquiat et Wifredo Lam. Il y avait aussi le travail exigeant que me demandait Genèses Apocalyptiques, l’introduction qui devait situer le contexte singulier et les enjeux de notre travail.

    8 - Je souhaitais également que la ressource ainsi produite soit éclairée par d’autres ‘‘marqueurs de parole’’, inspirés par le travail de ces artistes. Je me suis fermement opposé à toute idée d’une parole surplombante venant de l’extérieur. Se réapproprier la narration représentait à mes yeux un enjeu crucial, au cœur d’un projet qui avait vocation à devenir un modèle inspirant pour la jeunesse. Nul ne devait parler à notre place afin que nous puissions incarner la fameuse formule d’Aimé Césaire : être ‘‘les spécialistes de nous-mêmes’’ ! C’est ainsi que j’ai proposé des voix connues pour leur hauteur de vue : l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau (prix Goncourt 1992, qui développe une pensée sur l’art du ‘‘détour’’ des conteurs de la Martinique), de la Guyanaise Christiane Taubira (qui a porté la loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, 2001) et de la Réunionnaise Françoise Vergès (titulaire de la Chaire Global South(s), FMSH, Paris, qui développe une réflexion sur la décolonisation des arts). Je prévoyais alors d’ajouter des noms de critiques d’art et de curators caribéens, ignorant que je n’en aurais jamais le temps. 

    Rendre visible par-ci, invisibiliser par-là ! 

    Lors de nos débriefings réguliers, l’IPR, consciente qu’elle serait incapable de mener à bien le projet par ses propres moyens et voulant s’assurer de mon entière coopération, m’avait plusieurs fois demandé de promettre d’aller jusqu’au bout du travail entrepris. Étonné de ses demandes réitérées, ma réponse était invariable : 

    1) - les projets avortés de toutes sortes étaient coutumiers ici (j’en connaissais plus d’un),

    2) - j’avais donné ma parole et tiendrais mes engagements quelles que soient les difficultés [13].

    Mais après avoir travaillé pendant trois ans à concevoir, superviser et vérifier l’essentiel des contenus, écrit la version initiale du texte d’introduction, assuré une part des relectures des textes d’autres membres du groupe, écrit les textes sur Lam et Basquiat, les deux grands artistes des Caraïbes-Amériques, originaires de Cuba et Haïti, foyers des deux grandes révolutions victorieuses dans cette partie du monde, j’ai été confronté aux pressions de l’IPR et de CANOPÉ. En dépit du contexte historique colonial qui constituait la toile de fond du projet, et qui rendait essentiel qu’on me laisse la maîtrise respectueuse de mon propos, mes textes donnés à la relecture, se sont vus soumis à des comptes d’apothicaire. J’étais sommé, par ceux qui pratiquent encore contre nous des politiques de contrôle et de subordination, de rendre ma copie selon des contraintes strictes de ‘‘gabarits’’ arbitrairement fixés depuis une ‘‘métropole’’ accoutumée à imposer les cadres normatifs. L’IPR et CANOPÉ, désormais en possession de toute la matière dont j’avais nourri le groupe au fil des mois, Art des Caraïbes-Amériques, allait passer de projet à visée réparatrice à produit d’extraction prédatrice. Devenu gênant (refusant toute docilité face au discours dominant, ainsi que toute place assignée pour occuper celle qui me semblait en accord avec ce projet), et avant qu’aucun contrat ne soit finalisé, établissant clairement la centralité de ma contribution après trois années d’un travail engagé, je fus considéré comme « démissionnaire » (!), écarté du groupe Art des Caraïbes-Amériques et la totalité de mon travail, effacée. 

    « Or c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus. - Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré supérieur de développement, mais d’elles-mêmes, par croissance interne, par nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien d’extérieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compromettre. Dans ces conditions on comprend que nous ne puissions donner à personne délégation pour penser pour nous ; délégation pour chercher pour nous ; que nous ne puissions désormais accepter que qui que ce soit, fût-ce le meilleur de nos amis, se porte fort pour nous. » 

    Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, 24 octobre 1956  

    Le syndrome d’Atahualpa :

    Alors qu’elle venait de prendre ses fonctions en Guadeloupe, j’ai conduit l’IPR entre les parcelles de la ville coloniale, l’initiant à l’histoire de l’île. Des sabliers aux troncs colossaux plantés par Victor Hugues sur la Place de la Victoire où la guillotine coupa des têtes de planteurs royalistes après 1794, au massacre de mai 1967 perpétré par les gendarmes français. Lui faisant voir la beauté désuète des maisons dites ‘‘créoles’’ au cœur de la ‘‘ville imposée’’ et celle des modestes cases de la ‘‘ville résistante’’ selon les typologies de l’architecte urbaniste Marc Jalet. J’ai été le guide lui ouvrant une fenêtre sur le carnaval de Pointe-à-Pitre.

    En guise d’accueil, cette introduction à la culture et l’histoire de la Guadeloupe et des Caraïbes, n’a jamais été un permis de piller !

    Or, dès nos premiers échanges j’ai été clair : le respect de notre culture insulaire malmenée par l’histoire était mon exigence. Mais l’histoire, têtue, allait se répéter. Mon travail invisibilisé et mes savoirs pillés par l’IPR m’ont conduit à identifier un nouveau syndrome que j’ai nommé ‘‘syndrome d’Atahualpa’’, du nom de l’empereur Inca qui ouvrit imprudemment son empire à l’Espagnol Francisco Pizarro et sa meute de conquistadors un 16 novembre 1532. Ces derniers, usant de ruse, attaquèrent leurs hôtes désarmés au canon et firent prisonnier Atahualpa, promettant de le libérer contre une énorme rançon. Une pièce de 30 m2 devait être remplie d’or et d’argent. Des quatre coins de l’empire péruvien arrivent des richesses inestimables, de précieux objets d’art, tous fondus en vulgaires lingots par les soudards espagnols. Bien qu’Atahualpa tint parole, Francisco Pizarro ordonna son exécution par strangulation. Ainsi, dans cet ‘‘Outre-mer’’ encore considéré comme un réservoir dans lequel la puissance dominante française peut venir puiser sans limites pour ses besoins matériels et immatériels, l’IPR incarna-t-elle le ‘‘syndrome d’Atahualpa’’ presque 500 ans après le meurtre de l’Inca.

    Pillages d’Afrique à grande échelle ou prédation confidentielle en Guadeloupe nous rappellent combien l’extraction des richesses artistiques a été un fer de lance du colonialisme, dans une stratégie de domination et de profits accumulés. Dans son carnet de route « L’Afrique fantôme », fameux récit d’expédition, l’ethnologue Michel Leiris rend compte d’un véritable pillage de masse auquel il prend part lors de la ‘‘Mission Dakar-Djibouti’’ (1931-1933) dirigée par Marcel Griaule[14]. Désormais, de telles extractions concernent aussi les richesses culturelles immatérielles dont on sait tirer parti. L’esprit de la Plantation, qui s’est généralisé, est devenu une manière d’habiter le monde[15], un mode de relation imposée à l’Autre qui hante les descendants des colons. Le ‘‘réflexe du colon’’ : piller (les trésors culturels), effacer ou modifier (l’histoire), remplacer (les religions, les cultures), spolier (des peuples entiers), exploiter (les corps des non-Blancs, leur force de travail, le ventre des femmes non-Blanches, les ressources naturelles), humilier (briser les résistances), terroriser (faire de sa violence un effrayant spectacle), contrôler (les corps, les esprits, les initiatives, les territoires), dominer (pour l’ultime profit) … Prédation contemporaine au caractère anachronique alors même que l’État français qui a reconnu l’illégitimité des spoliations de biens culturels dans ses anciennes colonies, a entamé une timide politique de restitution. En 2017, après un engagement pris à Ouagadougou (Burkina Faso), le président de la république Emmanuel Macron a commandé un fameux rapport à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy[16] sur la restitution du patrimoine africain. Une question que Louis-Georges Tin, à la tête du CRAN[17], fut le premier à poser en France de manière publique, dès décembre 2013 devant le Musée du Quai Branly même. 

    Épilogue : 

    Maintenant qu’on a « découvert » que la présence artistique afro-américaine existait vraiment, maintenant que des études sérieuses ont cessé de réduire les témoins au silence, d’effacer leur place significative dans la culture américaine et leur contribution à celle-ci, il n’est plus acceptable de simplement nous imaginer et d’imaginer à notre place. Nous nous sommes toujours imaginés nous-mêmes. (…) Nous sommes les sujets de notre propre récit, les témoins et les acteurs de notre propre expérience et, nullement par hasard, de l’expérience de ceux avec qui nous sommes entrés en contact.

    Toni Morrison  

    Le 11 décembre 2019, dans l’amphithéâtre du MACTe (Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage), l’IPR d’arts plastiques, lectrice du Guide du Routard Guadeloupe, revêtue de ses habits de ‘‘White savior’’ (sauveur Blanc) et la directrice de CANOPÉ Guadeloupe qui clôturait sa carrière par ce fait d’arme, présentaient en grandes pompes « Art des Caraïbes-Amériques : ‘‘reconnaître’’, partager, enseigner », l’appropriation de plusieurs années de travail. Une introduction signée par l’IPR intronisée spécialiste de l’art des Caraïbes-Amériques, remplaçait et invisibilisait mon texte ‘‘Genèses Apocalyptiques’’ (que j'ai publié sur mon Blog dès juillet 2019, 5 mois avant la publication de la ressource par CANOPÉ, ceci afin de prouver l'antériorité de mon travail https://jocelynvalton.blogspot.com/2019/07/geneses-apocalyptiques.html). Mes biographies et analyses d’œuvres de Wifredo Lam et Jean-Michel Basquiat ne devaient pas connaître un meilleur sort. Effacées, remplacées, invisibilisées.  J’étais exproprié du champ de mes savoirs. Comble de l’ironie, cet effacement se produisit alors même que le Mémorial Acte accueillait en Guadeloupe la fameuse exposition Le Modèle Noir qui voulait, d’après son catalogue : « redonner un nom, une histoire aux grands oubliés du récit des avant-gardes ». Denise Murrell, la commissaire d’exposition afro-américaine s’interrogeait en ces termes : « Qui sont-elles, qui sont-ils, ces protagonistes oubliés de l’histoire de l’art ? » affirmant vouloir : « doter tous ces ‘‘modèles noirs’’ d’une visibilité nouvelle »[18]. C’est dans ce lieu symbolique que le pillage intellectuel et l’invisibilisation d’un Afro-descendant ont été mis en scène de manière publique. Une spectacularisation qui n’est pas sans rappeler l’ère des plantations et le rituel des châtiments publics infligés aux esclaves récalcitrants. Pareil sentiment d’impunité affiché est sidérant, mais les Caraïbes ont toujours été un espace de licence où des colons européens s’autorisaient ce qui était interdit dans le monde dit ‘‘civilisé’’. Hétérotopie ! 

    Surgissement compulsif d’un imaginaire colonial embusqué dans les inconscients. Appropriation, expropriation, effacement, invisibilisation, révèlent comment la structure coloniale a le pouvoir de récupérer à son profit et de neutraliser ce qui émerge de nos luttes et pourrait nous rendre confiants et dignes. Cette ressource pédagogique en ligne qui promettait d’être une création aux dimensions réparatrices, à même de panser les injustices d’une longue histoire d’exclusion, a vu son âme se perdre en chemin pour n’être plus qu’une trompeuse illusion. Une nouvelle machine à exclure qui a scellé le dévoiement de l’esprit décolonial qui voulait constituer la trame originelle de Art des Caraïbes-Amériques. Cet esprit qui nous donne toute légitimité de parler de nous-mêmes en convoquant l’art et l’histoire, afin de produire et partager le récit intime de notre culture. Nos images, notre regard, nos mots, … 

    Dans mon travail de critique d’art, dès mes premiers textes, j’ai tenté de remonter à la genèse de la création plastique dans les Caraïbes-Amériques, après le choc esclavagiste. Genèses Apocalyptiques en est une synthèse. Celles et ceux qui ont décidé de pratiquer mon invisibilisation savaient très précisément qu’ils réduisaient à néant ce moment qui devait constituer une pièce maîtresse dans mon dispositif critique, l’acmé d’années de travail. Ainsi, sur le site en ligne de CANOPÉ, Art des Caraïbes-Amériques n’est qu’une version amputée, absurdement mutilée, ‘‘étrange fruit’’ d’un abus de pouvoir. Une version qui, au regard de la violence symbolique inouïe qu’elle porte en elle et en a imprégné toute la texture, pose la question du contexte de la construction des savoirs et de l’usage d’une telle ressource pour enseigner à des élèves issus d’une société esclavagiste. Car l’école n’est pas seulement le lieu où s’apprivoisent les mots à racine latine, ce doit être le lieu où l’on apprend à lutter par le savoir, contre les maux à racine raciste. Où l’on devrait apprendre le sens de l’éthique, ce en quoi l’institution devrait être exemplaire. Ici, elle oublia singulièrement de l’être. Neutraliser la force d’une revendication pour en faire une pauvre chose octroyée. Le schœlchérisme même, contre lequel j’ai tant bataillé ! Alors que nos exigences de réparations pour les crimes esclavagistes et coloniaux restent lettres mortes, une telle spoliation dit comment des ‘‘serviteurs de l’État’’, peuvent rappeler que les structures de la Plantation sont encore debout, qui sont les maîtres et entre quelles mains (peu vertueuses) se trouve le pouvoir. Mais nos vies comptent, nos voix comptent, l’art que nous produisons compte ! Nous refusons que l’on s’arroge nos savoirs et notre parole, cet obscur vouloir de nous néantiser en nous privant du droit légitime de dire aux yeux du monde ce dont nous, ‘‘vivantes archives’’, sommes seuls à pouvoir témoigner, du fait même d’être les Caribéens que nous sommes ! 

    ‘‘L’agir colonial’’ : piller, effacer, remplacer, spolier, exploiter, humilier, terroriser, contrôler, dominer …

    La réponse du guerrier définitif : penser, marronner, résister, (se) panser, (se) réparer…

    Pour la dignité de tous les miens

    Jocelyn Valton, AICA, novembre 2019 – juin 2023

    [1] - Dans mon article Fétiches Brisés - Une longue éclipse des arts plastiques dans les Caraïbes, 1997-2013, (dont le titre est inspiré du nom de Wounded Knee, le massacre de 300 Natifs américains femmes, vieillards, enfants sioux à la mitrailleuse Hotchkiss, perpétré en 1890 dans le Dakota du Sud, par l’armée américaine), j’évoque un épistémicide radical à travers la destruction par brûlage d’une statuette sur ordre du père Jean-Baptiste Labat, pour mettre fin à un rituel de guérison pratiqué par des esclaves de l’Habitation martiniquaise de Fonds St-Jacques en 1698. https://jocelynvalton.blogspot.com/2013/11/f-e-t-i-c-h-e-s-b-r-i-s-e-s_26.html

    [2] - Si l’épistémè renvoie à une chaine de savoirs dans une époque et une culture données, l’épistémicide signifie la destruction intentionnelle, l’invisibilisation, l’effacement total et / ou partiel de ces savoirs et de ceux qui les ont produits. Crimes à dimension culturelle qui s’opèrent souvent dans des situations de domination coloniale.

    [3] - Un comportement qui rappelle celui du coucou, l’oiseau d’Europe qui pratique le parasitisme de couvée, et dont la femelle pond son œuf dans le nid d’une autre espèce avant que son petit ne jette par-dessus bord, œufs et oisillons légitimes du nid pour se faire nourrir par l’espèce colonisée. 

    [4] - Edward W. Said, L’orientalisme - L’Orient créé par l’Occident, Éditions du Seuil, 2004

    [5] - Une colonialité du savoir qui donne à penser que les artistes des Caraïbes-Amériques et leurs créations sont par nature inférieurs à ceux du monde occidental, qu’ils ne sont pas des modèles valables méritant d’être étudiés ou imités. 

    [6] - Jocelyn Valton : Une école pour la république archipel, Les invités de Médiapart, juillet 2012 https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/120712/une-ecole-pour-la-republique-archipel

    [7] - Le concept de « colonialité » renvoie aux travaux du Péruvien Anibal Quijano. Il repose sur la subalternisation des savoirs et des subjectivités non occidentales, ainsi que sur l’extraction et l’exploitation des ressources et des groupes humains par le système de pouvoir occidental.

     [8] - En mars 2016, des enseignants d’arts plastiques de diverses académies étaient réunis pour travailler sur les nouveaux programmes et l'utilisation du numérique. Ce regroupement interacadémique s'est tenu au ‘‘Lycée Colbert’’ Rue de Château Landon à Paris, dans une ‘‘salle Colbert’’ où trône un buste de Jean-Baptiste Colbert... On reste perplexe à l'idée que le corps des enseignants d'arts plastiques ("spécialistes" de la puissance des images !) puisse penser les programmes, sous la sculpture en marbre d'un personnage qui a écrit le "Code Noir", un recueil de lois racistes (achevé par son fils) qui réglait la vie des noirs esclavagisés dans les Caraïbes-Amériques, sans que cela n'interpelle ni les enseignants, ni l’IPR et pas plus l’Inspection Générale. Une indifférence tranquille présente de la cour des collèges et des lycées (plusieurs établissements scolaires portent le patronyme de J-B Colbert, de même qu'un amphithéâtre de l'INHA - Institut Nal d'Histoire de l'Art à Paris) jusqu'à l'intimité des salles où l'on enseigne à la jeunesse de France. Dire que le racisme est "structurel", "systémique" c'est parler de sa capacité à se reproduire par un moyen aussi efficace et redoutable que l'institution scolaire, sans que personne ne bouge !

    [9] - C’est l’objet de mon article Fétiches Brisés, déjà cité.

    [10] - L’ouvrage problématique est l’Anthologie de la peinture en Guadeloupe, des origines à nos jours, Conseil Régional de Guadeloupe, HC Éditions, 2009, dont le contenu contestable par ailleurs, fait une place à Nicole Réache qui présentait dans l’exposition Mémorielles 3, Pointe-à-Pitre 1998, un ensemble de peintures révisionnistes minimisant le crime esclavagiste, lors du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Révisionnisme que j’ai dénoncé dans la presse et un ouvrage collectif.

    [11] - La CARICOM (Caribbean Community) créée en 1973, est une organisation d’une quinzaine d’États membres et de cinq États associés des Caraïbes. Elle a pour but le développement social, économique et culturel des Caraïbes. En 2014, les pays de la CARICOM ont présenté un « Plan en dix points de la CARICOM pour une réconciliation et une justice réparatrice » qui exige réparations pour les crimes esclavagistes aux anciennes métropoles coloniales.

    [12] - Exposition Résistance(s) - Présences marronnes, Eddy Firmin-Ano - Jocelyn Valton, Musée Schœlcher, Pointe-à-Pitre, 2014. Pour cette exposition, Firmin-Ano et moi avons conçu une œuvre collaborative : l’image monumentale d’un Nègre marron de 8 mètres de haut. Délibérément placée à l’extérieur de l’enceinte muséale, dans la cour, sur un mur mitoyen. Elle surplombait un buste en pierre de Victor Schœlcher. L’œuvre, couronnant une figure de résistance aussi bien que mon texte, faisaient la critique du musée qui invisibilise les luttes des esclaves. Ces outils, visuel et théorique, opposaient un contre discours au récit officiel mettant l’accent sur une prétendue ‘‘générosité’’ abolitionniste de l’État français à travers la figure de V. Schœlcher.

    https://jocelynvalton.blogspot.com/2014/02/resistances-exposition-firmin-ano.html

    [13] - Au cours de ces échanges, j’ai informé l’IPR qu’en Guadeloupe nous avions l’expérience de projets collaboratifs non aboutis avec des ‘‘Hexagonaux’’. Un projet de 1% artistique avec le Ministère de la culture et la DAC Guadeloupe (Direction des Affaires Culturelles) pour que la Maison Chapp (XVIIIe siècle) à Basse-Terre devienne son siège. J’ai démissionné du projet en 2018 car mes préconisations pour introduire plus d’équité en faveur des artistes des Caraïbes se voyaient écartées. Avant moi, un architecte de la Guadeloupe avait dû lui aussi se retirer de ce 1% ; de même, un projet d’ouvrage sur l’architecture moderniste de la Guadeloupe avait vu un architecte autochtone écarté… et tant d’autres, ostracisés dans le cadre de relations inéquitables. Les meilleures expertises du pays devaient servir de caution à bon compte, mais en sachant ‘‘rester à leur place’’.

    [14] - Tous les moyens seront bons : mensonges, abus de confiance, intimidations, échanges inéquitables, vols avec profanations répétés d’objets sacrés (3 vols de masques kono), …, pour ‘‘collecter’’ / extorquer aux peuples approchés lors d’un périple de 20 000 km, de gré ou de force, les 3 500 pièces (!) ramenées au Musée de l’Homme : masques sacrés, statuettes, instruments de musique, poupées, objets usuels et autres artéfacts, précieux pour les cultures auxquels ils sont arrachés. Après le vol d’un masque Kono, Leiris dira : « Mon cœur bat très fort car, depuis le scandale d’hier, je perçois avec plus d’acuité l’énormité de ce que nous commettons. » Cette ‘‘mission’’ vient parachever une forme de tradition française d’extraction à ‘‘visées scientifiques’’ qu’avait inaugurée la ‘‘Campagne d’Égypte’’ (1798 - 1801) de Bonaparte.

    [15]- Dans son ouvrage Une écologie décoloniale, Éditions du Seuil 2019, Malcom Ferdinand évoque la permanence de la Plantation esclavagiste à l’origine d’une désastreuse manière d’habiter la Terre.

    [16] - La publication du rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, permet de mesurer l’importance des prédations à l’échelle du continent africain. Toute une jeunesse qui aurait pu y trouver confiance en elle-même et inspiration, se trouve ainsi privée de la quasi-totalité de son patrimoine artistique, spolié pour remplir musées et collections privées occidentales.

    [17] - CRAN : Conseil Représentatif des Associations Noires. 

    [18] - Catalogue de l’exposition : Le Modèle Noir, de Géricault à Matisse, Flammarion, 2019, pp. 13, 15, 17

     

    Bibliographie :  

    AJARI Norman, La dignité ou la mort – Éthique et politique de la race, Éditions La Découverte, 2019 

    CUKIERMAN Leila, DAMBURY Gerty, VERGÈS Françoise (ss la dir.), Décolonisons les arts ! L’Arche, 2018 

    FERDINAND Malcom, Une écologie décoloniale – Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Éditions du Seuil, 2019 

    GLISSANT Édouard, Le Discours antillais, Le Seuil, 1981

    LEIRIS Michel, L’Afrique fantôme, Éditions Gallimard, 2022, p. 103-105

    Le modèle noir, de Géricault à Matisse, (Paris, Musée d’Orsay, 26 mars - 21 juillet 2019), (Pointe-à-Pitre, MACTe, 13 septembre - 29 décembre 2019), Flammarion 2019 

    MARBŒUF Olivier, Suites décoloniales – S’enfuir de la plantation, Éditions du Commun, 2022 

    MORRISON Toni, La source de l’amour-propre, Christian Bourgeois Éditeur, 2019 

    SAID Edward W., L’orientalisme - L’Orient créé par l’Occident, Éditions du Seuil, 2004

                                 Dans l’ombre de l’Occident, Black Jack éditions, 2011 

    SARR Felwine, SAVOY Bénédicte, Restituer le patrimoine africain, Éditions du Seuil, 2018

     

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.