Delenda est Ruthena putinesca

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Portfolio 16 mars 2025

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Aller tuer son voisin pour 8000 roubles

Photo prise le 7 mars 2025 au niveau du N°32 de la Chaussée des Enthousiastes à Moscou

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

  1. Illustration 1
    © R. Olivier

    Sur les écrans géants qui bordent la Chaussée des Enthousiastes comme toutes les artères de la capitale de telles images tournent en boucle, mêlées à des publicités pour des produits de consommation courante. 

    Celle de la photo promet à celui qui s'engage pour rejoindre "l'opération militaire spéciale" un premier versement immédiat, à la signature du contrat, de 8000 euros. Suivra une solde mensuelle de 2000 euros. 

    Ce sont les régions qui régalent et comme Moscou est la plus riche, elle peut se montrer généreuse. Il en va de la survie politique du maire, Sergueï Sobianine. 

    Sur ce genre d'affiches les slogans patriotiques ont disparu depuis longtemps, tout comme les buts de guerre, dont personne ne se souvient plus. Il n'est plus question que d'argent, froidement, directement, sans le moindre enrobage rhétorique. Juste la somme en chiffres, hypnotisante. 

    Le paysage qui entoure ce panneau publicitaire n'éveille d'ailleurs pas de sentiments patriotiques. Qui irait mourir pour cette zone industrielle désolée ? Elle invite plutôt à gagner rapidement beaucoup d'argent pour pouvoir s'en échapper définitivement. Ce qu'on voit à côté de l'écran, ce sont les tours de refroidissement d'une centrale électrique thermique qui par cogénération fournit de l'eau chaude au réseau de chaleur du quartier. Nous sommes à quelques kilomètres du centre de Moscou, les usines plus ou moins désaffectées, des équipements dégradés datant de l'ère soviétique côtoient les grands ensembles sans âme à perte de vue. 

    Le héros représenté sur l'affiche n'est plus tout jeune. Et c'est bien le coeur de cible de la campagne : des hommes autour de la cinquantaine, surendettés, divorcés avec des pensions alimentaires, souvent avec des problèmes d'alcool. Les jeunes sont très peu nombreux à s'engager et on n'essaie plus de les persuader à le faire. 

    Ces quinquagénaires bedonnants et au souffle court ne font pas de très bons soldats mais s'il s'agit seulement de saturer la défense ukrainienne, ils font l'affaire. Ils portent un nom collectif en Russie, un mot transparent qu'il n'est pas nécessaire de traduire : "ballast". Un poids mort pour la société, ils ne produisent pas de richesses, ils seront bientôt en retraite, leur santé flageolante coûte cher au système de santé, ils sont généralement vigiles dans les magasins ou les entreprises, ils ont raté le passage à l'économie de marché et ne sont plus capables de s'y adapter. Personne ne regrettera leur mort, ils ont depuis longtemps abandonné femmes et enfants, par contre, pour une fois dans leur vie, ils peuvent être source de revenus importants. Surtout s'ils meurent. Ce qu'on appelle ici "l'argent cercueil", qui représente des sommes inouïes et inespérées pour la majorité des habitants de Russie. On promet aussi à leurs orphelins des études gratuites et à leurs veuves des prêts immobiliers à faible taux. 

    Il y a plusieurs mois que les sommes proposées n'augmentent plus, ce n'est plus nécessaires : depuis l'élection de Trump l'espoir d'une paix prochaine booste les engagements. Le raisonnement dominant est désormais le suivant : le temps qu'on m'équipe, qu'on m'entraîne sommairement à manipuler une arme et qu'on me conduise jusqu'au front, la guerre sera finie. J'aurai déjà touché au moins le premier versement de 8000 euros. Ce serait idiot de rater une telle occasion. Raisonnement pourtant très téméraire quand on sait que l'espérance de vie moyenne d'une nouvelle recrue sur le front est plutôt d'une quinzaine de jours. La fameuse promesse de Poutine de prendre Kiev en trois jours devrait conduire à douter de celle de Trump de parvenir à un accord de paix en 24 heures. Mais la mémoire est courte et l'attrait de l'argent irrésistible. 

    Ce mauvais calcul assure un flux d'engagés qui compense les pertes, pourtant effroyables, des derniers mois. Poutine fait finalement un peu le même calcul : ce niveau d'engagement permettra de tenir jusqu'à la fin du conflit sans avoir à recourir à une nouvelle mobilisation forcément très impopulaire. 

     

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