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Que reste-t-il de l'asile Maison-Blanche ? Autrefois lieu d'accueil, lieu de soins, lieu de vie radical et total. Le temps a fait son oeuvre sur cette image de la folie contenue, encerclée et cadrée. Car en un siècle l'asile n'aura pas survécu aux changements de paradigmes de la psychiatrie elle-même. Progressivement désaffecté et déserté au tournant du siècle passé, les lieux ont fini par servir d’autres causes, d’autres fonctions, jusqu'à sa toute dernière reconversion en ZAC d'habitation et de commerces.
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C'est dans cet entre-deux de la mémoire suspendue, entre déclin de l'institution et future construction, que nous avons découvert ce lieu pour le moins saisissant et tout aussi palpitant. Une rencontre entre l'oeil et l'écrit pour faire d'une obsession mutuelle un geste à accomplir : cheminer dans l'asile, comme d’autres parcourent des vallées ou des villes à la recherche d’une histoire indicible à sauver.
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Au fil de nos visites nous explorons les traces que l'asile garde encore de son passé sous silence. Faire avec ce qu'il y a en lisière du visible dans ces lieux appauvris : promiscuité des chambres, couloir sans fin, meurtrières et verrous, lits et baignoires scellés, vaste jardin de l'errance dans une nature rassurante et hostile à la fois... Et dans une cave, à peine sous la surface du monde, nous découvrons un lot de dossiers et de registres de patientes. Pas encore disparus. C’était moins une pourtant.
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Abandon volontaire ou négligence totale ? Entre les pages jaunies et les mots corrosifs nous déchiffrons des noms, des actes cliniques abjects, des diagnostiques glaçants. Des lettres surtout de ces femmes et de leurs proches, qui racontent aux médecins leurs regrets, leurs envies de mieux faire, pardonner et sauver. Lien poignant et ténu entre le monde et l'asile. Les mots nous offrent alors une lorgnette au travers de laquelle le regard peut se glisser et se laisser guider.
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Plus que les lieux, ce sont les femmes et leur présence entre ces murs qui interpellent nos sens. On veut savoir. Comprendre. Le voyage démarre donc avec elles, dans cette mémoire de l'asile où amenées de force (ou sur placement d'un tiers) elles ont été prisonnières.
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L’asile nous échappe, sous la violence supposée qu’il dresse. Du reste il fut autant un lieu de douleurs et de souffrances qu’un lieu social de rédemption, un lieu pour sombrer comme un lieu pour renaître. Alors s’y rendre n’a rien d’une fantaisie car aujourd’hui encore, demander l’asile, c’est bel et bien demander assistance, protection et hospitalité. L'histoire nous attend a ses portes.
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En passant d’un bâtiment à l’autre, nous nous sommes faits cette première réflexion. On peut fermer des usines si elles ne produisent plus assez. De même, du jour au lendemain, abandonner des bâtiments administratifs car ils sont devenus, par la force des choses, trop étroits. Et on peut certes fermer un asile ou un hôpital psychiatrique, mais peut-on abandonner comme des reliques impures, l’histoire des malades, leurs dossiers et ce qui fait, à travers eux, l’humanité dans ses marges, ses douleurs ?
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Une femme s’assoit péniblement devant nous dans le RER qui nous conduit à Maison Blanche. Son visage, maculée de rougeurs, trahit son désarroi. Il est piqueté, presque bouffi. Son regard est profond, abimé du dedans. L’alcool est sûrement son compagnon d’infortune. Elle ne reste que quelques minutes dans la rame. Juste le temps de murmurer sa folie qu’elle grignote entre ses lèvres sèches. D’où peut-elle venir. Quelle est donc cette existence qui passe tel un mirage ? De quel dossier s’est-elle, à sa façon, échappée, courant les rues, sans ancrage car l’asile n’est plus ?
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C’est en tournant les pages que les voix ont pris leur envol. Elles sont sorties pour nous parler. Dans un grand nombre de dossiers, ainsi exhumés, il y a des billets, il y a des lettres, des écrits, des mots de rien du tout et des mots chargés de sens. Il y a là toute la matière d’une histoire, ou plutôt de leur histoire, notre histoire...
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Pourquoi une telle histoire nous parle ? Pourquoi, au fin fond d’un hôpital désaffecté, des vies, inscrites par fragments, pourraient-elles nous dire quelque chose du présent ? Question fondamentale qui, au fil du travail nous taraude. Quand on sait que le monde des clochards est peuplé de malades mentaux. Quand, de surcroît, on apprend que les prisons renferment aussi, sans les soigner, ces mêmes malades, désorientés, mal situés. Quand on finit par comprendre, que les psychiatres, eux-mêmes, par dépit ou par épuisement, désertent les hôpitaux, on se demande alors une chose : quelle est cette logique qui vise à faire disparaître d’un coup de dé ce qui peut être lieu d’asile, au sens premier du terme ?
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Ces lettres nous ouvrent d’autres chemins que ceux des ruines dont les murs, depuis longtemps, s’effritent. Elles redonnent à ce lieu un peu d’éclat ; un éclat semblable au rayon de lumière qui file, évanescent, sur un chemin de gravier, parsemé de feuilles mortes, un soir d’hiver. Ces lettres, entre nos mains, si fragiles, reviennent comme des échos. Les mots qu’elles cachent forment, soudain ouvertes et dépliées, une multitude de voix. Sous nos yeux, elles renaissent. Dans nos consciences, ce lieu s’anime. Ces murmures, venus de si loin, sont palpables.
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Pages après pages, on compulse les dossiers. Les doigts traînent, s’agrippant sur cette forme de rugosité, propre aux vieux papier bon marché. À notre disposition, nous avons les informations médicales. Les signes cliniques sont consignés. L’ensemble, comme un registre d’état civil, se déroule sous nos yeux, ligne après ligne, page après page, comme si, par leurs corps absents, on refaisait le cheminement de ses femmes entre les murs de l'institution. Puis entre les mots il y a les lettres, comme des punctums de vie, qui forment le plus souvent un ensemble de confessions familiales et intimes. Il y a celles qui attendent, fébriles, une sortie. Il y a celles, plus véhémentes, qui l’exècrent, projetant dans leurs courriers, toute leur rumeur vindicative. Il y a toute l'étendue des passions, de l'indulgence, de l'inquiétude et de la bienveillance aussi...
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On n’établit jamais le moment où, pour un individu, tout bascule. Il y a dans l’esprit l’effet même d’un glissement de saison. De l’été à l’automne, il n’est jamais possible de savoir quand, vraiment, se fait la rupture. Tout juste la lumière déclinante égratigne le champ des perceptions. Soudain tout a changé. L’humus est plus lourd, plus dense, baigné de moiteur. Dans l’ordre des esprits, c’est pareil. Il y a un moment fondateur, de bascule, où la liberté, ainsi, se désagrège.
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En évoquant l’asile on pense souvent au pire : violence des soins, conditions de vie, isolement, froid... Et puis on pense à ces figures, si connues, qui ont fréquenté, de près comme de loin, l’asile et la folie. Leur lien avec cet univers, si étroit, si ténu, n’est pas sans preuve. Il existe toute une création, extirpant des limbes, tout un génie dont la parenté tire parti de l’extravagance, de la rébellion, de la colère, de la désespérance ou de l’intensité de la vie, voire de sa perdition. Le monde de la folie est aussi un monde de sens sur la vie, puisé en elle, la débauchant.
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On continue. On avance dans les champs d’herbes folles et les chemins, tracés à la hache. Les images dansent. Les mots fleurissent. On ne sent plus le délabrement, mais la vie. La vie de ces infortunées. Leur visage, aux yeux ovalaires, leurs mains douces, nous attrapent au détour d’un chemin. Elles sont plus belles que jamais, si belles qu’on a aimé, en ces temps-là, les regarder se cambrer, se déhancher. Elles étaient folles d’un déhanchement extraordinaire, exalté, lumineux, sans vraiment avoir été, si ce n’est dans leur esprit de balai, de véritables danseuses. Mais, elles dansaient. Elles dansaient une forme de folie qui n’avait de furieux que leur fixation, intacte, sur des pellicules éclaircies de neige noire.
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Rédigées avec précision et concision, ces observations du xxe siècle sont comme une sorte de sismographe. Il capte à mesure, sur le papier désormais écorné et jauni, les balbutiements d’un être, ses halètements, ses humeurs, ses tiraillements, ses blessures, tout ce qui n’est pas en règle, face aux normes, tout ce qui semble saillir alors que c’est le calme plat qui est espéré.
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Les dossiers, ainsi compulsés, regorgent dès lors d’un lexique très dense, fourni, presque floral, mais les dire, en les égrenant, les uns après les autres, c’est aussi un mouvement de reconnaissance d’un désordre qui n’est plus la folie : aliénation mentale, délire mélancolique, sentiment d’impuissance, découragements, remords, tendance au suicide, idées vagues de persécution, sentiments d’étrangeté, versatilité, exagération et maniérisme, préoccupations érotiques, monologues véhéments, débilité mentale, fabulation, double hérédité morbide, mutisme, idées délirantes mystiques, petit mal épileptique, état d’excitation, affaiblissement des facultés intellectuelles, alcoolisme, hallucinations, ennemis imaginaires, propos déraisonnables, trémulations généralisées, hébétude, torpeur prédominante, appoint éthylique, frayeur, insomnie, délire onirique, crise délirante, impulsions irrésistibles, faiblesse de volonté, irritabilité, diminution du jugement, illusions sensorielles, découragement...
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Les voix de ces femmes, venues du passé, lues, écoutées, avec notre conscience du présent. Une histoire cachée, balbutiante, qui ramène des pensées comme des voix. Par conséquent, avant de le quitter, on regarde ce lieu s’évanouir, comme si cette disparition, éclairée par ces femmes, nous parlait aussi d’un présent, instable, indélicat, dont on sent aussi toutes les imperfections. On continue encore à déconsidérer ceux qui souffrent de maladie psychique. Il y a symboliquement, entre ces murs défaits, ces bâtiments soufflés, un peu de ce qui transparaît de notre société et de sa manière de considérer ceux qui ont besoin, encore et toujours, de toutes les formes d’asile.
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Il aurait pu sembler dérisoire, futile, voyeuriste ou simplement complaisant, d’évoquer ces vies que la mémoire et les couches de temps cherchent gentiment à gommer de notre histoire collective. En le faisant, nous avions cependant la certitude de faire résonner les deux mots qui furent au coeur même du parcours de ces femmes dans cette institution de l’asile. Deux mots qui se renvoient sans cesse leurs lumières vacillantes et leurs ombres contradictoires. Deux mots qui résonnent puissamment aujourd’hui à nos oreilles doublement averties. Deux mots qui sont "accueillir" et "soigner" ; aujourd’hui rassemblés par la force d’un livre.
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Le grand renoncement, voies d'asile, paroles de femmes.
Franck Enjolras et Jean Noviel, éditions Loco, 2021, 144 pages, 11,5 x 22 cm.
Les éditions Loco catalogue en ligne
Jean Noviel photographiesNota : toutes les archives retrouvées sur place ont été restituées aux Archives Nationales de Paris.
Portfolio 16 mars 2024
Le grand renoncement, voies d'asile, paroles de femmes
Des bâtiments en ruine, délaissés, au milieu d’une nature devenue envahissante. Telle est l'image d'un passé qui s’efface dans l'asile Maison Blanche, qui en son temps accueillait principalement des femmes. Là, dans une cave obscure, nous y avons trouvé des registres et des lettres devenus la matière d'un livre. Un cheminement à deux dans les traces d'un certain renoncement aux soins.
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