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Un quartier à flanc de coteau, serti entre une piste de crête qui relie Passamainty et Doujani, et au pied de la colline, la rue la plus au sud du village de la commune de Mamoudzou, chef-lieu du département de Mayotte. Ce quartier a été condamné à la démolition par arrêté préfectoral le 19 septembre 2022. Il est donné aux habitants cinq semaines pour décamper.
Pour aller où ?
Déjà depuis le début de la politique de destruction de l'habitat "illégal", près de 2000 logements ont été démolis et les habitants dispersés. Durant l'année 2021, sur 8000 personnes délogées, seulement 150 auront été hébergées durant une période de trois semaines à six mois, selon le statut administratif, et jetées à la rue ensuite, sans autre forme de procès.
Une telle fatalité se dissimule facilement : qui se soucie du harcèlement de l’État envers les populations pauvres ? Quant aux agents de la fonction publique et aux salariés des associations commissionnées à la manœuvre dans ces opérations, la sale besogne à laquelle ils sont contraints ne les incite pas à s'épancher.
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L'article 197 de la loi ELAN qui encadre la politique de destruction de l'habitat pauvre prévoit qu'une “proposition de relogement ou d'hébergement d'urgence adaptée à chaque occupant (soit annexée) à l'arrêté”. C'est pourquoi la préfecture a missionné l'association pour la condition féminine et l'aide aux victimes (ACFAV) afin de procéder aux enquêtes sociales préalables à la démolition et au relogement.
Selon les habitants du quartier menacé, les salariés de l'association qui se sont rendus sur place dès le 23 mai 2022 avertissent des conditions imposées aux familles qui accepteraient l'hébergement d'urgence ou le relogement. Ces conditions sont au nombre de trois : d'abord, les familles ne pourront rien emporter de ce qu'elles possèdent à l'exception d'une valise contenant quelques habits ; ensuite, concernant la poursuite de la scolarisation des enfants éloignés de l'école actuelle, les familles devront procéder elles-mêmes à l'inscription de leurs enfants dans une école de la commune où elles seront installées provisoirement ; enfin la durée de l'hébergement ne dépassera pas une durée de six mois.
Voilà qui dissuade toute velléité de s'en remettre à l’État.
Ces réserves dites oralement ne figurent pas dans les documents remis aux familles par l'association. Cerise sur le gâteau, lors des opérations précédentes, aucune famille n'avait été mise à l'abri avant le jour de la démolition. Privée de la sorte des moyens de maîtriser son avenir, elle est mise à la merci de l'administration qui la spolie et détruit ses biens impunément.
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L'arrêté du préfet se fonde sur trois rapports placés en annexe et annoncés dans les trois premiers considérants. Dans l'ordre :
- “le rapport du Directeur territorial et de la Police nationale, en date du 2 septembre 2022, relatif aux conditions de sécurité et de tranquillité publiques des habitats“ (sic).
- “le rapport d'enquête d'insalubrité présenté par l'Agence régionale de Santé à Mayotte, en date du 8 septembre 2022, relatif aux désordres constatés et aux risques sanitaires...”
- “l'attestation de propositions d'hébergements adaptées, établie par l'ACFAV, en date du 07 septembre 2022, après enquêtes sociales, et présentées aux occupants”.
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Chacun de ces rapports est bâclé. Les auteurs eux-mêmes semblent prendre leur mission à la légère, convaincus semble-t-il eux-mêmes de la mascarade à laquelle ils se prêtent.
Le rapport de la Police nationale, daté du 2 septembre, relate des événements survenus le 3 septembre, le lendemain donc. Les deux dates contradictoires figurent dans le document. Ce manque flagrant de sérieux invalide l'ensemble de la démonstration de l'auteur. Même s'il décrit assez justement le quartier visé par l'arrêté du préfet en distinguant les “deux types de logements” qui le composent. “Les premiers avec des murs en béton sont situés sur la partie plane du quartier de Doujani. Ils sont construits le long de la chaussée qui débouche sur la route nationale menant vers le sud de l'ile”. “ Les seconds, édifiés sur la butte qui domine ce quartier, sont quant à eux construits de façon très précaire, avec des matériaux de fortune”.
Mais la description des lieux par le policier, pour exacte qu'elle soit, semble mettre à mal la condition de former un ensemble homogène prescrite dès le préambule de l'article 197 qui régit les démolitions dans les départements de la Guyane et de Mayotte sur laquelle se fonde le préfet dans le dernier considérant de son arrêté.
Le commissaire général écrit une fiction. Le 2 septembre, il raconte des évènements qui surviendront le lendemain. D'abord il plante un décor ; ensuite il raconte une histoire. (Lire ici les pages 75 et 76 de la liasse). Enfin sans le moindre début d'enquête, il impute aux jeunes "délinquants" habitant le quartier les méfaits survenus sur la voie publique ce fameux 3 septembre. “Les jeunes provenant de ce second quartier traversent régulièrement le quartier "bas" de Doujani pour établir les barrages sur la route nationale. Pour mettre en place ces blocages de circulation, ils récupèrent les plus gros containers poubelles dans les commerces situés entre les rues menant à Doujani 2 et 3 avant de les renverser sur la chaussée puis de les incendier avec de l'essence.”
Au final les brutalités décrites ressemblent à des insurrections, à des réactions contre des situations qui leur sont infligées. Comment espérer que la destruction des quartiers avoisinant les événements adoucisse les esprits adolescents ?
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Le rapport de police, rédigé le 2 septembre au sujet d'évènements se déroulant le lendemain, prétend légitimer une décision préfectorale prise au mois de mai qui sera arrêtée officiellement le 19 septembre. N'avait-il donc pas trouvé le temps ou la matière pour satisfaire à la demande de sa hiérarchie ?
Le rapporteur se satisfait de généralités, sachant que son commanditaire n'aura pas d'exigences précises. Ainsi il peut écrire que “les jeunes issus des quartiers de Doujani 2 et 3 "haut" sont régulièrement impliqués, dès leur plus jeune âge, dans des actes de délinquances à proximité de leur quartier. Ils opèrent généralement en bandes d'une dizaine d'individus pour affronter leurs voisins des quartiers de M'Tsapéré ou de Passamainty”.
Il suffit donc au policier d'imputer arbitrairement des faits de délinquance aux jeunes d'un petit quartier planté à l’extrême sud d'un vaste ensemble urbain pour couvrir juridiquement la décision préfectorale de raser un quartier où habite une centaine de familles.
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Le rapport de police invoquait des motifs d'insécurité et de délinquance. Dont acte.
Le rapport de l'Agence régionale de santé (pages 57 à 67 de la liasse) préconisera dans sa conclusion la destruction du quartier pour des raisons d'insalubrité et de dignité humaine. Pourtant tous les points listés dans le rapport sont livrés en vrac sans la moindre cohérence et surtout sans considérer les modes de vie des populations.
Mais l’État refuse obstinément d'assurer le minimum : ainsi les familles françaises touchent des prestations au rabais : une femme française de naissance âgée de 73 ans touche une pension de vieillesse de 384 € par mois, elle vit dans le quartier depuis si longtemps qu'elle ne se souvient plus de l'année de son installation. Avec de tels revenus, il est difficile d'intégrer le parc locatif du logement social d'ailleurs embryonnaire à Mayotte. Quant aux personnes natives des autres iles de l'archipel, il leur faut attendre 15 années de présence en situation régulière pour devenir éligibles aux allocations familiales, RSA et autres pensions de vieillesse (contre cinq ans en métropole). Et seulement 30% de la population active (entre 15 et 65 ans) accèdent à l'emploi dans une économie formelle insulaire aux débouchés relatifs. Les autres sont condamnés aux "bricoles" dans l'économie informelle peu rémunératrice.
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Derrière les palissades vivent des gens, dans des cours communes enserrant plusieurs logements.
De tous les risques sanitaires qui fondent selon l'ARS la décision de détruire, certains relèvent de la responsabilité de l’État, d'autres des conditions de vie misérables des habitants. Dans l'un et l'autre cas, l’État aurait pu prendre le parti de réhabiliter le quartier et d'aider à l'amélioration des conditions de vie des habitants. Ce ne fut pas son choix. Pour des raisons suspectes, il préfère détruire et dégrader la vie des indésirables.
Ainsi l'ARS lui donne du grain à moudre. Elle note que “les habitants n'ayant pas accès à l'eau se fournissent en eau aux bornes fontaines situées à proximité” ; “il n'y a pas de gestion des eaux pluviales, des eaux usées. Les eaux usées sont évacuées de façon anarchique à même le sol et s'écoulent en suivant la pente”.
Le quartier ciblé, comme la plupart de ceux qui ont déjà été détruits, est habité depuis des décennies sans que l’État ne se préoccupe ni de la voirie, ni des commodités : accès à l'eau, à l'électricité, enlèvement des ordures, évacuations des eaux usées... Les habitants se débrouillent à leur échelle, aménagent des sentiers qu'ils consolident en escaliers au moyen de pneus récupérés en guise de marches, par exemple. Ils tirent des câbles électriques accrochés à des poteaux, établissent un réseau d'adduction d'eau...
Avec la loi ELAN, le gouvernement poursuit la même politique indifférente aux plus modestes. Au lieu de réhabiliter, de programmer des investissements dans le logement social, d'aligner les droits des personnes sur les réglementations nationales, il prend le parti de tailler dans le vif au détriment des populations le plus vulnérables de l'ile de Mayotte, en s'attaquant frontalement à leurs conditions de vie extrêmement précaires dont il dénonce l'insalubrité et l'indignité humaine.
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Derrière les tôles vivent des familles, à l'intérieur de logements construits avec des matériaux de récupération, les seuls auxquels leur budget leur permet d'accéder. La démolition de leur logement n'améliorera pas leurs conditions de vie. Tel n'est pas le projet du gouvernement. Les rapports fonctionnent comme de simples instruments destinés couvrir des actes de barbarie d'un vernis humanitaire.
Ainsi le rapport de l'ARS détaille les risques inhérents aux locaux d'habitation des populations pauvres de Mayotte. Que reproche à ces habitations de fortune son rapporteur ? Une chose et son contraire. Au lieu de s'intéresser aux modes de vie des populations pauvres , de les reporter aux usages culturels et traditionnels locaux, il les invalide en projetant l'idéal européen.
De toute évidence il ne s'embarrasse pas de l'exactitude. Dans la page 59 de la liasse, à la cinquième ligne, il est écrit : “les habitants font généralement la cuisine à l'intérieur ou à l'entrée des logements. Il a été constaté que le gaz, et le feu de bois sont les moyens de cuisson les plus utilisés”. A la page suivante, on lit une description inverse sans craindre l'incohérence :“la cuisine se fait généralement à l'entrée des logements ou à l'extérieur. Le gaz et le feu de bois sont les principaux moyens de cuisson. Il peut ainsi survenir un risque d'intoxication au monoxyde de carbone (CO) ou d'incendie, notamment pour ceux qui font la cuisine dans la maison”.
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La vie d'extrême pauvreté permet difficilement d'accéder au confort occidental dans la construction des maisons et l'usage des différentes pièces éventuelles. Le progrès s'entrevoit petit à petit dans l'équipement d'un congélateur en priorité, ou d'un combiné frigo-congélateur. Puis arrive un canapé ou un fauteuil, un poste de télévision, un meuble de rangement, une armoire. Ces objets de confort meubleront petit à petit les quelques pièces de la maison.
Les maisons sont construites selon un schéma traditionnel : la pièce la plus intime, la plus privée : la chambre de la mère et des enfants en bas âge, où dormiront également les filles s'il n'y a pas suffisamment de place dans le logement ; une pièce à vivre, petit salon où sont pris les repas, où sont accueillis les étrangers, où dorment les garçons. On trouve également une petite varangue, petite terrasse couverte où l'on reçoit et se préparent les repas. Voilà ce que le rapport de l'ARS nomme l'entrée des logements.
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Dans un petit paragraphe intitulé “Étanchéité et isolation thermique”, le rapport déplore qu'aucun “dispositif d'isolation n'est mis en place dans la majorité des logements. Certains ne sont pas assez étanches ni à l'eau ni à l'air. Il a été déclaré par certains habitants qu’il y avait, au sein des logements, des infiltrations d'eau, notamment lors des épisodes de pluies”.
Le paragraphe suivant “aération, ventilation et humidité” regrette à l'inverse que “de nombreux logements ne disposent pas d'assez d'ouvertures donnant vers l'extérieur. Ce défaut d'ouverture ne permet pas une aération des logements dans des conditions satisfaisantes”.
Ceci compensant cela, le problème de la ventilation semble ainsi résolu !
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Il reste que les fantasmes habituels concernant les populations pauvres, ou ressortissantes des pays sous-développés, transparaissent dans les descriptions du rapport de l'ARS, notamment celles concernant la surreprésentation des enfants parmi la population : “au vu du nombre de personnes présentes sur site, et notamment de nombreux enfants en bas âge, et au regard de la superficie des habitations, plusieurs logements doivent très vraisemblablement être en situation de sur-occupation. Ceci peut entraîner une atteinte à la santé mentale des occupants”. La santé mentale devient une obsession sous la plume du rédacteur puisqu'elle est selon lui également menacée par l'absence d'ouvertures "obligeant les occupants à vivre dans l'obscurité ou la pénombre la journée”.
Il ne convient pas de s'appesantir sur les billevesées de ce rapport où se lit plus la glorification du mode de vie occidental et des normes d'habitabilité des logements de type européen que la compréhension des contraintes des populations pauvres de Mayotte qui parviennent vaille que vaille à se loger avec leur famille dans des logements qu'elles améliorent au fur et à mesure des possibilités financières.
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Il est utile de renvoyer ici à quelques notes du livre Quel habitat pour Mayotte de Monique Richter (pp.20-21).
"Les femmes font cuire les aliments dans la cour sous un abri couvert. Pour éviter d'enfumer la case par la fumée du feu de bois, l'aire de cuisson n'est pas adjacente à la maison.
"Dans un coin du shanza (la cour) se situe l'aire d'ablution, (mrba wa sho) (...) Elle est parfois équipée de latrines.
"Les repas se prennent sur une natte sous la véranda, "baraza", située à l'arrière du logement ou dans la cour. Manger est une activité intime surtout pour les femmes.
Que la sollicitude des puissants envers les pauvres s'apaise ! Leur santé mentale n'est guère menacée par "l'obscurité ou la pénombre" , les gens de Mayotte vivant traditionnellement à l'extérieur durant la journée.
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L'ACFAV, association pour la condition féminine et l'aide aux victimes, a été missionnée par la préfecture pour réaliser les enquêtes sociales préalables aux démolitions. Le rapport qu'elle produit occupe une position centrale dans l'évaluation de la légalité des arrêtés. La loi ELAN dispose qu'une “proposition de relogement ou d'hébergement d'urgence adaptée à chaque occupant (soit annexée) à l'arrêté”. Comment interpréter une telle obligation ? Comme une mise à l'abri provisoire ainsi que l'entend a minima la préfecture, ou un relogement durable doublé d'un programme d'insertion ?
Intitulé "Attestation proposition d'hébergement après enquête sociale", le rapport produit par le directeur de l'association se réduit à un simple recensement d'ailleurs partiel de la population concernée par l'arrêté du préfet. En effet le rapporteur indique qu'au “total, 93 ménages, soit 467 personnes) ont été recensées. 43 ont accepté d'être enquêtés." (page 69 de la liasse en ligne dans le Recueil des actes administratifs).
Suit alors un tableau listant 43 familles. La première colonne donne le nom du responsable du ménage, la seconde, la composition, la troisième l'adresse du logement où la famille sera installée, la quatrième la date de l'acceptation ou du refus de la proposition, enfin la dernière colonne indique l'heure de l'échange.
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Il faut supposer que selon la commande de l’État, la composition du ménage constitue le seul critère pris en compte dans l'attribution d'un logement "adapté". Pourtant, le texte de la loi précise : "adapté à chaque occupant" et non à chaque famille. Cette condition rejette la conception minimaliste de mise à l'abri, limitée à la mise à disposition d'un matelas et d'un toit. Elle implique que soit considéré l'ensemble de la vie des occupants. Aussi l'enquête sociale ne peut se réduire à un comptage, mais doit préciser les qualités des habitants, leurs besoins, leurs occupations. Ainsi une personne bénéficiant d'un suivi médical ne devrait être éloignée du dispensaire ou de l’hôpital, l'enfant scolarisé de son école, collège ou lycée, le travailleur du lieu de son emploi. Pourtant aucune indication de ce type n'est produite. Il ne s'agit donc pas d'une enquête sociale. Le nombre des enfants scolarisés n'est même pas précisé.
Comment s'étonner alors que les habitants se désintéressent de l'offre d'hébergement qui ne promet rien de mieux que de les parquer dans un lieu inhabitable, loin de leur réseau de survie ?
Sans un sou, sans une aide, délaissés pendant six mois dans un coin perdu du monde.
Combien de temps durera cette tartufferie qui dissimule la brutalité sous les beaux principes ? Illégalité, insalubrité, indignité, insécurité.
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Portfolio 29 octobre 2022
Marquer les indésirables, une tradition française
Sous des prétextes vertueux d’insalubrité, d’indignité humaine, d’insécurité, l’État français persiste à détruire la maison des pauvres dans un territoire où le taux de pauvreté est un des plus élevé du monde. Ce portfolio montre comment sont traités les indésirables à partir d’un commentaire du dernier arrêté de destruction de l’habitat illégal commis par le préfet de Mayotte.
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