Mon livre fétiche et mon cerveau sont faits du même bois alors…

Je souligne une phrase, il éclaire l'actualité : « La guerre a du bon pour la bourgeoisie capitaliste ! »

Je l'écorne, il engramme mes neurones : « Chaque offensive enrichit tous les fabricants de munitions ».

J'annote une page, il déclenche une réaction cérébrale en chaîne : Capitalisme -> Guerre -> J'accuse -> Antisémitisme jusqu'à la citation philosémite de Zola : « La seule solution pour faire obstacle à l'antisémitisme, c'est de vaincre le capitalisme ».

Il m'aide à saisir comment la valetaille politique au service d'un capitalisme militariste manifeste avec cynisme contre la dysharmonie sociale* qu'elle-même génère, grâce aux poisons de l'injustice et de la propagande, en alimentant, à dessein, la rage, pour l'orienter vers les antiennes (guerre froide, antisémitisme, croisade...) sachant qu'un projet fédérateur, où l'on aurait cure de la religion des uns et des autres, autour de l'écologie, aurait un retour sur investissement moins important et moins rapide.

A chaque post-it que je plaque, lui est plus volumineux et moi plus pleine de sa détermination.

Il n'y a pas dans ma bibliothèque un livre plus fourbu de lecture que « Les carnets de guerre de Louis Barthas ». 

C'est le livre névralgique de ma bibliothèque, placé au milieu des autres ouvrages auxquels j’accède, au gré de mes envies, de mes besoins, bref de mon instinct, comme je le fais dans les souvenirs jalousement préservés par mon cerveau.

Les livres, les souvenirs y sont rangés méticuleusement par catégorie, sous-catégorie, ordre chronologique.

Pour les plus anciens, j’enfilerai peut-être un jour, cérémonieusement, des gants blancs de coton fin pour les effleurer, avec toutes les précautions requises par leur grand âge.

Chut, silence, je consulte.

« Les carnets de guerre de Louis Barthas », c'est le passage secret de ma bibliothèque qui donne accès à mon jardin tout aussi secret.

C’est mon refuge quand je veux échapper au monde insensé plein de mensonges, d'impudeur, d’avidité, de bruit et de fureur, comme l'auteur lui-même prenait de la distance pour se préserver de la folie du front, lui qui n'y était que simple poilu, tout au long de 14-18.

Moi qui ai choisi pour avatar une chauve-souris, je peux vous dire que mes homologues, gardiennes de livres de leur état, sont très inquiètes du devenir de la relation mutualiste entretenue de longue date avec les livres qu'elles préservent en picorant les insectes qui les menacent, et me mettent en garde contre le passage à la bibliothèque numérique.

Au seuil d'une nouvelle époque, dans mon âme chauve-souris, je ressens comme un pincement au coeur, je retiens ma respiration : mon refuge sera-t-il toujours accessible ? 

Ma rencontre avec le livre numérique est du genre rencontre du 3ème type. J'en découvre sa nature et sa structure :

La section « A propos de ce livre » indique le temps de lecture typique :  10 heures et 55 minutes pour les 291 pages du livres de Klaus Schwab, directeur de Davos, « Stakeholder capitalisme : a Global Economy that Works for Progress, People and Planet ». Moi qui ai lu trois ans durant « Les carnets de guerre de Louis Barthas », je serais d'emblée catégorisée atypique.

Avec la section « Annotations », mes passages préférés, ceux sur lesquels j'ai fait glisser mon doigt, pour les surligner de jaune, orange, rouge ou violet selon leur sensibilité, sont enregistrés dans un grand maelström numérique et partagés avec la collectivité puisque dans la section « Passages les plus surlignés », j'ai moi-même accès aux passages préférés des autres lecteurs. Sans grande surprise, les quelques phrases clés retenues par les leaders sont : 

• « Le PIB est un indicateur qui évalue la force potentielle d'un pays en temps de guerre mais pas le potentiel de bonheur en temps de paix »
• « L'inégalité a globalement diminué mais a empiré drastiquement dans chaque nation »
• « Les gouvernements ont trop de pouvoir pour le modèle en vigueur, le capitalisme des parties prenantes »

Autre innovation, il y a la fonction X-Ray qui a pour objectif d'explorer la structure d'un livre, ses idées essentielles, les personnages ou les thèmes. Activer cette fonction vous amène vers les pages wikipedia déjà existantes. Cette section serait vide pour les carnets de Louis Barthas car lui s'est attaché à esquisser ses compagnons de guerre, à les croquer avec tendresse, eux les grands anonymes de la Grande Guerre. Je ne m'imagine pas non plus mentionner dans cette section la portée universelle de ces carnets où l'on retrouve les forces en présence quelle que soit la guerre :« l'ennemi avec qui le soldat partage une communauté de souffrance, les rois déments, les journalistes hurleurs de mort, les ministres jusqu'au-boutistes, les patriotards de l'arrière, les généraux sanguinaires. » 

Enfin, je suis invitée à noter de 1 à 5 étoiles le livre et à en faire de la pub ou du mauvais buzz.

Dans les data centers, les âmes chauve-souris se sont glissées via leur adresse IP. Elles y apprennent le métier de « dataguard » et font leurs délices des mégaoctets de données.

Trêve de plaisanterie, la donnée est le diamant de notre époque, un truc qui doit être très pur pour valoir quelque chose mais qui en fait ne sert à rien.

La valeur de la donnée est indexée à des critères de pureté qui ont été légiférés : la donnée doit être attribuable, datée, complète, durable, fiable. Ainsi, toutes les annotations prises au fur et à mesure de mes lectures sont enregistrées à grand frais de CO₂.

Or, la valeur de la donnée devrait être pondérée par son utilité. A quoi vont servir les ordinateurs quantiques si les politiques n'utilisent ces données que pour nous assujettir et non pour prendre les meilleures décisions pour le bien commun (ex : le remembrement en cours pour les travaux du canal Seine-Nord Europe va certainement amplifier les inondations dans le Nord dans les années à venir).

Il est programmé de déléguer totalement la fonction « stockage de connaissances » à la machine. Quant à l'intelligence sensorielle, elle pourrait être complètement perdue car même la sensation d'un téléphone dans notre main, son toucher lisse et chaud, est amenée prochainement à disparaître.

A force d'être sur le cloud, en l'absence de stimuli sensoriels ou cognitifs, il serait dommage d'observer le cerveau décroître comme les muscles antigravifiques des astronautes qui fondent dans l'univers éthéré de l'espace.

Pourtant, les plus optimistes pensent que le cerveau de l'Homme est si puissant, certains en parlent comme d'un cerveau quantique, que la boîte crânienne, même vidée de sa substance et toute entière confiée à la machine, pourrait bien tout de même garder le souffle de l'intention, la conscience humaine, la générosité et le courage.

Le Progrès ne conçoit plus le monde comme le résultat de la confrontation d'intelligences individuelles autonomes mais comme le projet d'une intelligence collective à laquelle certains ont le droit de contribuer. C'est pourquoi j'ai tenté de glisser ma contribution en ensemençant ce vaste réseau d’une cellule appelant à se questionner sur le bien-fondé de tout progrès.

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Oups ! Je viens de recevoir un message : une mise à jour est en attente pour installer la fonction « Transparence totale de mon cerveau » et supprimer les data non intègres. Bye ! Je dois redémarrer mon cerveau.

*Vérité Zola