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Billet de blog 20 octobre 2022

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Fêlures sénégalaises

C’est d’abord dans mes pensées, mes rêveries peut-être, que j’ai vécu au Sénégal. Je n’ai foulé réellement son sol qu’à l’âge de 22 ans. Plus tard seulement m’est venu le besoin de mieux comprendre cette société et ces enjeux. J’en ai ressenti à la fois de l’excitation mais aussi une certaine amertume. Lorsque la paix civile occulte des disparités grandissantes.

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C’est d’abord dans mes pensées, mes rêveries peut-être, que j’ai vécu au Sénégal. Je n’ai foulé réellement son sol qu’à l’âge de 22 ans. Il est vrai que mes parents ont beaucoup œuvré pour nous garder, moi et ma fratrie, fortement connectés à nos racines. Lorsque j’ai pu y retourner, la réalité se rapprochait de ce qui foisonnait en moi. Quelques souvenirs diffus, des photos de famille, des images grapillées sur les réseaux sociaux et les fameuses séries sénégalaises sur youtube… La reconnexion fut donc immédiate.

Illustration 1

La Terre de mes ancêtres connue pour son hospitalité m’a accueilli merveilleusement. Je me suis sentie à mon aise immédiatement, au milieu de tous ces gens qui me ressemblent à presque s’en confondre. Seul mon style vestimentaire et mon regard curieux trahissent parfois ma souche francilienne. Qu’importe ! Je me sens chez moi, ici aussi, et c’est bien là l’essentiel. Plus tard seulement m’est venu le besoin de mieux comprendre cette société et ces enjeux. J’en ai ressenti à la fois de l’excitation mais aussi une certaine amertume.

On pourrait d’abord parler de mon autre pays comme d’un miracle. Au carrefour de plusieurs croyances religieuses, plusieurs ethnies et surtout au sortir de 300 ans d’exploitation coloniale, il aurait pu sombrer dans des conflits mortifères. Rien n’y fait, le Sénégal est une ode à la stabilité. Un territoire où les tensions interreligieuses sont quasi-absentes et ou l’alternance politique se produit depuis 50 ans dans une relative concorde. Mais tout ça n’est pas l’objet de mon billet. On critique aussi les gens que l’on aime parce que, plus que pour d’autres, on leur voue une ambition et des espoirs parfois démesurés.

Illustration 2

Plages, gastronomie, artisanat, littérature… je pourrais m’étendre longuement sur les atouts du Sénégal. Ils sont nombreux mais peinent à masquer aujourd’hui les carences profondes souvent invisibles de ceux qui n’y font que passer. Pas de misérabilisme de ma part. Les médias occidentaux en font déjà suffisamment. Ce serait d’ailleurs occulter la classe moyenne naissante autour de Dakar et des autres grandes villes du pays. Mais il existe aussi une réalité encore assez sombre, celle d’une jeunesse sénégalaise vivant dans l’extrême pauvreté et souvent coupée des privilèges dont jouissent une minorité. La pauvreté n’est pas une donnée nouvelle en Afrique me direz-vous ? Et bien disons que l’explosion démographique et le poids des systèmes ancestraux ont généré des écarts encore plus vertigineux.

A l'abri des regards et loin des hôtels de luxe de la capitale, l’écart se creuse pour une population encore très peu formée (tout particulièrement les femmes), ignorée par les services publics, mal nourrie et encore plus sujette aux systèmes de corruption. Je ne peux pas me résoudre à nier cette réalité. Les images touristiques ne mentent pas pour autant. Elles montrent juste un prisme qui ne concerne qu’une jeunesse dorée à laquelle se mêle des occidentaux ainsi que des membres de la diaspora de passage. Une très large majorité de la population n’est pas concernée pas ces changements. Il y a là selon moi un grand danger de mal développement.

Illustration 3

En 2017, j’ai pris conscience de la situation que vivent les talibés (enfants mendiants du Sénégal) et ce fût une véritable déflagration intérieure. Aux premières heures du jour, il n’est pas difficile de distinguer leurs silhouettes qui s’affairent le long des routes ou fouillent dans les bennes à ordures. Soutenir leur regard m’est souvent difficile. La misère se lit dans leurs mines tristes et pourtant avides d’espoir. Un bâton pour jouer contre les murs, des pots de tomate pour récolter le travail de leur dur labeur, des haillons de vêtements et une mendicité à laquelle ils ne peuvent se soustraire. Leur situation en dit long sur l’état du pays. Traités le plus souvent en véritables pestiférés, ils reçoivent l’aumône des braves gens qui s’affranchissent un peu trop rapidement du sort qui leur est réservé.

Oui, il existe une forme de fatalisme au Sénégal. Après tout, ces phénomènes que je décris existaient bien avant la naissance de ceux qui l’acceptent aujourd’hui. Selon les zones géographiques, on pourrait pointer du doigt le manque d’accès aux soins médicaux, la sous-scolarisation ou encore les défaillances chroniques de l’Etat Civil. Le chômage surtout chez les jeunes atteint lui aussi des proportions endémiques qui contribue là encore à invisibiliser les plus vulnérables. Comment ne pas y voir un crime de négligence perpétré contre une population qui n’est rien de moins que l’avenir du Pays. 

Ces constats trouvent malheureusement peu de résonnance auprès des nantis des classes élevées. Leurs grosses voitures ronronnent dans Dakar comme un crachat jeté au visage des plus modestes. Le mépris de classe est souvent palpable. J’en ai moi-même été témoin. Le luxe ostentatoire s’affiche dans les « lieux branchés » de la capitale avec une certaine morgue à l’endroit des « sans-dents » qui composent le petit-personnel.

Illustration 4

Il y a quelques semaines, j’étais assise au bord de la plage, à Dakar. Spontanément, un échange s’est noué avec Assane, un adolescent de 16 ans. En lui disant que je viens de France, il me soupire que c’est probablement mieux qu’au Sénégal. Je ne veux pas alimenter son espoir de rejoindre peut-être un jour la mer qui nous fait face pour aller en Europe. Au delà des dangers qu’il affronterait, je ne peux m’empêcher de le voir comme un autre talent précieux que perdrait le continent faute d’y avoir trouver des perspectives décentes. Je lui réponds que chaque pays a ses qualités et ses défauts mais je sais bien que la pauvreté en France n’a rien à voir avec celle dont il fait l’expérience tous les jours. Il me dit que le pays est difficile… il est né en 2006 comme mon petit frère Cheikh. Il a probablement lui aussi des rêves plein la tête que le fatalisme et la résignation qui l’entourent pourrait bientôt éteindre pour de bon.

C’est aussi et avant tout de cela dont il est question. La « grande concorde » sénégalaise est l’un des atouts majeurs du pays. Elle explique son extraordinaire stabilité. La débrouillardise est telle qu’elle en devient un « art de vivre ». Les petites-gens sont résilients, courageux et souvent honorables. La colère sociale peut poindre parfois, ici ou là, mais les sénégalais tiennent à plus forte raison à la paix civile. Un jour peut-être la digue se fissurera et les élites n’auront d’autre choix que de traiter ces problèmes par leur racine profondément inégalitaire. En attendant cela, je m’attellerai à encourager tous ceux qui le peuvent au Sénégal à ne pas céder à la résignation et à rêver bien au delà de leur condition de naissance. 

Illustration 5

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