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Billet de blog 15 octobre 2022

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« A Room of my own » (2022) de Ioseb « Soso » Bliadze

Petit écho du Festival de cinéma allemand, dont la 27ème édition se tient actuellement au cinéma L’Arlequin, à Paris. Ou lorsqu’un film géorgien, financé en coproduction par l’Allemagne, trouve miraculeusement à s’inscrire dans ce Festival…

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    Désorientée. Ayant perdu l’orient, le point de naissance du soleil, comme le dit le mot, ou le nord, comme le dit l’expression. C’est ainsi que surgit la jeune Tina (Taki Mumladze, également co-scénariste), débarquant, un peu hagarde et désargentée, dans la colocation proposée par la troublante et désinvolte Megi (Mariam Khundadze). Le passé de la singulière héroïne un peu trop sage se dévoilera progressivement, plus chargé qu’il n’y paraissait de prime abord. Et son hôtesse aux allures si libres, provocantes, et guettées par la superficialité, se révèlera plus fragile et plus profonde, apte à plus de gravité, au fil des scènes. A travers ce double portrait de figures féminines contrastées mais qui seront amenées à se rapprocher, Ioseb « Soso » Bliadze esquisse d’emblée le tableau d’une certaine jeunesse géorgienne contemporaine, masquée et en pleine pandémie, rêvant d’un ailleurs posé comme absolu.
    La grande force et la grande singularité de ce deuxième long-métrage du réalisateur et co-producteur géorgien résident dans sa construction et dans la manière dont s’organise l’avancée de son scénario, en un renouvellement constant de ses buts et de ses enjeux, dans une fluidité inarrêtable et continue, toujours inattendue et dégageant des perspectives nouvelles. La vie même, en somme, du moins lorsqu’elle est marquée par une certaine instabilité. On songe à ces gigantesques sculptures de l’artiste Theo Jansen, grandes constructions mobiles et mues par l’action du vent, qui parcourent les vastes plages du Nord en un mouvement continu et animal que l’on croirait totalement autonome, mais qui procède selon un subtil enchaînement de déséquilibres et d’équilibres précaires.
    La caméra, très sensible, souvent empathique, phorique, cadre au plus près les visages, recueille, témoin attentif et muet, la secrète blessure infligée par une parole. Elle laisse souvent se déchaîner autour d’eux la tempête, tourbillonner la fête, advenir l’événement, pour en saisir les effets sur les traits de l’héroïne. Là encore, c’est le domaine pictural qui vient à l’esprit et permet d’accéder aux intentions de l’œuvre : ici, la Drowning Girl (1963) de Roy Lichtenstein, tableau étroitement centré sur le visage en train de sombrer, sans qu’il soit besoin de représenter l’immensité indifférente de la mer qui s’apprête à l’engloutir.
     Des choix courageux, audacieux, qui osent également accorder tout le temps nécessaire à une scène inscrivant un important virage narratif, ce qui crée parfois des ruptures de rythmes potentiellement déroutantes pour le spectateur. Mais, une fois décelées les intentions d’une telle narration, l’œil s’abandonne au fil de l’eau et accepte ce mode très aquatique de progression, qui déjoue toute prévisibilité et désarme toute volonté de maîtrise.
    Consentant  à la déroute, l’esprit se réjouit même de se retrouver devant un cinéma aussi nouveau, tournant le dos à la planification pour épouser les mouvements de la vie même, et son constant et imprévisible renouvellement.

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