Le premier livre de Tiphaine Dumontier, Dans le ventre des filles (2025), est on ne saurait mieux titré. Véritable « ventre » lui-même, il contient plusieurs ventres : le ventre de la maman, narratrice derrière laquelle se devine, toute proche, l’auteure ; hyper-ventre qui en contient, non seulement un, comme dans toute grossesse, mais deux, puisque le premier chapitre nous la présente lors de l’échographie de contrôle qui va lui révéler la présence de deux fœtus en elle ; deux fœtus dont il nous faudra attendre la fin du chapitre 7 pour apprendre, avec la narratrice, qu’il s’agit de deux petites filles, donc elles-mêmes appelées à faire potentiellement usage de leur propre ventre-contenant, un jour… C’est ainsi tout naturellement que survient l’image des poupées russes, sous la plume, alerte et vive, de Tiphaine Dumontier. Mais l’un des deux fœtus, d’abord sobrement désigné par la lettre B, car vu en second et plus petit, présente une anomalie morphologique lourde et touchant son propre abdomen, une omphalocèle.
Deux fœtus, lorsque un seul était attendu, deux parties, dictées par la chronologie, pour ce roman largement autobiographique mais qui se dévore comme un roman policier, genre dont l’auteure se reconnaît d’ailleurs friande. La première, sobrement intitulée « L’enquête », et qui retrace, avec un sens aigu de l’observation, l’accompagnement particulièrement intense dont va bénéficier cette grossesse gémellaire. La seconde, « L’aquarium », presque entièrement consacrée au long séjour hospitalier des deux nourrissonnes à la suite de leur naissance pour le moins brusquée.
L’entrée dans le roman n’est pas totalement immédiate, sans doute parce que l’on perçoit le souci de l’auteure, professeure de lettres dans le récit comme à la ville, de ne pas trop « faire prof », de ne pas risquer de « trop bien » écrire… Ainsi des tournures telles que « mon mec », pour désigner le compagnon, Pierre, ou encore « la chatte à l’air » peuvent risquer de rebuter. Fort heureusement, elles se dissolvent dans la suite, soit que l’écriture ait gagné en fluidité et en naturel - le naturel permettant ici de se laisser aller à « bien écrire »… - , soit que le lecteur, happé par la tension qui anime le récit, franchisse plus aisément ces petits cailloux stylistiques, au point de ne même plus les percevoir.
De fait, il faudrait avoir mauvaise grâce pour résister à la sincérité et à l’élégance de ce récit qui s’offre non seulement « mon cœur mis à nu » mais « à ventre ouvert ». Si la narratrice évoque abondamment son enveloppe charnelle, sa peau, ses poils, ses habits, leurs odeurs, ainsi que le creux intérieur qui abrite ses deux petites filles, elle prend également le risque d’une plongée dans les zones les plus inavouables de la psyché : la crainte d’être une « mauvaise mère », pour avoir été une « mauvaise fille », la culpabilité, les doutes…
Est approché de façon particulièrement fine le risque de dépersonnalisation que fait courir à la narratrice la violence des épreuves traversées, par elle-même comme par ses filles. Alors qu’un soir, elle ne parvient plus, rentrée chez elle, à se sentir chez elle : « Ça doit être le choc. Ça va passer. / Ça n’est jamais passé » (p. 29). Ou : « Alors, pour tenter de me reconnaître, de rattraper mon image qui me fuit, je remets du rouge à lèvres sur la bouche boursouflée de l’inconnue qui me dévisage toujours » (p. 85). Ou encore : « Je ne suis pas là, ce n’est pas moi. D’ailleurs tu n’es pas la patiente, tu te rappelles ? Tu viens ici pour les bébés. Tu n’existes pas » (p. 131). Un risque de se perdre qui n’empêche pas, par accès, un vif souci pour les autres, compagnon, soignants, compagnes d’infortune… Mais aussi, de façon presque constante, un humour mordant, discret et comme en embuscade, toujours prêt à poindre, et dont la narratrice ne s’épargne pas elle-même.
Ainsi ne peut-on que se réjouir que la belle fécondité de Tiphaine Dumontier ne se soit pas contentée des deux filles « débordante[s] de vie » qui ont suivi son premier enfant et que, de cette maternité compliquée, soit aussitôt issu, comme en ricochet, ce premier opus, auquel on souhaite une abondante fratrie.