Le volontarisme historique et politique autour de l’éducation aux images remet au centre du jeu une figure un peu totémique : le cinéphile, sorte de spectateur idéal, objet de toutes nos attentions, destinataire de nos dispositifs de promotion du cinéma indépendant. Problème : qui est-il ce cinéphile de demain ? Est-ce le spectateur-type des salles Art et Essai, guidé par la presse spécialisée et la radio ? Ou bien choisit-il les films qu’il regarde, pas forcément en salle, en s’informant via d’autres sources, réseaux (voire algorithmes) ? Y a-t-il un « vieux » et un « jeune » cinéphile aux pratiques inconciliables ? Existe-t-il une querelle des Anciens et des Modernes en matière de cinéphilie ?
Les discours sur la cinéphilie passent trop souvent à côté de leurs objectifs en affirmant :
- l’objet de la cinéphilie : les films qu’il faudrait aimer. Et on se retrouve à vouloir borner les limites du bon et du mauvais goût, avec toutes les postures et les biais sociologiques que cela implique.
- ou le canal par lequel devrait passer la cinéphilie : c’est alors la mise en concurrence de la presse traditionnelle et des réseaux sociaux les plus contemporains, couplée à la quête de la pierre philosophale (le média qui serait le plus prescripteur).
- ou enfin le cinéphile lui-même comme figure fantasmée (le bon passeur, par le bon canal, du bon discours) : spectateur 2.0 qui publie ses avis sur internet, critique spécialisé, universitaire expert…
Jouons avec l’idée que la cinéphilie n’est rien de cela mais plutôt la faculté d’exercer souverainement, et de manière éclairée, un jugement subjectif sur les films et le cinéma. Dit autrement, d’exercer ce jugement de manière indépendante. Prise en ce sens, quels que soient les films sur lesquels elle se porte, les canaux par lesquels elle passe, celui ou celle qui l’exerce, la cinéphilie ne peut que s’opposer au marché puisque pour s’exercer il lui faut se libérer des effets de concentration et d’invisibilisation de ce dernier. Ce faisant, elle permet au cinéphile d’échapper aux ciblages segmentant du marketing et des algorithmes : elle l’émancipe.
La plus grande vigilance s’impose donc quant aux discours qui voudraient contrecarrer la baisse de la fréquentation en salle par le développement de la cinéphilie. Promouvoir la cinéphilie n’a pas pour fonction de doper un marché en berne qui ne voit dans le cinéphile qu’un ticket de cinéma à gagner. En ce sens, alors que les studios américains n’ont jamais produit aussi peu d’œuvres originales, il est inquiétant de voir Universal développer son propre label « Art et Essai », tout autant que de voir les groupes d’exploitation intégrés occuper le terrain de l’éducation aux images comme on pratique une OPA en bourse, c’est-à-dire brutalement et parce qu’ils voient là un marché de plus à conquérir.
En défendant les salles et les professionnels qui veillent à exposer le cinéma dans sa diversité, à rebours de la surconcentration actuelle, qui se donnent les moyens de mener une vraie politique d’action culturelle, on défendra au mieux la cinéphilie, puisqu’on lui donnera le terrain de jeu dont elle a besoin pour s’exercer, et à chaque cinéphile l’espace pour s’épanouir.