Il y a les paillettes, les tapis rouges, les festivals, les critiques élogieuses ou ses désastres, le plaisir légitime de la reconnaissance… bref, tout ce qui identifie communément la réussite. Ou pas ! Et puis il y a une autre histoire. Celle qui écrit un autre chemin. Celle qui traverse une autre réalité. Plus anonyme. Plus solitaire. Mais paradoxalement, elle est celle des rencontres multiples. Celle du partage sur le territoire, celle des parcours en train, en voiture, dans des endroits éloignés des « centres », des « milieux ». Chaque rencontre mobilise la journée, parfois 24h. Ce que je fais, ce que nous faisons, nous cinéastes, en arpentant le territoire est-il important ? Pour qui ? Pour quoi ? Aujourd’hui je me surprends à compter. Cinquante-cinq rencontres à ce jour… Compter, comptabilité, comptable… nombre d’entrées… mais on compte quoi au juste ? Ce matin, tôt dans le train, je doute. Quel sens cela a-t-il donc, au regard de cette comptabilité, d’arpenter ces territoires ? Que se passe-t-il dans ce temps qui se déploie ? Je rencontre des visages, des histoires, des regards sur mon travail, des fulgurances.
En tournée, j’accompagne mon film à la rencontre du public. Il faut beaucoup d’énergie. Ce matin j’en ai pas. Ce matin je doute. En plus, ce matin, il gèle. Je serai mieux chez moi à travailler sur mon prochain film, à déployer une autre temporalité. Parce que voilà, le temps passe… Nous voici maintenant arrivés dans la salle de cinéma. Les dernières minutes du film s’écoulent, et j’écoute le public, sa respiration avec le film, les silences, les rires… La lumière revient. La petite seconde de trac pour moi. Inchangée cette petite seconde, à chaque rencontre. Ils sont aujourd’hui cinq classes de lycées professionnels. Et ils applaudissent, rigolent, bougent, manifestent leur plaisir. Ils me regardent et sourient. Ils attendent de la rencontre qu’il se passe quelque chose. Ça tombe bien, moi aussi. Ils sont beaux. Attentifs. Ils sont heureux d’être là et que ce moment existe ici dans cette belle salle de cinéma. Je croise un regard, un sourire et ce que je fais ici prend déjà tout son sens. Je ne doute plus. L’émerveillement nait chaque fois de là.
Ce qui se passe ici, maintenant, est unique et ne peut pas se passer ailleurs, au sein de leur établissement où les codes sont trop présents ou dans tous les autres espaces de nos vies. Ici c’est le lieu d’un partage dans un temps exceptionnel. Le temps exceptionnel, unique, qui revêt cette beauté singulière inégalable. Simplement parce qu’un moment est construit autour d’un film, d’un public et de son auteure… Assez tranquillement, ils parlent. Ils disent. Ils posent des questions, plein, sans faux semblants, parce que les faux semblants y savent pas faire, et ça, c’est tant mieux. Ils interrogent la forme du film, questionnent la fabrication, le sens de ma démarche, on partage les questions que posent le film, on philosophe ensemble, on est d’accord et pas d’accord, on a été ému, on s’étonne, on s’amuse aussi. Tout les intéresse… bref il se passe quelque chose. J’ai arrêté de compter ce qui ne se peut pas être compté.
Les cinéastes de l'ACID