Après plusieurs décennies aux louanges de la dérégulation, nous entonnons aujourd’hui le refrain de la régulation. Mais quelle régulation ? Et est-ce vraiment la meilleure réponse aux faiblesses de la finance révélée par la crise ?
Plusieurs formes de régulation
La régulation est intimement liée au libéralisme : celui-ci prône comme valeur première la liberté des individus, les uns par rapport aux autres et vis-à-vis de l’Etat. L’Etat est le garant de la liberté des citoyens ; la régulation étatique est parallèle à la liberté citoyenne. Pour le libéralisme économique, cela signifie que l’Etat doit garantir que chacun est libre d’entreprendre et de prendre des risques : un monopole qui bloque l’accès au marché et contraint donc la liberté des individus, est antilibéral et doit être cassé : telle est la justification philosophique de la régulation.
Un autre aspect de la régulation est l’idée selon laquelle la richesse produite par une nation est d’autant plus importante que la liberté économique est assurée. Cette idée, d’Adam Smith, est bien postérieure à l’idée philosophique de la régulation, de Hobbes. La régulation consiste alors à garantir « une concurrence libre et non faussée ». Un monopole, en augmentant ses prix, diminue la richesse globale produite : telle est la justification économique de la régulation.
Dans les deux cas cependant, la régulation est purement négative et légale : il s’agit d’établir des lois de garantie et de les tenir. Cette notion, plutôt américaine, n’est pas celle d’une régulation à la française, qui cherche plutôt à éviter les effets négatifs de la dérégulation : un monopole appauvrit certains citoyens et on doit donc fixer ses prix pour éviter cela. Ce sont deux notions différentes de la régulation, rattachée à deux traditions philosophiques différentes, et qui doivent être distinguées si l’on veut bien comprendre l’enjeu du débat sur la régulation financière.
Régulation américaine et régulation européenne, deux approches
Car tel sera le débat entre le monde anglo-saxon et le monde, disons, « européen » ou continental. Pour les premiers, la crise financière a montré que les règles d’encadrement de l’activité financière n’étaient pas suffisantes et ont permis à certains de prendre des risques inconsidérés qui bloquent aujourd’hui l’économie, et la liberté des acteurs économiques. La solution passe par de meilleures lois, un meilleur encadrement des pratiques, etc.
Notons au passage, que ce qui est en cause ici, c’est la capacité auto-régulatrice du marché : on entend par là que le marché suit certaines lois qui le ramènent à l’équilibre s’il s’en est écarté. C’est une façon de dire que l’Etat doit garantir le fonctionnement naturel du marché – les lois naturelles – mais ne doit pas y intervenir directement. La régulation économique consistera aussi à mieux cerner ces « lois naturelles » du marché.
Le regard européen se porte plutôt sur les conséquences sociales de la crise : les gens mis à la rue, la désorganisation des activités de prêts, etc. La régulation portera alors sur : comment éviter cela ? et la réponse est la moralité et la transparence. C’est-à-dire que l’Etat doit « voir » ce qui se passe (transparence) pour pouvoir le contrôler (moralité).
Ainsi, d’un côté une régulation neutre par la loi, de l’autre une régulation par la morale et la transparence. Les deux semblent proches, car sont des réponses pragmatiques à un même problème, mais, au fond, elles sont différentes.
Réguler ou être régulé, un choix difficile
Cependant, la question de la régulation appelle celle du lien entre économie et politique. Car un marché dérégulé, ce n’est pas seulement un marché affranchi de la tutelle de l’Etat, c’est un marché qui fait peser sa logique sur les mécanismes économiques de la société et de l’Etat. Exemple concret : un pays qui augmenterait drastiquement ses impôts verraient les capitaux étrangers se tourner vers d’autres pays et son économie ralentie. Cette idée est la plus visible sur le fonctionnement des entreprises : aujourd’hui, 40% du CAC40 est détenu par des fonds de pension (ou équivalents) américains. Non pas qu’ils tiennent les rênes et décident manu militari de l’avenir des compagnies françaises, mais leur pouvoir est bien plus insidieux. Un fonds a besoin de savoir si son investissement sera rentable et a donc besoin de connaître l’entreprise : exigence de transparence. Il aura aussi besoin d’avoir des retours sur investissement assez rapides : concentration sur la logique de profit, d’où délocalisation, fusions, acquisitions, etc. La logique du marché, via l’investissement, devient celle des entreprises, puis de l’économie, et enfin de la société. La dérégulation accroît la dépendance de l’Etat vis-à-vis des logiques financières.
Dans l’autre sens, la régulation peut être vu comme un moyen pour l’Etat de reprendre la main et d’être moins dépendant. Encore faut-il que la régulation soit au niveau mondial, faute de quoi, un pays régulant serait isolé et sa régulation sans intérêt.
Mais surtout, et c’est le plus inquiétant, nous pouvons nous demander comment l’Etat pourrait réussir à réguler un monde aussi complexe, mouvant et dynamique que celui de la finance. Chaque jour apporte son lot d’innovations financières, dont il est quasi-impossible de vérifier la fiabilité à long-terme. L’Etat ne peut pas suivre toutes les informations, ne peut pas tout contrôler, tout vérifier, tout observer.
Il y a donc là une condition pratique à la régulation, qui transcende les différentes sortes de régulation que nous avons distinguées et qui pose une question grave : la finance peut-elle encore être régulée sans perdre son dynamisme. Autrement dit : soit la régulation au détriment de la finance et, in fine, du dynamisme économique ; soit rien, la dérégulation, au risque de crises financières et d’une dégradation du social. Un choix difficile.