Voici l’histoire d’un journaliste. Un homme disparu très tôt dans la nuit et le brouillard, mais dont les cendres fumantes ont constitué un terreau alimenté par tant d’autres que lui. Un terreau sur lequel a poussé et pousse encore aujourd’hui les roses blanches de la résistance à l’oppression.

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Il est des hommes qui auront à jamais les hommages de l’humanité toute entière. Martin Luther King, Nelson Mandela, Abraham Lincoln pour ne citer que ces Lumières. Il y a aussi ces hommes qui n’auront jamais de stèle gravée dans le marbre de l’inconscient collectif, mais qui portent aussi sur eux la marque de la grandeur. Il y a ces Justes parmi les nations, dont beaucoup n’ont jamais voulu se manifester. Il y a ces personnes qui, au milieu de l’horreur et de l’absurdité humaine commettent des actes anodins, qui changent pourtant la donne du monde. Un regard, un sourire, un graffiti peint par des doigts errants de peur sous la lune, un simple V, une croix de lorraine, un papier écrit et glissé sous le manteau. L’humanité tient à ces petites choses, qui permettent aux monstres sacrés de l’excellence humaine d’exister. Point de Jean Moulin sans son terrible cortège de petites choses qui font les victoires sur la nuit. A l’heure où le crépuscule de nouveau reparait, plongeons dans la nuit noire de l’Histoire pour exhumer l'un de ces hommes qui protégea son pays de la honte la plus complète en ayant simplement le mérite d’exister et de mourir pour exister.
Fritz Gerlich est un citoyen allemand. Il est né en 1883 en Poméranie dans ce qui est alors le deuxième Reich, l’empire allemand. Fritz n’est pas vraiment ce que l’on peut appeler un bourgeois, il viendrait même plutôt d’un milieu assez ouvrier/classe très moyenne, son père est grossiste en poisson. Il étudie initialement les sciences naturelles, mais finalement se prend de passion pour l’histoire et décide finalement d’étudier cette discipline à l’université de Munich et effectue l’équivalent d’un doctorat en histoire. A la fin de ses études, il devient archiviste pour l’état. Les archives, l’ennemi intime des dictatures.
Lorsque la première guerre mondiale éclate, il est déclaré inapte au combat. On sait assez peu de choses de lui durant cette période. on peut conjecturer que, du fait de son éducation assez rigide et calviniste, de son sujet d’étude de thèse (un empereur germanique du XI ème siècle), et du milieu Munichois où il évolue, on peut dire que Gerlich n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler une personne de sensibilité de gauche. Aussi lorsque la Révolution bolchévique débute, il en devient un farouche opposant, alors même que cette Révolution favorise l’Allemagne dans le déroulement immédiat de la guerre. Il rejoint d’ailleurs en 1917, année de la révolution bolchévique, le « Parti de la mère patrie » (pardon pour la traduction) Vaterland Partei, fondé par un certain Alfred von Tirpitz, fondateur de la flotte impériale allemande et par Wolfgang Kapp, journaliste et nationaliste qui sera nommé chancelier du très éphémère putsch de Kapp qui visait à faire tomber la république de Weimar. Comme on peut le voir, les inspirations de Gerlich ne sont pas gauchistes loin de là.

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N’étant absolument pas révolutionnaire, mais plutôt ultra conservateur, nationaliste, et pour une restauration de la monarchie, il n’en est pas pour autant antisémite, ce qui devient une règle dans les milieux d’extrême droite allemands. En 1919, Gerlich publie un livre dénonçant le communisme et son influence sur la société allemande, Der Kommunismus als Lehre vom Tausendjährigen Reich, traduit, cela donne « le communisme comme doctrine du Reich de mille ans ». Tout en dénonçant le communisme, il renvoie dos à dos communisme et extrême droite qu’il considère comme deux systèmes de pensées totalitaires. Cela montre par ailleurs que le "Reich de mille ans" n’est pas une invention d’Hitler, mais que la construction du Fuhrer repose sur une base idéologique de l’extrême droite allemande. Hitler n’est pas un accident, il est logique dans une certaine école de pensée, ce que l’on a trop tendance à oublier. Dans ce livre, il dénonce par ailleurs la montée de l’antisémitisme suite à la défaite allemande, du fait que des Juifs ont été influents dans le déroulé de la révolution bolchévique et dans la révolution allemande.
En 1920, Gerlich est nommé rédacteur en chef du Münchner Neueste Nachrichten, journal quelque peu girouette politique mais qui était l’un des plus influents dans le sud de l’Allemagne et particulièrement en Bavière. Gerlich acquiert ses lettres de noblesse de journaliste tandis qu’il est rédacteur en chef de ce journal. C’est donc en tant que journaliste d’un des plus grands journaux d’Allemagne qu’Hitler rencontre Gerlich en 1923.
Au cours de cette entrevue, Hitler affirme qu’il respectera le gouvernement de Gustav von Kahr, qui est alors le chef du gouvernement nationaliste de Bavière. Hitler, voyant en Gerlich un bon communicant lui propose d’écrire pour les nazis, et donc de transformer d’une certaine manière le journal, par l'intermédiaire de son rédacteur en chef, en un instrument du parti nazi. Gerlich refuse, ce qui fait entrer Hitler dans une colère noire, révélant de ce fait sa nature profonde à un journaliste, tout nationaliste qu’il est. Je ne saurais trop vous conseiller le téléfilm « Hitler la naissance du mal » qui rend compte de cette première entrevue. Involontairement, Hitler vient probablement de se créer l’un de ses ennemis les plus farouches. Le futur Führer apprendra de ses erreurs avec la presse, et finira par en jouer pour la séduire.
Hitler ne respectera pas sa promesse de respecter le gouvernement de Gustav von Kahr, qui naïvement, pensait pouvoir canaliser les nazis et ses chiens enragés de SA. Gustav von Kahr prépare un putsch, il veut prendre le pouvoir à Berlin. En échange de la fin des violences des SA, von Kahr promet à Hitler un poste lors du futur gouvernement de « transition ». Or, c’est un piège grossier. Von Kahr ne veut bien entendu pas de ce Herr Hitler dans son gouvernement et prépare le coup d’état sans lui. De manière idiote, sans préparation particulière, persuadé que le peuple de Munich se soulèvera, Hitler tente de prendre le pouvoir seul en faisant son propre coup d’état. Déjà déconnectés des réalités tant politiques que militaires, Hitler s’assure tout de même du soutien de Luddendorf véritable héros de la première guerre mondiale. Présumant du soutien de l’armée et de la police il déclare, presque seul, que la révolution nationale a éclaté et que les casernes de l’armée et de la police se sont mutinées. Ce sera le fiasco du putsch de la brasserie. L’armée est appelée depuis la province de Munich et écrase le putsch. Il y aura 16 morts dans les rangs nazi et 4 dans la police, une escarmouche. Hitler s’est enfui dès les premiers coups de feu, ne devant sa vie qu’au bouclier humain dont il s’est servi et qui lui servira encore des années plus tard le montant en mythe fondateur du courage aryen…

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Fritz Gerlich a assisté à tous ces évènements étant un proche de Von Kahr. Il était là dans la brasserie Bürgerbräukeller lors de la prise d’otage d’Hitler de l’assemblée venu écouter von Kahr. Il couvrira le procès d’Hitler, qui est arrêté le 11 novembre et où il espère bien assister à la mort politique de cet homme qu’il considère alors comme étant un véritable danger.
Cependant, le procès est pipé dès le départ, et sert de tribune politique à un Hitler qui fait de véritable discours devant un tribunal acquis à sa cause. Il sera condamné à cinq ans de forteresse, c’est-à-dire dans les mêmes conditions que les prisonniers nobles ou militaires de hauts rangs… Chose qu’il ne faut pas oublier, Hitler n’est même pas allemand à ce moment de l’histoire. Fritz Gerlich, écrit ceci le 12 février 1924 : « L’Histoire, nous a projeté à la lisière du chaos et nous avons maintenant le choix. Nous pouvons soit sauter dans l’abîme, soit, avec courage et foi sauter de l’autre côté. L’abîme, c’est le parti national socialiste de Hitler, le parti de l’intolérance et de la haine, des faux semblants et des faux espoirs, une mine d’absurdités, et de purs mensonges. C’est un agitateur, qui croit qu’il peut étouffer notre raison. Ce que l’on peut faire de pire, le pire de tout, serait de ne rien faire contre Herr Hitler. » L’un des plus grands journaux allemand, loin de s’aligner sur Hitler, s’oppose alors frontalement à lui à l’initiative de cet homme peu connu, Fritz Gerlich. Hitler ne fera que neuf mois de forteresse, dans une vaste pièce, avec le nombre de livre qu’il désire. Il écrira un livre à son tour, pendant ces neuf mois…

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Hitler retombe alors dans l’oubli. La république relève la tête grâce au courage de quelques-uns de ses dirigeants qui parviennent enfin à juguler l’inflation galopante et tient tête, avec courage, aux exigences insensées du traité de Versailles, et à l’agression française de Poincarré qui envahi la Ruhr en 1923 pour se payer en nature. Un mini miracle économique allemand débute alors. Il n’aura pas le temps de grandir, la grande crise de 1929 faisant revenir la misère économique, et sur le dos de la misère, les drapeaux à croix gammées.
Fritz Gerlich, pendant ces années de disette du parti nazi est obsédé par eux, convaincu que la bête remue furieusement, et que seule des conditions sociales favorables permettent son étouffement. Lorsque revient la crise, Gerlich lance son propre hebdomadaire politique, Der Gerade Weg. Il en fait une arme contre l’hitlérisme et contre le communisme qu’il croit motivés d’une même haine de l’Etat. Dans son journal il dit que la prise de pouvoird’Hitler conduirait « à l’inimitié avec les pays voisins, au totalitarisme, à la guerre civile ou à la guerre internationale, aux mensonges, à la haine fratricide et aux ennuis sans fins ». Cherchant tous les moyens de démontrer la supercherie d’Hitler, un évènement va venirapporter de l’eau au moulin de Gerlich. La mort de Geli, la demi-nièce d’Hitler. Geli est la fille de la belle-sœur d’Hitler. Elle est jeune, elle est blonde, elle porte souvent une couette tressée qui pend d’un côté ou de l’autre de la tête. Le malheur de cette jeune fille est d’avoir voulu voir la vie loin de Linz, la petite ville qui l’a vu naître. Elle n’a que 17 ans quand elle revoit son demi-oncle de 19 ans son aîné. Geli est jeune, et ce qui arrive quand on est jeune est d’avoir des relations. Geli en aura une, avec le chauffeur d’Hitler. Possessif, jaloux, il forcera Geli à rompre et remerciera le chauffeur violemment le menaçant d’une arme. Désormais, il l’a fera suivre partout, l’accompagnera partout. Souvent suggestif, fasciné par cette jeune fille ressemblant tant à son idéal allemand, il attirera l’intérêt des journaux d’opposition, dont Fritz Gerlich. Cette affaire causera probablement la perte de notre journaliste. Geli est retrouvée morte le 18 septembre 1941, d’une balle tirée avec le révolver d’Hitler.

Fritz Gerlich cherche alors à rendre Hitler coupable du meurtre de sa nièce. (L’entière lumière sur cette affaire n’a pas encore été établie, car il y a une fenêtre qui fait qu’Hitler était possiblement à Berlin et non à Nuremberg au moment des faits. Tout ce qui concernait ce fait divers qui était peut-être prémédité a été impitoyablement traqué par le régime nazi).
Plus grave encore pour le régime nazi. Fritz Gerlich utilise à son propre jeu la misérable science nazi de hiérarchisation des races. En utilisant les critères nazis de tri racial, Fritz Gerlich en vient à la conclusion qu’Hitler n’est pas allemand mais mongol. Il qualifie Hitler de « Slave », l’assimilant à la sauvagerie d'Attila et Genghis Khan en usant de la rhétorique nazi. En insistant sur la ressemblance de son profil avec le conquérant mongol, il le traite clairement de non-allemand, faisant parti de « ces hordes asiatiques » que se plait à dénoncer son chien Goebbels. C’est dans ces années, 1931-1932 que Fritz Gerlich prend la carrure du principal opposant médiatique à Hitler. En usant à la fois de l’investigation et de la dérision, Gerlich déploie les compétences du journaliste pour lutter contre le nazisme.

Malheureusement pour notre journaliste, Hitler finit par prendre le pouvoir et la pression ne fait qu’augmenter autour de lui. Alors qu’il semble être sur une enquête de première importance, Fritz Gerlich est arrêté au sein même de sa rédaction le 9 mars 1933. Il fait partie de tout ceux qui furent arrêtés presque immédiatement après l’arrivée au pouvoir d’Hitler.
Gerlich sera déporté, au camp de Dachau. Il sera abattu le 30 juin 1934 dans ce camp lors de la Nuit des longs couteaux.
Fritz Gerlich ne fait pas vraiment parti de mon bord politique loin s’en faut. Pourtant il a agi conformément à des règles qui nous sont supérieures. Royaliste, nationaliste, il fut par ses engagements pourtant un des modèles de ce que la liberté peut produire de mieux. La liberté de la presse est un bien précieux. Elle fait partie avec la liberté de culte, la liberté de réunion, d’opinion, des socles fondamentaux de nos démocraties d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Fritz Gerlich est un honneur pour la profession de journaliste, dans le sens où malgré une pression grandissante d’un ordre noir il n’a jamais cessé de dire ce qu’il pensait, ce qu’il croyait être juste.
Il existe de puissantes mouvances souterraines qui travaillent la société. Elles sont masquées par l'apparente respectabilité du Front National et des "Républicains". Pourtant, la bête remue, avec colère dans l'arrière boutique de ce qu'il convient d'appeler la droite réactionnaire, mettant dans le même paquet FN et LR. Ces mouvances que l'on aimerait bien cacher sous le tapis trouveront à n'en pas douter leur expression politique. Ce n'est pas moi particulièrement qui le dit, mais notre Péju national, "Comme l'a montré la manifestation d'hier au Trocadéro, le noyau des militants et sympathisants LR s'est radicalisé". La radicalisation des militants de droite, voilà de la perspicacité qui fait froid dans le dos. Certains journalistes y ont été agressés, les discours étaient franchement anti-presse. Il y a quelques semaines un journaliste du magazine Quotidien a été traîné de force par des personnes faisant parti du service d'ordre de Marine le Pen.
Plus que jamais, nous avons besoin d’une presse libre, nous avons besoin de ces gens qui ne cessent de chercher, de fouiller, de railler, de dessiner. La presse n’a jamais été aussi utile que lors des grands périls et elle l’a prouvé encore avec l’affaire Fillon. Un grand péril traverse les cœurs du monde entier. Oui, sans hésitation, le fascisme revient et avec lui la guerre. Déjà, des personnalités politiques menacent des magistrats de mesures de rétorsion en cas de victoire, la presse est visée lors des discours. Mais plus encore, qui sait ce qui est réservé aux journalistes indépendants, lors des manifestations ? Qui sait qu’un journaliste de Taranis News, Gaspard Glanz, est en procès pour un vol qu’il n’a de manière manifeste pas commis ? Qui sait que des policiers se déguisent en journalistes pour pouvoir photographier des manifestants ou des journalistes indépendants ? Qui sait que la police frappe depuis trois semaines de manière régulière Alexis Kraland, journaliste indépendant qui a révélé le fait que la police avait tiré à balles réelles dans la cité des 3 000 à Aulnay-sous-Bois ? Qui sait que des personnes des milieux d’extrêmes droites défilent en pleine ville avec un « uniforme » pour prémunir de la racaille ? Qui peut m'expliquer pourquoi j'ai été forcé de montrer mes photos à quatre gendarmes mobiles sur la place de la République il y a 3 semaines ? Qui peut comprendre quand on ne l'a pas subie la violence d'un tel acte, quand 4 fonctionnaires armés viennent et vous encerclent en vous demandant vos photos ? Ces dérives sont inacceptables ! Elles témoignent de ces puissants courants qui travaillent nos sociétés malades et qui remettent en cause nos libertés les plus fondamentales au pretexte d'une illusion de sécurité.
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Entre avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle – nos frères dans l’ordre de la Nuit…
La guerre vient