Agrandissement : Illustration 1
Le 7 juin dernier, sur France bleu1 , interpellée par une auditrice handicapée dans l'incapacité de travailler, Elisabeth Borne s'est fait remarquer par le mépris affirmé de ses déclarations. Alors qu'elle attendait de la première ministre, après lui avoir décrit sa situation de dépendance financière, une réponse concernant la déconjugalisation de l'AAH, c'est à la violence de la proposition d'Elisabeth Borne, l'invitant sans mesure à « reprendre une activité professionnelle, » que l’auditrice s'est finalement heurtée. Malgré sa brièveté, cet échange a permis de révéler, outre son positionnement extrême libéral, la profonde méconnaissance de l’ancienne ministre du travail quant aux discriminations spécifiques subies par les femmes handicapées sur le marché de l’emploi, au croisement du genre, de la sérophobie, du validisme et de la psychophobie.
Suite aux déclarations d’entre deux tours tenues par Emmanuel Macron, qui pouvaient tout juste laisser penser qu'il avait corrigé son jugement à ce sujet2, après un premier mandat marqué par le refus catégorique de cette mesure, une réponse claire de la première ministre était attendue depuis son investiture. Pourtant, Elisabeth Borne n’a manifesté aucune volonté de répondre sur le fond à la question qui lui était posée, alors que l'AAH, aujourd’hui calculée selon le principe de conjugalité, perpétue un système d’emprise et de dépendance financière indigne et dangereux contraire aux droits humains, d’autant plus délétère pour les femmes handicapées qu’elles sont surexposées aux violences conjugales.
En dépit des recommandations de l’ensemble des instances internationales appelant à déconjugaliser l’AAH et à sanctuariser d’urgence l’indépendance financière des femmes handicapées, la première ministre a préféré adopter une stratégie d'évitement : sa rhétorique consistant à tenir les personnes handicapées qui ne travaillent pas pour responsables de leur dépendance financière. Une posture fuyante qui permet ainsi à la première ministre et à son gouvernement de se délester de toute responsabilité politique et d’imposer, pour seule réponse, un schéma de pensée libéral réducteur présentant la « valeur travail » comme marqueur de dignité sociale.
« Il y a la façon dont on peut vous accompagner pour que vous puissiez peut-être reprendre une activité professionnelle. J'imagine que c'est quelque chose que vous pourriez souhaiter et là, il y a des structures dont c'est la responsabilité, » fut la réponse d’Elisabeth Borne. Ici, la première ministre préfère culpabiliser une femme handicapée, privée de l’AAH qui lui a été attribuée précisément parce qu’elle est dans l'incapacité de travailler, plutôt que de remettre en question le mode de calcul de cette allocation appuyé sur un principe de conjugalité archaïque.
Ces propos n’ont rien de surprenants, ils renvoient au précepte déjà promus par l’ancienne ministre du travail à l'occasion de la passation de pouvoir : « Le travail, c'est la clef de la dignité, l'occasion de faire, d'apporter sa pierre à la société et de gagner sa vie par soi-même. » Pour la première ministre, « le travail c'est ce qui donne un sens à sa vie, » rien de moins : un discours dogmatique traversé par un jugement de valeur qui ne reconnait dignité et légitimité sociale aux individus qu’en regard des critères capitalistes de productivité et de rentabilité.
La « proposition » d’Elisabeth Borne démontre, au mieux, son incompétence, au pire son hypocrisie. Si certaines personnes handicapées peuvent travailler, il n’en demeure pas moins que d’autres en sont dans l’incapacité, le mettre en doute constitue une attaque contre le principe même d’invalidité. Le résumer à une absence de volonté, comme le suggère la réponse d’Elisabeth Borne revient à occulter l’aspect systémique des inégalités et discriminations à l’embauche des personnes séropositives, malades et handicapées, en particulier des femmes.
L’ancienne ministre du travail semble ignorer ou, plus probablement, vouloir passer sous silence des spécificités pourtant documentées comme dans le rapport du Sénat rendu en 2019 sur les violences faites aux filles et aux femmes handicapées3. Les discriminations sont connues : obstacles à l’éducation, interruption des études supérieures, refus de formation professionnelle, refus d’aménagement raisonnables, inaccessibilité des entreprises et des transports, - harcèlement moral, harcèlement et agression sexuelles. Les femmes handicapées qui travaillent ne sont pas moins discriminées, concentrées dans des emplois précaires, à temps partiel, dans certains secteurs d’activités, écartées des postes à responsabilités. Que l’ancienne ministre du travail essaie de réduire ces discriminations structurelles à une question de responsabilité individuelle relève d’une manœuvre politique plus large de contrôle social : l’intérêt étant de présenter ici pour les personnes handicapées le travail en « milieu protégé » comme point d’aboutissement logique.
Ces « structures » auxquelles la première ministre fait référence sans les nommer ne sont ainsi autres que les ESAT, « établissement de service d’aide par le travail, » dont Elisabeth Borne et Sophie Cluzel, alors secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, n’ont cessé de faire la propagande pendant le précédent mandat d’Emmanuel Macron, au mépris du droit international. La stratégie du gouvernement déployée depuis cinq ans est claire : forcer l’orientation des personnes handicapées titulaires d’une RQTH vers les ESAT alors que ces structures, soustraites au droit du travail, sont contraires aux droits énoncés dans la Convention internationales des personnes handicapées, en particulier son article 27, et qu’elles ont été condamnées par le CRPD4 de l’ONU dans son dernier rapport en 20215.
A l’observation 54 de ce rapport, étaient dénoncées en particulier « les taux élevés de chômage et d’emploi à bas salaire parmi les personnes handicapées, » mais surtout « la ségrégation de celles-ci dans des lieux de travail protégés. » Quant aux recommandations du CRPD détaillées à l’observation 55, il est possible de mesurer à leur lecture le peu de considération accordée par Elisabeth Borne au droit international ainsi qu’au respect des droits des personnes handicapées. Alors que le CRPD demande explicitement à la France « D’éliminer progressivement tous les environnements de travail séparés, de renforcer les mesures visant à mettre effectivement un terme aux emplois protégés et d’adopter une stratégie assortie d’échéances et de jalons visant à ce que toutes les personnes handicapées aient accès au travail et à l’emploi sur le marché du travail général, quels que soient leur handicap et le degré d’assistance dont elles ont besoin, et soient réellement intégrées dans les environnements de travail, dans le secteur privé comme dans le secteur public » mais aussi « De contrôler les conditions de travail de toutes les personnes handicapées et de veiller à ce que celles-ci ne reçoivent pas une rémunération inférieure au salaire minimum » ou encore « D’encourager l’emploi des femmes handicapées sur le marché du travail général, » l’ancienne ministre du travail continue de faire la promotion éhontée du milieu protégé et de structures d’exploitation.
A travers ces « structures d’accompagnement, » pour reprendre la formule artificielle d’Elisabeth Borne, ce sont en réalité des structures et un modèle ségrégatif qui permettent à des collectivités, à des entreprises publiques et privées, d’échapper, via la sous-traitance en ESAT, à l'obligation d'emploi en milieu ouvert de 6 pour cent de personnes handicapées ou, dans le cas contraire, à la contribution AGEFIPH dont elles doivent s’acquitter, qui sont ainsi ostensiblement promues.
Il s’agit en réalité d’un véritable système de discriminations des travailleurs et travailleuses handicapéEs, organisé et financé par les pouvoirs publics qui a mené, avec l’instauration du milieu protégé à priver des droits du travail les ouvriers et ouvrières handicapéEs des ESAT. AssujettiEs à un « contrat d’usager » soumis au Code de la Santé et des familles, les personnes handicapées exploitéEs dans ces structures se trouvent privéEs du statut social et légal de travailleur avec l’assentiment de l’Etat et la complicité des associations gestionnaires. ConcentréEs en milieu ségrégué, les travailleurs et travailleuses des ESAT n’ont pas le droit de se pourvoir devant les prud’hommes, n’ont pas le droit de se syndiquer ni de faire grève, ne cotisent pas pour l’assurance chômage, sont réduitEs à des tâches physiques répétitives, sans perspectives d’évolution, sans garantie du salaire minimum, payéEs 715 euros net pour 35h de travail par semaine. Telle est, toute propagande gouvernementale écartée, la réalité des conditions de travail des ouvriers et ouvrières handicapéEs dans ces structures.
Ainsi, la solution stéréotypée d’Elisabeth Borne à la dépendance et à la précarité financière organisées des personnes handicapées reconnues dans l’incapacité de travailler, appliquée sans distinction et sans jugement, consiste-t-elle à répondre par la discrimination, l’exploitation, la ségrégation sociale et par la violation du droit international. « Nul n’est inemployable dès lors que l’on met en œuvre le bon accompagnement » n'était-il pas le slogan repris de concert par Elisabeth Borne et Sophie Cluzel ? Les experts indépendants du Comité de l’ONU n’ont laissé aucun doute sur la vraie nature de cet « accompagnement. Quant à l’intérêt de ces « structures, » tant prisées par le gouvernement, il est plus qu’évident : faire en sorte que nul ne soit inexploitable, pas même les femmes handicapées dans l'incapacité de travailler.
Act Up-Paris exige6 :
- La déconjugalisation de l’AAH, du RSA et de l'ASPA
- La revalorisation de l’AAH, de l'ASPA et l'instauration d'un minimum pour la pension d’invalidité à hauteur du SMIC
- La réindéxation du montant de l'AAH sur l'inflation
- La fin de la réduction du montant de l'AAH à 30% pour les bénéficiaires incarcérées et hospitalisées plus de 60 jours
- L’application immédiate du droit du travail en ESAT et l’extinction des ESAT à court terme
1 Pour consulter la séquence de l’émission, voir 53’00 : https://www.francebleu.fr/emissions/ma-france/elisabeth-borne
2 CP d’Act Up-Paris sur l’hypocrisie des propos d’entre deux tours d’Emmanuel Macron concernant la déconjugalisation de l’AAH : https://blogs.mediapart.fr/act-paris/blog/110522/deconjugalisation-de-lallocation-adulte-handicape-aah
3 le rapport du Sénat de 2019 sur les violences faites aux filles et aux femmes handicapées : https://www.senat.fr/rap/r19-014/r19-014.html
4 Convention on the Rights of Persons with Disabilities, Convention relative aux droits des personnes handicapées
5 le rapport du Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU suite à l’examen du rapport initial de la France sur la mise en application de la Convention internationale des droits des personnes handicapées en 2021 :https://docstore.ohchr.org/SelfServices/FilesHandler.ashx?enc=6QkG1d%2fPPRiCAqhKb7yhsppzG2aGV9V7jwwTt3BTgywsT00cPcBs4teRNpzwZ%2f8e90S8SG9WCEivodoQxam9M27OQ10n6DqT%2f2ByxvQ42mjiRrzDIvmaCaqKyZeteOH4
6 Le plaidoyer d’Act Up-Paris pour la déconjugalisation de l’AAH : https://www.actupparis.org/2021/06/06/aah-plaidoyer-pour-une-veritable-mesure-de-justice-sociale/