Essayons d’être sérieux, sérieuses, ne serait-ce que deux minutes. Grâce à quel tour de magie, de croyance fantasmée en la modernité, un seul petit siècle, le 20°, arriverait-il, à lui tout seul, à éradiquer des préjugés vieux d’au moins mille ans ? Grâce à quel enchantement, la longue chaîne de « repentance », de demandes de pardon, de « devoir de mémoire » (comme si la mémoire pouvait être fruit d’un devoir), arriverait à chasser des esprits l’idée que « des gens pas comme nous » sont responsables de tous nos maux ? Pourquoi le système du bouc émissaire cesserai-il, lorsque surgissent perte d’équilibre et crises dans une société, alors qu’il a si bellement fonctionné dans l’histoire de l’humanité? Au nom des morts, « grâce » à eux ? Un certain nombre d’évènements historiques, tout comme l’actualité, dont le retour de l’extrême droite au pouvoir en Europe et en Amérique latine, disent le contraire. Pas de quoi combler les naïfs, les bonnes âmes, les complotistes, les éternels éplorés ni même les tenants du politiquement correct
Est-ce que le nombre de soldats afro américains morts pendant les deux guerres mondiales a stoppé la ségrégation raciale aux USA ? Est-ce que le retour des vétérans du Vietnam et de Corée a décidé les dirigeants des USA de cesser toute guerre impérialiste (Afghanistan, Irak…) sous une forme directe ou indirecte ? Est-ce que le long massacre des tribus indiennes du continent américain, les paroles données et les engagements écrits de leur laisser quelques morceaux de terre ont engendré autre chose qu’une trahison répétée et des « réserves » en peau de chagrin ?
Est-ce que la guerre en Yougoslavie, ses génocides et ses destructions, s’est soldée par un équilibre politique et économique entre les diverses composantes ethniques et confessionnelles qui forment les États actuels de l’ex Yougoslavie (Serbie, Croatie,Bosnie, Kosovo) ? Est-ce que les guerres d’indépendance menée sur le continent africain, avec leur lot de morts de tous côtés, ont empêché une exploitation néocoloniale des ressources minières ou agricoles ? Le génocide du Rwanda a-t-il mis fin à l’exploitation et aux massacres de populations congolaises par des mercenaires, groupes armés et mafieux avec bénédiction des dirigeants en place ? Enfin, l’indépendance de l’Inde, la fin de l’empire britannique, la grande geste de Gandhi ont-elles atténué le nationalisme hindou, la violence et les tueries en cours entre musulmans et hindouistes ? (1)
Dans ces conditions, et malgré bien des vœux et des espoirs, en quoi 6 petits millions de morts, un « détail », n’est-ce pas ?!- viendraient éradiquer un antisémitisme récurrent, resurgissant de plus belle face à un état de crise imprévu ? En quoi l’existence d’un soi-disant « Etat des juifs », une nouvelle nation israélienne en fait, où il n’y a pas que des juifs, viendrait garantir la sécurité des juifs du monde entier, alors que le projet sioniste n’a jamais eu comme objectif d’extirper l’antisémitisme, qu’il considérait comme une fatalité?(2) Les faire venir en Palestine, oui, au détriment d’un autre peuple et de la confiscation progressive de sa terre ancestrale.
Alors ? Alors, peut-être faudrait-il ausculter, diagnostiquer, rechercher les causes de toutes ces infections virales qui ont pour nom racisme, xénophobie, ostracisme, nationalisme, chauvinisme. Soit la détestation de l’Autre, surtout lorsqu’il prétend venir partager avec nous, nos défauts et nos richesses. Bref, trouver et appliquer enfin le bon remède ! En terminer avec l’irrationnel de nos peurs, les pseudo explications « essentialistes », le pathos larmoyant, la désignation d’un ennemi irréductible et éternel (3)! Ce qui suppose de « chercher l’erreur » dans le grand rébus de l’Histoire, sans se contenter, dernier tour de passe-passe à la mode, de donner l’explication d’une remontée de l’antisémitisme à cause des « arabes » ou de la gôche !
De quelle gauche parle-t-on ? De la sociale démocratie convertie au néolibéralisme qui laisse des pans entiers de la population européenne plonger dans une misère immédiate ou prochaine, à l’instar de Thatcher clamant TINA , pas d’autre alternative? De la « gauche pensante » et de ses ténors assis confortablement sur leur notoriété, mais qui ont laissé se déliter toute pensée critique ? D’une gauche et extrême gauche rendues inconsolables des lendemains qui ne parviennent plus à chanter ? Une gauche qui tente de se rattraper à coup de bonnes intentions, de belles causes, toutes louables en soi (lutte contre l’homophobie, l’islamophobie, le féminicide, le patriarcat, les désastres écologiques), mais qui « localisées », ne changent en rien la marche du monde ? Aussi, il faudrait bien venir nous expliquer en quoi les valeurs éthiques d’une authentique gauche, comme de ceux qui soutiennent l’héritage des Lumières et sa philosophie de la Raison, seraient plus responsables que d’autres de la sempiternelle pandémie antisémite, y compris en ses formes les plus sophistiquées.
Oui, comme tout autre racisme, l’antisémitisme doit pouvoir être un beau jour conjuré, à condition d’en saisir le mécanisme fondamental: la servitude volontaire et la soumission inconsciente au monstrueux système, non « naturel », de domination et de division qui règne dans nos sociétés. Sociétés que les bons soins d’un capitalisme financier effréné, appelé néolibéral, laissent désemparées. Reconnaître cela permettrait peut-être alors de rêver à un monde sans mauvais génies, sans bouc émissaire ni tête de turc, et même de chercher à le rendre possible.
1° Mai 2020.
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- Curieuse coïncidence : certaines hostilités meurtrières entre ces deux groupes ont reposé sur la seule rumeur d’enfants kidnappés, tués ou vendus !
- A contrario de ce que Jules Isaac, historien de nos familiers manuels scolaires, a démontré : absence d’antisémitisme, au sens propre, dans l’Antiquité. Et pour cause, puisque c’est un phénomène moderne datant du 19°siècle, lié à la sortie des juifs du ghetto, à l’émergence des nations, avec le dangereux sentiment nationaliste qui l’a accompagnée! Antisémitisme à différencier d’un antijudaïsme courant, mais ponctuel dans ses outrances (expulsions, mises à l’index, confinements, taxations, humiliations diverses), notamment tout au long du Moyen-âge.
- Alors qu’il s'agit d'une projection sur un quelconque Autre, de parties de soi ou de son pays, qu’on n’aime pas !… Projection déniée, refoulée, ignorée, comme on voudra!