Sinon … « On renverra Gaza à l’âge de pierre ! » comme s’est exprimé un responsable israélien bien avant l’intervention du Hamas le 7 octobre dernier. Ce qui s’effectue, à la lettre près, sous nos yeux. Les récents bombardements commencent à effrayer les bonnes consciences. Les puissances occidentales commencent à remuer le petit doigt, mais pas plus, devant ce qui s’appelle bien un « transfert massif de population » condamné depuis l’après 1945 comme crime contre l’humanité. La volonté de « transférer » une population d’un million et demi de personnes dans des conditions inhumaines commence à gêner aux entournures. D’autant que nous risquons, dans notre belle Europe, de voir se poursuivre toute une série de « barbaries » dont des meurtres inadmissibles d’enseignants. On vient à peine de soulever le voile : manque total de travail collectif pédagogique au sein de l’école républicaine et incapacité à traiter réellement la « radicalité » religieuse. Désigner comme premier responsable de l’assassinat de Samuel Paty, l’Education nationale et ses défaillances, a failli coûter symboliquement cher à l’auteur de ces lignes. Mais, pour toutes celles et ceux qui s’acharnent à vouloir dire haut et fort combien ils s’opposent à une des dernières politiques coloniales de la planète, cela revient cher très concrètement : 750 amendes de 135 euros ont été administrés à des manifestants Place de la République. A quoi s'ajoute des arrestations de militants juifs antisionistes à Strasbourg et ailleurs. Pas d'importance si la famille de l'un d'entre eux a gouté aux camps de concentration nazis. Sans oublier une représentation théâtrale reportée sine die à Choisy -le-Roi que devait donner la troupe du Freedom theatre- Enfants de Jénine. Un de ses fondateurs fut tué dans la rue en 2006 par « un assassin inconnu ». Il était Juif par sa mère, ex combattante sioniste, qui a eu le culot par la suite de se marier avec un palestinien. Aucune investigation de la part des autorités israéliennes. Dossier clos pour toujours.
Surtout ne pas dire publiquement qu'une oeuvre destructrice se déroule depuis 75 ans au sein de ce qui est appelé par euphémisme « le conflit du Proche-orient ». Un conflit qui est en train de révéler son vrai visage : un nettoyage ethnique, à bas bruit, à dose homéopathique… sauf à présent !
Aussi doit-on procéder à la mise en rétention d’une déléguée palestinienne, venue donner des conférences en tant qu’universitaire et présidente d’une association de femmes, en raison de sa vieille appartenance au FPLP, lui aussi taxé de terroriste, alors qu’il fut intégré à l’Autorité Palestinienne, elle, tout à fait légale. Le gouvernement français n’est pas à une incohérence près lorsqu’il s’agit de faire place nette, de veiller à l'ordre public et de faire qualifier de « délinquance » toute forme de contestation politique.
Il y a à parier, à la suite de la bataille politique, menée à marche forcée, autour de la qualification juridique de « terroriste » pour éviter la reconnaissance d’une guerre et de ses crimes effectifs, qu'une deuxième bataille "sémantique" intervienne à propos des termes de « génocide » et « d’épuration ethnique » employés pour qualifier le sort de la population de Gaza. Pas question de revoir « une importation du conflit » en provenance des « quartiers ». Sans chercher à savoir qui a intérêt à une guerre civile larvée ni pourquoi il n’y a plus aucun espace de délibération en France, à contrario de ce qui peut se faire entendre à Londres, à Madrid et même aux Etats- unis.** En France et en Allemagne : silence, censure et chape de plomb ! On n’est pas pour rien un ancien empire colonial, tout juste sorti hier du pétainisme- vichyste, et un ex pays nazi qui voit remonter en flèche son extrême droite. Le soutien inconditionnel à la politique dévastatrice d'un Etat " ami", a encore quelques beaux jours devant lui. A moins que…
En attendant que nous puissions retrouver nos libertés fondamentales, il est quand même « renversant » d’entendre une Marine Le Pen clamer son récent philosémitisme à l’Assemblée nationale, tandis qu’un ministre d’ultra droite tente de traduire en justice une représentante parlementaire de gauche, qui ne veut pas se plier aux injonctions de soutien inconditionnel à l'Etat d’Israël. Idem pour cette volonté de dissoudre des partis et des associations d’extrême gauche en raison de leur obstination à parler de « résistance » palestinienne. Le ridicule tue pourtant.
Il est tout aussi stupéfiant de voir des institutions juives patentées, qui ne représentent surement pas tous les juifs de France et encore moins une fictive « communauté » juive, accepter, parce que minées par des revanchards de la guerre d’Algérie, la présence d’élus lepénistes au cours des manifestations qu’elles organisent. Une « exception française » de plus. Mais, bon, Netanyahu fait bien joujou avec Orban et d’autres du même acabit. Du moment qu’ensemble, on est d’accord, on ne va pas quand même pas se laisser contrarier dans ses affinités !
C’est bien connu, les « barbares » ne sont toujours que d’un côté. Contrairement à ce que La Grèce antique a fini par enrayer comme distinction et opposition, tous ceux qui ne sont pas comme nous, qui ne vivent pas comme nous, sont des terroristes potentiels et mettent en danger la nation. En l’occurrence, les "arabes" et la religion musulmane par ricochet. La ligne de démarcation est bien établie. Le monde « civilisé » échapperait à la barbarie par la grâce d’autres dieux et parce qu’il est bien connu que seul l’occident est doué de raison. Nulle folie ou hubris en son sein, nulle prétention à dominer sans limites le monde, y compris le socle même de notre planète !
Affaire conclue : la chasse aux lions n’est à raconter que par les chasseurs, pas question de laisser les lions entonner une autre chanson.
Nous devons donc nous soumettre à l’injonction pressante de nous indigner de façon sélective, de compatir uniquement aux drames que vient de connaître une unique et seule société : l’israélienne. Nous compatissons en effet, car cette dernière, à quelques exceptions près mais combien précieuses*, n’a pas l’air de se rendre compte qu’elle reste enfermée dans ce qui la hante depuis la création de l’Etat hébreu : le « tous les juifs à la mer » pourrait devenir prophétie auto- réalisatrice si le pays ne revient pas à des bases éthiques menant à la paix.
La langue allemande, et donc aussi le yiddish, a deux mots pour dire l’homme : der Man, l’homme sexué, et der Mensch, l’être humain doté d’une conscience, d’un sens moral nous obligeant à une conduite appropriée. Est-ce être ein-a « Mensch » que de qualifier l’autre de cancrelat, d’animal à exterminer ? Est-ce prendre ses responsabilités d’être humain lorsqu’on déclare « nous n’avons pas d’autre choix que de frapper – la population de Gaza doit partir»? Et de s’appuyer sur les bombardements des alliés, à Dresde notamment, pour éviter la condamnation de « crime contre l’humanité ». Ni la jeune femme israélienne « modérée » qui a tenu ces propos, ni le journaliste qui l’interviewait, ne se sont rendus compte qu’évoquer Dresde, c’est reconnaître qu’il y a bien une guerre entre israéliens et palestiniens! Mais pas question de parler de « transfert massif d’une population » d’un million et demi de personnes enfermé à Gaza- transfert condamné par le droit international et qui ne manquerait pas de s’appeler « déportation » dans la bouche des autorités israéliennes si cela les concernait.
Toujours est-il que l’on « abat » des palestiniens tandis qu’on « assassine » des israéliens. Nous sommes donc sans cesse conviés à la compassion émotionnelle:à travers des portraits individuels de familles et mères éplorées, à entendre l’expression de braves citoyens et à découvrir en gros plans des kibboutz dévastés. Pour Gaza et toutes les victimes palestiniennes, des chiffres, des nombres, de l’anonyme donc, sans visages, assortis de quelques vues sur les immeubles détruits et de vagues recherches d’habitants parmi les décombres dont les paroles sont hameçonnées au passage. Du concret, du vivant d’un côté, de l’abstrait et de l'invisible de l’autre. On pose sa caméra longuement dans de coquets salons, qui ressemblent aux nôtres, mais on capte à la va vite des gens éplorés, en colère, pauvrement habillés, au milieu des gravats et des tonnes de pierres. Le tour est joué. A l’heure où la mode est aux affects, au spectacle d’émotions en direct », à « c’est ce que je ressens, voyez-vous ! » il n’y a pas mieux pour fabriquer une adhésion massive et compassionnelle à l’égard d’une société qui, bien qu’en deuil réel, porte directement et indirectement la responsabilité de ce qui lui arrive. Une société qui vient de clamer sa détermination de rester un tant soit peu démocratique en « oubliant » qu’elle ne l’a jamais été pour les « autres » ! Une société oublieuse de son manque total d’altérité, de réciprocité. Silence donc sur ce qui s’est perpétré dernièrement en Cisjordanie : des colons, armés jusqu’aux dents, tirent, comme s'ils visaient des canards, sur des paysans palestiniens dans leurs champs d’oliviers. Avec l’aide de l’armée, les routes entre les villages sont défoncées, court-circuitant encore davantage les accès à l’eau et au ravitaillement. La récolte annuelle d’olives, seule ressource économique de la région, est ainsi largement compromise.
Tant que « l’autre » ne sera pas envisagé comme doté d’une même raison que moi, soumis aux mêmes droits et devoirs que moi, promis aux mêmes espérances, rien ne fera reculer la barbarie ni les attentats, ni la guerre, qui est un crime en soi. D’autres barbaries seront encore à venir si le ballet macabre des « punitions collectives », si les appels à la vengeance, légitimés par avance sous couvert de « protection », ne s’arrêtent pas. Ou bien on cesse de les adouber, au nom de la « civilisation », et deux sociétés, certes disparates, vivront en paix, ou bien le désastre actuel n’aura plus de limites. Les enjeux géostratégiques de la région ne sont pas à ce petit " détail" près!
L’encre a déjà coulé pour venir dire que le Hamas a rendu un grand service au gouvernement israélien qui réalise ainsi son plus grand vœu : refaire, face à l’adversité, un bloc national, en réalité ultra nationaliste et fascisant pour ses plus proches voisins. Sauf que la protection promise par une oligarchie corrompue n’a pas eu lieu. Les tyrans de l’Antiquité ont pourtant bien été démis pour cette simple et bonne raison ! La reconnaissance par les plus hautes autorités militaires israéliennes de la faillite du système de protection, le plus sophistiqué du monde, risque-t-elle de changer la donne, lorsque l’heure des comptes sera venue ? Voire...
« L’un a raison et l’autre n’a pas tort » dit un proverbe kabyle. Ce qui suppose que l’altérité, la reconnaissance entière de l’autre soit inscrite dans nos consciences et que l’on déploie toutes nos forces pour rejoindre ce qu’appelait de ses vœux le grand poète palestinien Mahmoud Darwich:
« "L'occupation ne se contente pas de nous priver des conditions élémentaires de la liberté, elle va jusqu'à nous priver de l'essentiel même d'une vie humaine digne, en déclarant la guerre permanente à nos corps et à nos rêves, aux personnes, aux maisons, aux arbres, en commettant des crimes de guerre. elle ne nous promet rien de mieux que l'apartheid et la capacité du glaive à vaincre l'âme.
Mais nous souffrons d'un mal incurable qui s'appelle l'espoir. /Espoir de libération et d'indépendance. /Espoir d'une vie normale où nous ne serons ni héros, ni victimes. Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l'école. /Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital, et pas un enfant mort devant un poste de contrôle militaire./Espoir que nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang. /Espoir que cette terre retrouvera son nom original: terre d'amour et de paix. Merci de porter avec nous le fardeau de cet espoir."
(Extraits de son discours prononcé à Ramallah le 25 mars 2002 à l'intention de la délégation du Parlement international des écrivains)
Adèle47
* une minorité courageuse, active, qui ne baisse pas les bras, au sein de la société israélienne ( Breaking the silence, Bet'selem et d'autres). De même que les "Refuzniks", soldats refusant de combattre dans une armée qui a perdu le sens de sa mission: la stricte défense du territoire.
** Jewish Voice for peace, USA : "Inévitablement, les peuples opprimés du monde entier chercheront – et obtiendront- leur liberté. Nous méritons tous et toutes la libération, la sécurité et l’égalité. Le seul moyen d’y parvenir est de dessécher les sources de la violence, à commencer par la complicité de notre propre gouvernement."
Communiqué du Harvard Palestine Solidarity Committee, 8 octobre 2023: 35 associations de l'université de Harvard déplorent que «les Palestiniens aient été contraints de vivre dans un état de mort, à la fois lente et soudaine....Aujourd’hui, le calvaire palestinien entre dans un territoire inexploré. Les jours à venir exigeront une position ferme contre les représailles coloniales. Nous appelons la communauté de Harvard à agir pour mettre fin à l’anéantissement des Palestiniens»"