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Billet de blog 9 avril 2019

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Non, les Français ne veulent pas moins de dépense publique

Le gouvernement prétend que les Français veulent moins de dépense publique. Cette observation est davantage révélatrice des biais et du manque de représentativité du grand débat, que des préférences véritables des Français. En effet, les enquêtes d'opinions montrent que seuls 27% d'entre eux souhaitent une baisse de la dépense publique.

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Le Premier ministre a profité de la restitution du grand débat pour justifier son programme de réduction de la dépense publique. Selon lui, les Français « ne nous disent pas seulement qu’il faut baisser les impôts, ils ne nous disent certainement pas qu’il faut creuser la dette » : ils ont « compris avec beaucoup de maturité »1 qu’il faut baisser la dépense publique. Il faut dire que cette volonté de réduction de la dépense publique, dont Édouard Philippe s’enorgueillit jusque dans ses tweets2, semble authentique quand on consulte la restitution officielle de l’institut indépendant OpinionWay3. En effet, on y lit que 75 % des 343 589 répondants préfèrent réduire la dépense publique parmi les options proposées pour « réduire le déficit public de la France qui dépense plus qu’elle ne gagne ». Avec un échantillon si grand et un taux aussi élevé, le doute est-il encore permis ?

Et bien oui, car « en même temps », on apprend que 24 % des Français estiment n’avoir pas accès aux services publics dont ils ont besoin4, et on constate des demandes de renforcement du système de santé omniprésentes dans les questions ouvertes. Aussi, malgré sa taille inédite, on peut douter de la représentativité de l’échantillon. En effet, la seule caractéristique sociologique ou démographique renseignée est le code postal, ce qui ne permet ni de savoir quelles catégories de gens ont répondu, ni de redresser les résultats en utilisant des variables comme l’âge, la profession ou le niveau d’éducation, ce qui est pourtant la norme dans de telles enquêtes d’opinions. En outre, on peut s’inquiéter de l’orientation des questions. Pour celle qui nous intéresse, sans s’attarder sur l’objectif imposé de réduction du déficit, on comprend que l’alternative était trop caricaturale pour que les répondants la choisissent massivement : il était proposé « d’augmenter les impôts », ce qui laissait peu de place pour exprimer le souhait d’augmenter les impôts des plus riches.

Grâce aux sciences sociales, les préférences politiques des Français ont été analysées avec plus de nuances et moins de biais. Une enquête sur un échantillon représentatif d’un millier de Français que j’ai commandée à l’automne 2016 a révélé des désirs contradictoires sur ce thème5 : le désir de réduction du déficit par la baisse des dépenses est indéniable… mais est contredit par d’autres questions, puisque pour chaque catégorie de dépense publique, le souhait majoritaire est à la hausse ou au maintien. Plutôt que de reprocher aux Français de soutenir des propositions incompatibles, j’ai conçu un simulateur simplifié des dépenses publiques6 forçant à choisir un arbitrage cohérent entre la dépense publique, les recettes, et le déficit. Ce simulateur, qui sera bientôt disponible sur le site du ministère de l’économie, permet de définir son niveau préféré pour chacune des 11 grandes catégories de dépenses publiques. En juillet 2018, un institut de sondage l’a administré à un échantillon représentatif de 1362 Français. Sans surprise, le système de santé et la protection sociale sont les catégories plébiscitées, avec une hausse proposée de +2 % en médiane (c’est-à-dire typiquement). Et, n’en déplaise au gouvernement, quand on les force à la cohérence, les Français préfèrent augmenter la dépense publique et le déficit plutôt que baisser les recettes. Les choix préférés en médiane sont une hausse de la dépense totale de +0,8 %, avec des recettes stables (en moyenne plutôt qu’en médiane, ces préférences sont de +1,5 % et +1 %, respectivement). Au total, seuls 27 % des Français préfèrent baisser la dépense publique, et à peine 7 % propose de baisser les recettes.

Illustration 1
Dépenses publiques désirées par les Français en médiane en 2018. © Adrien Fabre

Si ces résultats semblent à première vue contredire le ras-le-bol fiscal des Français qui est largement documenté, c’est parce que celui-ci est souvent mal compris. En effet, ce ras-le-bol ne concerne pas le niveau agrégé de la fiscalité, mais son injustice. Toutes les études convergent7, et la dernière en date montrent que deux tiers des Français souhaitent une redistribution importante des 10 % les plus riches vers la moitié la plus pauvre. Or, il existe des pistes pour conjuguer les demandes des Français avec le projet initial du gouvernement. Celui-ci pourrait réduire les plus hautes rémunérations de la fonction publique, qui sont la principale cause du mécontentement envers les dirigeants. Un calcul rapide à partir de données Insee de 2014 montre que la part des salaires nets des agents publics supérieure à 5.000€/mois s'élève à 3,7 milliards d’euros (cela concerne 2,6 % d’entre eux). Ce chiffre donne l’ordre de grandeur de ce qui serait obtenu avec une réduction progressive des salaires à partir de 4.000€/mois (ce qui correspond au seuil d’entrée dans les 10 % les plus riches8) et de plus en plus fortement jusqu’à un plafond à déterminer démocratiquement. Évidemment, il serait assez injuste de réduire les rémunérations dans la fonction publique sans toucher à celles du privé, et je ne le préconise pas ; mais si le gouvernement cherche à tout prix à réduire la dépense publique, c'est probablement la réduction des hauts salaires qui constitue l'option la plus en phase avec le désir de solidarité des Français.

1https://www.gouvernement.fr/partage/10988-discours-du-premier-ministre-a-l-occasion-de-la-restitution-du-grand-debat-national à 15’

2https://twitter.com/EPhilippePM/status/1115197304758317056

3https://granddebat.fr/media/default/0001/01/61dde6ce121e3004ed2ee78ed6a9ca3a5c17edc1.pdf?fbclid=IwAR3cDrtMhU9sWzeXFF_Ne9i4x_BCfqLZZaut4uSf6OxnBSL9lF9U3N0R9V4 p. 58

4https://granddebat.fr/media/default/0001/01/f08dc6785c33064b9c52601d7d0ff4451322ad88.pdf p. 34

5http://preferences-pol.fr/resultats.php#_edp

6http://adrien-fabre.com/simulateur_depenses_old.php

7https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01955521/document

8https://wid.world/simulator

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