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Billet de blog 18 mars 2022

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Gagner la guerre contre le fascisme

La guerre en Ukraine soulève une question tragique : quel prix est-on prêt à payer pour défendre la démocratie et la liberté ? Pour repousser le fascisme poutinien, un nombre suffisant de gens doit être prêts à perdre leur vie pour ces valeurs. Nous suggérons ici ce que l'Occident doit faire pour soutenir l'Ukraine, et proposons de repenser notre politique étrangère dans son ensemble.

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Les motifs de cette guerre sont à chercher dans l’idéologie néo-eurasiste d’Alexandre Douguine[1]. Le rêve de Douguine est un « fascisme fasciste » dans une Russie aux frontières étendues à celles de l’URSS. Dans son terrifiant ouvrage Fondamentaux de géopolitique (1997)[2], utilisé comme manuel par l’armée russe, l’Ukraine est considérée comme une « anomalie absolue » qui doit être conquise et annexée (au moins pour sa partie Est). Un assujettissement à peine plus enviable serait réservé à la majeure partie de l’Europe de l’Est, du Caucase, et de l’Asie centrale. Parce que la domination de l’Ukraine est si fondamentale dans l’idéologie eurasiste, Poutine est prêt à y risquer la survie de son régime.

Le fascisme repose sur le darwinisme social : le combat fait triompher les forts, et c’est le destin des faibles que de périr. Un viriliste ne craint donc pas la défaite, car pour lui mieux vaut périr qu’être faible. C’est ce fanatisme qui rend l’option d’une intervention militaire de l’OTAN si dangereuse : Poutine est potentiellement prêt à l’escalade jusqu’à un conflit total. Même si l’hiver nucléaire n’est pas une issue crédible, ne serait-ce que parce que des puissances telles que la Chine ou l’Inde pourraient agir en médiateur et l’empêcher avant que ça n’arrive, quelques explosions nucléaires ne sont pas à exclure en cas d’entrée de l’OTAN dans la guerre.

Le souci, c’est que si la peur de mourir ne prévaut que dans le camp des démocraties, alors le camp fasciste peut avancer tranquillement ses pions. Et lorsqu’une population passe sous domination fasciste, il devient quasiment impossible pour elle de renverser le pouvoir et reprendre ses droits. Ainsi, les luttes populaires pour l’émancipation et l’égalité semblent perdues d’avance dans des dictatures comme la Biélorussie ou la Chine.

La guerre en Ukraine nous force donc à répondre à une question tragique : quel prix est-on prêt à payer pour défendre la démocratie et la liberté ? Il est tentant de se réfugier derrière nos frontières nationales et de considérer que ce n’est pas notre démocratie ou notre liberté qui sont en jeu, que cette affaire ne concerne que les Russes et les Ukrainiens. Mais si on pense en ces termes, pourquoi risquerait-on une guerre nucléaire si Poutine en venait à attaquer les pays baltes[25] ? Si la peur de mourir prime, alors on préférerait dissoudre l’OTAN le moment venu et laisser la Russie reconstituer son empire. Mais si nous ne sommes pas prêts à défendre nos valeurs hors de nos frontières, serons-nous prêts à les défendre au-dedans ? Si un jour notre propre gouvernement en vient à tirer sur les manifestants, censurer internet, et emprisonner les opposants, oserons-nous résister ? Que valent pour nous la liberté et la démocratie, si nous préférons nous écraser plutôt que risquer notre confort personnel ? Or, s’il faut attendre une menace directe à sa situation personnelle pour que quelqu’un combatte au nom de ces valeurs, on peut craindre une extinction progressive des espaces de liberté, surtout si en face des fascistes s'échinent à les détruire.

Comme nous l’enseigne la résistance héroïque de l’Ukraine face à un envahisseur à l’armée dix fois mieux dotée[3], il faut qu’un nombre suffisant d’individus soient prêts à perdre leur vie pour repousser le fascisme. Nous aussi devons être prêt à prioriser ainsi la lutte pour l’humanisme contre le fascisme par rapport à d’autres buts pourtant plus attirants, tels que profiter paisiblement des plaisirs de la vie. Se consacrer pleinement à sa cause, placer l’humanisme au-dessus de l’égoïsme, c’est faire ressortir tout son sens au concept de valeur. Aujourd’hui, nous sommes pas préparés à un conflit d’une telle intensité, et Poutine joue là-dessus : il méprise les peuples dépravés qui n’ont aucune valeur transcendantale et ne visent que leur confort matériel personnel. Dans sa tête, la guerre dégagera le camp dont les valeurs sont si fortes qu’elles motivent les gens à risquer leur vie. En un sens, le fascisme a déjà gagné une bataille puisqu’il nous entraîne dans un conflit que nous ne voulons pas, nous qui cherchons la paix, la liberté et la justice. Mais puisqu’il nous a entraîné sur ce terrain funeste, affirmons-le haut et fort : nous sommes prêts à donner notre vie pour faire progresser la démocratie, la liberté, et l’humanisme. 

Cela peut sembler difficile de défendre les démocraties libérales au vu de leur insoutenabilité : inégalités, démocratie imparfaite, consumérisme… Mais d’une part, comme le disait Bakounine, « la plus imparfaite république vaut mille fois plus que la monarchie la plus éclairée. Dans une république, il y a au moins des brèves périodes où le peuple, bien que continuellement exploité, n’est pas opprimé ; dans les monarchies, l’oppression est constante ». D’autre part, ce n’est pas le système actuel mais les Jours heureux de demain que nous devons défendre. À l’instar du Conseil National de la Résistance, seul un idéal désirable saura galvaniser les forces nécessaires. Aussi faut-il revoir radicalement notre action politique pour l’aligner sur nos valeurs humanistes, plutôt que sur la préférence nationale. Dans le court terme, notre politique étrangère doit être guidée par les Objectifs de Développement Durable (ODD)[4] : d’ici 2030, éradiquons l’extrême pauvreté et offrons les moyens nécessaires pour atteindre les ODD. Dans le moyen terme, réussissons la transition écologique partout. La neutralité climatique doit être atteinte d’ici le milieu du siècle pour mettre fin au changement climatique. Pour que la transition écologique ait lieu et soit juste, sa charge ne doit pas porter sur les pays à bas revenus, ni sur les populations des pays pétroliers tels que la Russie. Le 1% des humains les plus riches émettent plus de gaz à effet de serre que la moitié des humains les plus pauvres[5] : les plus fortunés doivent être mis à contribution pour financer la transition écologique. Dans chaque pays, une large majorité soutient une taxe mondiale sur les millionnaires afin de financer le développement et la transition écologique[6], alors n’attendons plus. Dans le long terme, visons la convergence au niveau mondial, pour qu’un pêcheur soit payé autant qu’il vive à Madagascar ou en Belgique, que la femme soit partout l’égale de l’homme, et que les humains puissent circuler librement.

Ayant à quel point la préservation de la démocratie compte pour nous, que faire désormais par rapport à la situation en Ukraine ? L’idée générale doit être de peser de tout notre poids dans le rapport de force pour libérer l’Ukraine du fascisme poutinien, tout en offrant à Poutine un accord qui puisse mettre fin à cette guerre sans que ça n’apparaisse comme une défaite. Voici le plan.

Jusqu’à la signature d’un traité de paix, arrêtons les importations d’hydrocarbures russes (pétition ici[7]). Certes, ces sanctions ne freineront pas immédiatement l’invasion par la Russie, dont les réserves de change ont de quoi couvrir une ou deux années d’importations[8]. Mais de telles sanctions sont importantes pour réduire les risques d’une guerre durable. De toute façon, il faut se passer le plus rapidement possible des hydrocarbures fossiles pour stabiliser le climat. Puisse cette crise fournir l’élan nécessaire pour passer à l’action. Comme l’UE importe de la Russie de 40% de son gaz, 25% de son pétrole[9] et 30% de son charbon[10], une telle mesure sera coûteuse pour les européens. Mais alors qu’on ne va probablement pas avoir besoin de combattre nous-mêmes, si on est prêt à perdre sa vie, on doit être prêt à perdre deux ou trois degrés de confort thermique. Et encore, on n’aurait probablement même pas besoin de réduire la température d’autant. Déjà, on pourrait aisément remplacer le pétrole et le charbon russe en se tournant vers d’autres exportateurs[11]. La coupure du gaz russe poserait plus de problème, mais même en Allemagne, un des pays qui en est le plus dépendant, cela coûterait moins de 3% de PIB[12], soit largement moins que la crise du Covid. Par ailleurs, la redistribution fiscale permettrait de protéger les ménages pauvres des hausses de prix de l’énergie. Ainsi, on peut juger l’UE frileuse puisqu’elle prévoit de (ne) diviser les importations de gaz russe (que) par trois d’ici l’hiver prochain[13]. Cependant, réduire plutôt qu’arrêter les importations peut avoir un intérêt : la réduction peut s'opérer grâce à un tarif douanier sur les importations russes. L’UE récupérerait ainsi des recettes fiscales, qu’elle pourrait reverser à l’Ukraine[14]. Nous pourrions ainsi laisser l’arbitrage entre coupure ou réduction au gouvernement ukrainien.

Les importations d’hydrocarbures de l’UE rapportent 100 milliards d’euros par an[15] à la Russie, soit 7% de son PIB. Les hydrocarbures représentent un tiers des recettes du gouvernement fédéral russe[16], donc les recettes fiscales liées aux importations européennes correspondent probablement à environ 15% du budget fédéral. L’arrêt de ces importations serait un gros coup dur pour les finances russes, mais pas la fin du monde.

En même temps que du bâton, on peut manier la carotte, en récompenser les déserteurs russes. Par exemple, un permis de séjour européen pourrait être offert à chaque soldat qui déserte l’armée russe, assorti du remboursement de ses frais de logements et de la vie quotidienne dans la limite de 15 000€ par an, et même davantage pour les plus hauts gradés. Des primes seraient versées en cas de sabotage avéré de leur matériel de guerre.[24]

Sur le plan militaire, différentes actions sont envisageables : livraison d’armes, zone d’exclusion aérienne (réclamée par le gouvernement ukrainien), ou implication militaire terrestre de l’OTAN. Pour chacun de ces engagements, la décision dépend de s’il permettrait d’obtenir un avantage militaire, ou s’il ne mènerait qu’à une escalade à l’issue incertaine. Même si seuls les états-majors ont les renseignements nécessaires pour trancher, il semblerait que livrer des avions de chasse ne garantirait pas de gain opérationnel majeur, contrairement aux livraisons d’armes anti-aériennes, de missiles sol-air et d’autres formes d’aide à l’armée ukrainienne[17]. À ce stade, comme l’armée ukraininene semble résister voir repousse l’ennemi, cela constituerait un risque excessif (d’escalade vers un conflit total) de s’engager comme cobélligérant, notamment à travers une zone d’exclusion aérienne. Mais pour mettre une pression maximale sur Poutine, pourquoi ne pas dire qu’on ne laissera pas tomber une démocratie, et qu’on n’exclue pas une intervention de l’OTAN pour chasser les troupes russes d’Ukraine si un accord de paix n’est pas trouvé rapidement ?

Si un accord de paix n’est pas rapidement trouvé, on devrait donc aller plus loin, au moins sur le plan des sanctions économiques, et s’en prendre aux multi-millionnaires russes en expropriant leurs actifs à l’étranger, tel que le propose Thomas Piketty[18]. Les ressources ainsi captées devraient servir à financer les réparations nécessaires en Ukraine, le reste pouvant être redistribué au peuple russe quelques années après la guerre sous la forme d’une dotation universelle en capital, quand certaines conditions seront remplies, et notamment une presse indépendante, la libération des prisonniers politiques, et des élections libres. La richesse offshore russe correspond au PIB russe[19], donc si on pouvait tout confisquer, on pourrait verser à chaque Russe 10 000$, ce qui ferait plus que doubler son patrimoine pour la moitié d’entre eux[20]. Non seulement un tel geste permettrait  de lutter contre les inégalités dans un des pays où elles sont les plus criantes, mais il saperait également le sentiment anti-occidental attisé par une propagande russe qui fait croire que l’Occident veut anéantir la Russie et son peuple.

Pour gagner la bataille des idées, il faut financer des programmes d’informations en langue russe. Certains médias ukrainiens pourraient être soutenus, les émissions de la chaîne européenne arte pourraient être traduites, ou bien une nouvelle chaîne de radio pirate pourrait être créée, offrant le point de vue des occidentaux et ukrainiens sur « Russia tomorrow ». Mais pour faire avancer nos valeurs, il faut aussi reconnaître nos fautes passées, et se repentir publiquement pour l’impérialisme néolibéral. N’oublions pas que c’est l’Occident qui a soufflé à Eltsine la thérapie de choc libérale, inégalitaire et anti-démocratique[21] qui a ravagé l’économie russe dans les années 90. Cette réorientation va de pair avec l’engagement résolu vers une solidarité mondiale évoqué plus haut.

Enfin, probablement à cause d’un rapport de force pas aussi favorable qu’il l’aurait cru, les revendications de Poutine sont relativement limitées[22]. Ainsi, pour arrêter cette guerre au plus vite, l’Ukraine a l’opportunité d’accéder à l’essentiel des demandes de Poutine sans rien concéder de substantiel. C'est à l'Ukraine de négocier, mais un accord de paix pour contenir l'inscription dans sa constitution que l’Ukraine ne mènera des opérations militaires que dans un but défensif et ne pourra intégrer une alliance militaire que dans ce but, une plus grande autonomie accordée au Donbass (comme le prévoit l’ accord de Minsk II[23]), et éventuellement la reconnaissance du rattachement de la Crimée à la Russie. Les statuts des territoires contestés devraient être déterminés par un référendum organisé dans des conditions pacifiques et légitimes, en présence d’observateurs internationaux. En échange, Poutine s’engagerait à retirer ses troupes d’Ukraine (y compris du Donbass), et à faire cesser complètement les combats des séparatistes.

[1] https://en.wikipedia.org/wiki/Aleksandr_Dugin

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Fondamentaux_de_g%C3%A9opolitique

[3] https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_by_military_expenditures

[4] https://en.wikipedia.org/wiki/Sustainable_Development_Goals

[5] https://wir2022.wid.world/chapter-6/

[6] Recherche de l’OCDE à partir d’une enquête dans 20 pays, à paraître prochainement.

[7] https://chng.it/jXWStpLgJf

[8] https://globaleurope.eu/globalization/why-more-economic-and-financial-sanctions-against-russia-are-inevitable-and-energy-tops-the-list/ https://fortune.com/2022/03/03/when-will-russia-run-out-of-money-sanctions-ukraine-foreign-exchange-reserves-oil-gas/

[9] https://ec.europa.eu/eurostat/cache/infographs/energy/bloc-2c.html https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Natural_gas_supply_statistics

[10] https://balkangreenenergynews.com/eu-coal-consumption-decreased-by-two-thirds-in-last-30-years/

[11] https://www.bruegel.org/2022/03/can-europe-manage-if-russian-oil-and-coal-are-cut-off/

[12] https://adamtooze.substack.com/p/chartbook-97-is-boycotting-russian?s=r

[13] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/%5Beuropa_tokens:europa_interface_language%5D/ip_22_1511 

[14] https://sites.google.com/view/cesserfinancerguerre/home

[15] https://euagenda.eu/news/663700 https://cleantechnica.com/2022/03/14/europe-a-key-destination-for-russias-energy-exports-charts/

[16] https://www.iisd.org/system/files/publications/beyond-fossil-fuels-russia.pdf https://www.bbc.com/future/article/20211115-climate-change-can-russia-leave-fossil-fuels-behind

[17] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/15/comment-gagner-la-guerre-en-ukraine-sans-la-faire_6117566_3232.html

[18] https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2022/02/15/sanctionner-les-oligarques-pas-les-peuples/

See also https://wid.world/wp-content/uploads/2022/03/Effective-sanctions-against-Russian-oligarchs-and-the-role-of-a-European-asset-Registry_EU-Tax_-WIL_March-2022.pdf

[19] https://wid.world/document/soviets-oligarchs-inequality-property-russia-1905-2016/

[20] https://wid.world/income-comparator/

[21] https://www.project-syndicate.org/commentary/1990s-shock-therapy-set-stage-for-russian-authoritarianism-by-katharina-pistor-2022-02

[22] https://www.reuters.com/world/kremlin-says-russian-military-action-will-stop-moment-if-ukraine-meets-2022-03-07/

[23] https://en.wikipedia.org/wiki/Minsk_agreements#Minsk_II

[24] https://twitter.com/kamilkazani/status/1504585616834457619

[25] https://time.com/6155863/putin-threat-baltic-states/

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