« Un débat sous tension » ; « un duel à couteaux tirés » ; « un festival de petites phrases ». Au lendemain du débat d’entre-deux tours opposant Nicolas Sarkozy à François Hollande, les éditorialistes rivalisent de synonymes pour étayer une même idée : il n’y a pas de vainqueur clair. Et c’est parfaitement exact : ce mercredi 2 mai, les spectateurs qui espéraient une flèche mortelle de l’ordre du « monopole du cœur » sont repartis penauds, tels des supporters privés de but un soir de ligue 1. Pour filer la métaphore sportive : lors de ce débat, aucune défaite par KO. Est-ce à dire pour autant qu’il n’y a pas eu de victoire aux points ?
Hollande remporte le duel des corps
Une bonne habitude, lors de ce type d’événement, consiste à revoir après coup une partie du débat en coupant le son. On peut alors apprécier à sa juste valeur l’une des composantes fondamentales des duels rhétoriques : l’affrontement des postures corporelles. Et l’exercice est cruel pour le Président sortant.
Dès le début du débat, Nicolas Sarkozy apparaît physiquement mal à l’aise : il se tortille sur sa chaise, ne parvient pas à réprimer son tic d’épaules, agite beaucoup ses mains, cherche régulièrement le regard des journalistes.
En face de lui, François Hollande semble beaucoup plus sûr de lui : il est très vertical, ses épaules sont décontractées, ses mains mieux contrôlées, sont regard rivé dans celui de Nicolas Sarkozy. En un mot : il est maître de sa posture. Il ressort donc du duel en ayant imposé la supériorité de sa stature corporelle : un atout non négligeable pour la conquête du statut présidentiel.
Certains analystes considèrent même que la victoire corporelle suffit, seule, à remporter un débat. Mais cela me semble à tout le moins exagéré : dans un tel exercice, les mots ont du poids.
Une joute verbale contestée
Sur le plan des répliques, des provocations et des petites phrases, le duel fut plus âprement disputé. Guère n’est besoin ici de répertorier l’intégralité des saillies du débat : la planète Twitter s’en est chargé pour nous. Reste encore à déterminer lesquelles ont eu le plus d’influence.
La première partie du débat, consacrée largement au bilan économique du Président sortant, tourne sans surprise à l’avantage de François Hollande. De la valse des chiffres, exemples et contre-exemples, on retiendra surtout la réplique : « quoi qu’il arrive, quoi qu’il se passe, vous êtes content ». Face à cette attaque, Nicolas Sarkozy se trouve enfermé dans un dilemme insoluble[1]. Répondre par la négative, c’est concéder qu’il n’est pas satisfait de son bilan. Mais acquiescer, c’est encore pire : cela donnerait l’impression de se réjouir d’une hausse massive du chômage ! Entre ces deux alternatives, le candidat président choisit la moins pire – la première. François Hollande clos l’échange : « Très bien, je note donc que vous êtes très mécontent de vous ». Echec et mat.
Bien évidemment, cette stratégie argumentative est spécieuse. Elle laisse dans l’ombre la véritable question, qui était de savoir s’il était possible de faire mieux, compte tenu du contexte de crise. Nicolas Sarkozy a sans cesse cherché à ramener le débat dans cette perspective. Mais ce sont là des démonstrations bien complexes. En aucun cas elles ne peuvent vaincre l’élégance et la simplicité du bon sens déployé par François Hollande : les chiffres sont mauvais, donc votre bilan est mauvais. Que cet argument soit convaincant, il appartient à chacun d’en être juge. On ne peut nier, en revanche, qu’il ait été efficace.
La première heure du débat est ainsi nettement dominée par le candidat socialiste – du reste, ses répliques les plus croustillantes en sont issues. Mais l’équilibre du débat se déplace ensuite progressivement en faveur de Nicolas Sarkozy.
Sur le nucléaire d’abord, François Hollande peine à réfuter le raisonnement du Chef de l’Etat : « soit le nucléaire c'est dangereux, soit ce n'est pas dangereux. Si le nucléaire est dangereux, il faut tout fermer, pas simplement Fessenheim ». On appelle ça un argument par dichotomie, et c’est bien sûr un sophisme : il pousse l’adversaire à la contradiction, en réduisant le champs des possibles à deux propositions aussi inacceptables l’une que l’autre. Toutes les solutions intermédiaires sont ainsi laissées dans l’ombre : par exemple, en l’occurrence, être favorable à une sortie progressive du nucléaire de façon à compenser la fermeture des centrales par le développement des énergies vertes. Là encore, le bon sens et la simplicité l’emportent – à ceci prêt qu’ils viennent de changer de camp.
Nicolas Sarkozy pousse ensuite son avantage lors de la séquence consacrée à l’immigration. Mis en difficulté sur le sujet des camps de rétention, François Hollande dit préférer, lorsqu’elle est envisageable, l’assignation à résidence. Contre-attaque instantanée de son adversaire, qui s’esclaffe : « Parce qu'un étranger qui arrive en situation illégale, il a une résidence ? Et on va l'assigner dans sa résidence ? ». Une nouvelle fois, l’argument est fallacieux : de nombreux clandestins sont depuis longtemps sur le territoire, et disposent donc effectivement d’une résidence. Et une nouvelle fois, il triomphe parce qu’il s’arroge la force de l’évidence.
Enfin, François Hollande reprend l’avantage sur la fin du débat, en marquant un point inattendu lorsqu’il est attaqué sur Dominique Strauss Kahn. A Nicolas Sarkozy qui lui lance « Je ne prendrai pas de leçon d'un parti politique qui a voulu avec enthousiasme se rassembler derrière DSK. Franchement... Que vous, vous osiez me dire que vous ne le connaissiez pas, c'est un peu curieux », le candidat socialiste répond : « Vous pensez que je connaissais sa vie privée ? Comment voulez-vous que je la connaisse ? ». S’ensuivent deux secondes pendant lesquelles le Président sortant reste bouche-bée : le coup de son adversaire vient de porter.
Match-nul rhétorique, victoire politique
Alors que conclure ? Remarquons en premier lieu que les deux adversaires se sont battus jusqu’au bout, sans jamais rien lâcher. L’affrontement policé de 2007 est définitivement loin derrière nous – sans parler du duel à fleuret moucheté de 1995 – : ceux qui voulaient du sang ont été servis.
A titre personnel, il me semble que François Hollande remporte le débat d’une courte tête. Sa victoire corporelle est nette, et les points qu’il a marqués, notamment au début du débat, me paraissent déterminant. Mais les analystes qui concluent au match-nul sont également dans leur bon droit : Nicolas Sarkozy a livré une bonne prestation, dominant son adversaire à plusieurs reprises.
Oui mais voilà : en l’espèce, pour François Hollande, un match-nul est une victoire. Tout d’abord parce qu’à la veille du débat, il restait très largement en tête dans les intentions de vote. Nicolas Sarkozy n’avait plus le choix : s’il voulait espérer renverser la tendance, il lui fallait une victoire nette – et même triomphale – lors de ce duel. Aujourd’hui, il aborde donc le second tour dans une position particulièrement difficile.
Surtout, depuis plusieurs semaines, le Président sortant clamait à qui veut bien l’entendre qu’il « plierait en deux » le candidat socialiste. Ses revendications pour obtenir trois débats prouvent, s’il en était encore besoin, qu’il se croyait certain de l’emporter. Après de telles bravades, le match-nul n’est plus une option : il faut gagner, ou accepter de paraître perdant.
L’anaphore, la vraie gagnante
Enfin, je ne résiste pas au plaisir de conclure en remarquant que ce débat a eu au moins un intérêt : il a fait découvrir à la France entière la notion d’anaphore. C’était même, le jeudi 3 mai au matin, le sujet le plus discuté en France sur Twitter ! L’anaphore, c’est la figure rhétorique qu’a utilisée François Hollande dans sa tirade du « Moi Président, je… ». Elle consiste à commencer plusieurs phrases par le même groupe de mots, dans le but de donner du rythme et de l’emphase à son discours.
Que la France entière découvre ce procédé au lendemain du débat d’entre-deux tours n’est pourtant pas le moindre des paradoxes. Tout d’abord, parce qu’il s’agit probablement de la figure de style la plus utilisée par les orateurs politiques : si vous faites dorénavant attention, vous verrez que rares sont les prises de paroles où elle n’est pas mobilisée.
Par ailleurs, il se trouve que l’anaphore est très clairement l’arme rhétorique préférée, non de François Hollande, mais bien de Nicolas Sarkozy ! Nous le montrions d’ailleurs précisément dans une vidéo publiée quelques jours avant le débat. Voir le candidat socialiste érigé en champion de l’anaphore à l’occasion d’un débat contre le Président sortant ne manque donc pas de piquant !
Enfin, l’anaphore de François Hollande se trouve être, osons le mot, un exemple assez piteux. Certes, dans les premières secondes, elle ne manque pas de panache. Mais elle est beaucoup trop longue : 16 occurrences ! Alors que l’anaphore doit normalement donner du rythme au discours, celle-ci introduit au contraire de la monotonie – d’autant qu’elle a été apprise et récitée par cœur, au mépris de tout naturel. L’anaphore est de surcroît efficace lorsqu’elle crée une montée en intensité, propre à soulever progressivement l’enthousiasme des auditeurs. L’objectif, c’est que l’on se dise à chaque phrase : « mais que peut-il bien y avoir après cela ? ». Or, ici, François Hollande place les éléments les plus marquants au début de sa période, si bien que loin de progresser, l’émotion suscitée diminue au contraire au fil de la figure !
Cependant, tout n’est pas à jeter. L’objectif était probablement de créer l’effet d’accumulation le plus massif possible, afin de donner l’image d’un bilan accablant. Sur ce point, la figure est réussie.
Surtout, on ne peut que se réjouir de voir le débat public se saisir des outils proposés par la grille de lecture rhétorique. Cela vient démontrer de manière éclatante que les discours des hommes politiques demeurent façonnés à l’aide de techniques héritées d’Aristote et Cicéron, et n’ayant rien perdu de leur efficacité. A l’heure où de nombreux analystes ne jurent plus que par le storytelling, la programmation neuro-linguistique et autres inventions contemporaines, il est bon de rappeler que la rhétorique reste encore l’art de la conviction au sens le plus fort du terme. Renoncer à étudier la rhétorique, c’est renoncer à décrypter le discours politique. Rendre leurs armes intellectuelles aux citoyens afin qu’ils puissent se forger une opinion critique sur les prises de paroles publiques, telle est précisément la mission d’Aequivox !
Clément Viktorovitch.
_________________________________
[1] Merci à Samuel Hayat, qui m'a glissé la remarque.