Le candidat normal devenu Président normal prétendait s’inscrire dans la rupture d’avec les pratiques de son futur prédécesseur. A quelques jours d’intervalle, la mort de Jean-Luc Delarue et la sortie du film « Superstar » nous renvoient violemment à cette normalité, fruit de toutes les convoitises médiatiques. Avec eux l’homme de la rue devient star, le banal exceptionnel, comme une antinomie permanente. Mais si François Hollande, tout normal qu’il se veut, n’en épouse pas moins sinon un destin du moins une fonction extra-normale, les ‘’clients’’ invités sur les plateaux de télé n’ont, eux, à proposer que ce qu’ils sont, tout au plus ce qu’ils vivent, en dehors de toute action notoire.
La télé-témoignage invente la starification de la normalité. Plus besoin de faire, il suffit d’être, l’expérience de vie se suffit à elle-même comme singularité extra ordinaire, la normalité devient objet de fascination. Les quinze minutes de célébrité annoncées par Andy Warhol en 1968 se réalisent dans un schéma de fascination perverse pour la souffrance de l’autre. Le spectateur-voyeur se satisfait non seulement de trouver plus malheureux mais peut de surcroît jouir de la difficulté qu’a l’autre à négocier son rapport au monde.
Familles déchirées : règlements de comptes au tribunal, Comment affronter une maladie grave à 20 ans ?, Parents, enfants : comment se remettre d'un abandon ?, Voisins : amour, haine et trahison, Comment vit-on la célébrité d'un proche ?, Comment vivre avec une mort sur la conscience ?, Célébrité : quel est le prix à payer ?, Famille, couple : la télé-réalité peut-elle faire tout exploser ?,Comment accepter le handicap mental de son enfant ?, Secrets de famille : faut-il toujours révéler la vérité ?, Obsessions alimentaires : quand manger empoisonne la vie, Menteurs, pourquoi ont-ils peur de la vérité ?, autant de pathologies modernes jetées en pâture au public pour flatter sa détestation narcissique. Admirer la célébrité et la mépriser simultanément, en se disant qu’à sa place on s’en sortirait autrement. Cette télévision, en mettant en scène la réalité par le recours direct à ses protagonistes a dépassé Warhol pour s’approcher des théories de Guy Debord sur la société du spectacle ; « Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ».
Les talk-shows témoignages de soi-disant faits de société, précurseurs de la télé-réalité, ont exhibé les gens normaux comme des bêtes de foire, réussissant une véritable prouesse rhétorique. En poussant le raisonnement à l’absurde, la normalité est devenue douteuse, l’intime s’est entaché d’une suspicion de perversité. Les gens normaux ont forcément quelque chose à cacher, c’est en cela qu’ils sont anormaux. On se satisfaisait avant des frasques et faits divers des personnages publics (acteurs, chanteurs, têtes couronnées et plus récemment hommes politiques) comme preuves de leur humanité et de leur accessibilité. Le chemin d’identification se faisait de la star vers l’anonyme. Mais l’anonyme devenant médiatique, sans cause réelle et sérieuse, l’évidence d’altérité disparaît. Puisque l’autre c’est moi, alors pourquoi pas moi ? Il devient impératif de trouver quelque chose d’anormal au vulgum pecus qui traverse la lucarne faute de quoi la frustration de ne pas y être deviendrait intenable.
La rhétorique télévisuelle de témoignage place l’auditoire en situation de juge bien plus que de spectateur. Le témoin se retrouve au banc des accusés, en procès en légitimité de médiatisation. Sa normalité est-elle suffisamment hors du commun, suffisamment pathétique et douloureuse pour mériter tant d’honneurs ? Etre normal ne peut désormais se concevoir qu’en absence totale d’aspérité, une non vie, sans évènements, sans émotions.
Au temps de la guerre froide le cinéma politique parlait de régimes totalitaires identifiables, quitte à paraitre manichéen, où les atteintes aux libertés étaient claires et didactiques. Aujourd’hui les contre-utopies de régimes hyper contrôlants aux privations ouvertes ont perdu de leur superbe au profit d’un puritanisme où tout élément de langage anormal est censuré a priori, où le jugement moral de la communauté condamne au bannissement l’individu qui cherche à s’émanciper.
L’homme normal n’existe pas, c’est une chimère. Il ne peut se réaliser que dans la négation de l’individu et de ses perversions comme de ses vertus. Puisse l’Homme nous préserver des prophéties d’Orwell.
Thomas Litou