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Billet de blog 28 janvier 2016

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Mon premier retour de maraude

Sur ce que l'ouverture aux autres peut apporter comme réflexion. Témoignage d'une actrice sociale qui reste lucide mais ne veut pas baisser la garde : «Il est utopique de penser que nous pouvons éradiquer la pauvreté, la misère mais il est encore plus dangereux d’abandonner l’espoir d’un avenir meilleur, de laisser le monde courir à sa propre destruction».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je me suis acclimatée à la mauvaise odeur du métro parisien, aux incivilités du quotidien, à ce bruit qui me semblait si oppressant les premiers jours, à cet urbanisme sauvage, à cette rapidité du monde dans lequel nous évoluons, et à la pauvreté, si différente que celle rencontrée en province.

Enfin, je pensais m’y être habituée, à cette misère,  à ces corps mutilés, à ces corps enfouis sous des tas de couvertures, à ces enfants qui n’ont pas leur place dans les rues froides et violentes de Paris, à ces réfugiés syriens de la porte de St Ouen , qui pendant plusieurs mois ont « logés » sur les coins d’herbe avoisinant la sortie du périphérique. On finit par associer ces personnes à notre environnement, à notre quotidien, sans trop se soucier de connaître leurs besoins, leurs vies, et parfois, parce que cela nous réconforte, on s’arrête pour donner une pièce tout en pensant avoir fait sa bonne action de la semaine. J’y assimile maintenant cette réaction que l’on peut avoir lorsque la RATP nous informe d’un accident grave de voyageur. Notre pensée immédiate  est de savoir si l’on ne va pas trop rencontrer de retard mais jamais ne se tournera vers celui qui dans la détresse la plus profonde a sauté sur les rails.  Avec les SDF, c’est un peu pareil. Au loin, on se dit et on espère « qu’il ne va pas nous taxer » et « en plus il est bourré »… En hiver, un sursaut d’humanité vient nous rappeler que « les pauvres, ils doivent avoir bien froid ».

Et, un soir je suis montée dans un camion d'une association du 93 pour faire la maraude. Je suis allée à la rencontre de ces hommes usés par la vie, certains plein d’espoir, certains se laissant mourir, et d’autres venant juste de découvrir, terrifiés le monde de la rue. Tu y croises des migrants,  des anciens militaires, des pères de familles, des personnes qui ont tous en commun d’avoir eu un destin brisé et de faire partie des oubliés de la république. Tu discutes avec eux du quotidien, parfois du passé, mais jamais tu ne t’immisces dans leurs vies. Tu rigoles avec eux même si les blagues sont mauvaises, et continue à alimenter des discussions parfois sans aucun sens.

Puis, une fois la maraude terminée, je suis rentrée chez moi, dans mon appartement chauffé, et je suis restée assise, pendant un moment, à essayer de comprendre pourquoi eux et pas moi. Pourquoi depuis mon enfance on m’apprend que je suis née dans le pays des droits de l’homme, que la société dans laquelle j’ai grandie prône un système égalitaire, que chaque vie humaine doit être respectée. J’essaie de passer à autre chose, mais chaque visage, chaque conversation vient animer mes pensées. Je ne sais pas si à ce moment je suis en colère, si je suis triste, si je ressens un profond dégoût à l’égard de notre gouvernement. Je ne sais pas, je pense que je suis simplement abattue.

Car toutes ces années passées à donner des pièces, à fuir le regard quand je n’avais pas envie de m’arrêter, à ne pas sourire, j’ai oublié que face à moi, il y avait aussi un être humain. J’ai oublié la souffrance d’un homme face à sa propre déshumanisation, j’ai oublié de me comporter en tant qu’être humain face à un autre être humain.  J’ai oublié de prendre conscience que la personne allongée par terre, avait aussi un passé, des envies et des attentes. J’ai commencé aussi à penser à cette injustice qui fait partie de notre quotidien, et que nous avons fini par accepter. Et chaque visage, chaque histoire revenaient en boucle, et je restai la, assise dans mon canapé, toujours à me demander et à  me répéter inlassablement comment  peux-tu vivre ainsi,  en ignorant la souffrance et la détresse de ton semblable, voir le mépriser ? J’ai repensé à ces migrants croisés au-dessus de l’autoroute à qui la vie n’a rien épargnée et qui nous ont accueillis en souriant, à ces 2 SDF qui, avec fierté, te montre le ménage effectué dans « leur coin », à ce migrant serbe qui nous a parlé de son fils.  Je cherche des responsables, car pour que je puisse enfin m’endormir, il m'est nécessaire d’avoir trouvé un coupable, quelqu’un sur qui je pourrai rejeter la faute, que je pourrai incriminer.

C’est alors que j’ai compris qu’il était bien plus facile d’accuser son voisin, plutôt que de se remettre en question, de fermer les yeux en se pensant intouchable et de se dédouaner de toutes mauvaises actions. Sauf qu’à notre échelle, nous sommes tous responsables d’être devenus passifs, de détourner le regard, de ne pas avoir le temps, de ne pas sourire, de ressentir de la gêne et du dégoût. Car, comme il est compliqué de se confronter à nos faiblesses, comme il est compliqué de se confronter à ce que l’être humain fait de pire et comme il est compliqué d’enlever ses œillères qui nous garantissent sérénité et paix de l’âme au quotidien.  Nous sommes devenus égoïstes et la société ultra libérale que nous avons créé et que nous acceptons, renforce chaque jour ce trait de caractère, et favorise les disparités au sein d’une société se prétendant égalitaire. Et c’est à nous d’en prendre conscience, et ensemble évoluer vers ce que l’humanité fait de mieux, la solidarité et le respect de son prochain.

Il est utopique de penser que nous pouvons éradiquer la pauvreté, la misère mais il est encore plus dangereux d’abandonner l’espoir d’un avenir meilleur, de laisser le monde courir à sa propre destruction. Il devient urgent de refonder nos rapports à l’autre, de vouloir ensemble s’offrir quelque chose de plus noble que ce qui nous est proposé actuellement, et cela passe indéniablement par la capacité de chacun de s’inquiéter de son prochain. Il est maintenant nécessaire de se déshabituer d’avoir à  côtoyer la misère, sans quoi nous allons à notre perte.

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