Avant la percée du Front National sur l’échiquier politique, les élections se résumaient à un « combat de coqs » entre la gauche et la droite. Avec plus ou moins d’enthousiasme, les communistes pactisaient avec les socialistes et, de l’autre côté, les « centriste » passaient sous les fourches caudines de la droite. Les scores au deuxième tour étaient en général relativement serrés, de l’ordre du 51 % contre 49 %. La France était parfaitement polarisée. Les perdants du premier tour se soumettaient aux gagnants (Chirac votait Giscard et Marchais Mitterrand, les deux sachant qu’ils n’auraient plus vraiment voix au chapitre une fois la messe dite).
Ce système imparfait révéla toute son absurdité lors de l’élection présidentielle de 2002. Jacques Chirac rassemblait au soir du premier tour 19,88 % des Français derrière son nom et Jean-Marie Le Pen battait Lionel Jospin d’un cheveu (16,86 % contre 16,18 %). Le deuxième tour se déroula donc entre deux personnages qui, ensemble, ne totalisaient que 36,74 % des voix du premier tour. Le choix fut sans surprise (82,21 % pour Chirac et 17,79 % pour Le Pen) et le représentant du RPR fut « démocratiquement » élu avec une grande partie des voix de la gauche, selon le principe du choix forcé entre la peste et le choléra. Les législatives fonctionnent sur le même principe et confirment la présidentielle. Grâce au système tordu des deux tours, un parti ayant au premier tour rassemblé 2 % des voix peut finir avec une quinzaine de députés, tandis qu’un autre, avec 15 % des voix au premier tour, se retrouve bredouille ou avec un ou deux députés.
L’absence du parti « pestiféré » au second tour en 2007 et en 2012 marqua un retour à l’ancienne bipolarisation, dont Sarkozy et Hollande sortirent respectivement vainqueurs.
En 2017, les quatre plus gros scores du premier tour sont très proches (autour des 20 %) et c’est à Nouveau Le Pen (Marine cette fois) qui décroche son ticket pour le deuxième tour avec 1 % d’avance sur le troisième et moins de 2 % sur le quatrième. Bien entendu, au second tour, Macron rafle la mise… et se croit donc tout permis avec une majorité dite « écrasante ».
Un changement du mode de scrutin n’étant apparemment pas à l’ordre du jour, l’élection de 2022 risque d’être tout aussi insatisfaisante et génératrice des mêmes polémiques, contestations et finalement troubles sociaux.
Il faut tout de même savoir que la France, du fait du Brexit, est le seul pays de l’Union européenne à ne pas voter à la proportionnelle. Que ceux qui prétendent que la proportionnelle est systématiquement source de chaos politique me montrent où est ce chaos dans les 26 autres pays membres.
Le scrutin majoritaire à deux tours est le fruit d’une erreur fondamentale qui consiste à penser que la démocratie repose sur le principe binaire énoncé par Bush en 2001 (« You are either with us, or against us »), que son objectif ultime est de gagner la moitié des voix plus une et que cela dispense de tenir compte de l’opinion de ceux qui refusent de se ranger dans un camp ou dans l’autre. Obliger les adversaires d’hier à se rallier pour éviter le pire, sans compromis ni contrepartie, prépare forcément l’orage.
C’est donc à la racine du mal qu’il conviendrait de s’attaquer, et ce mal se trouve dans la configuration même des institutions, qui semble ne plus convenir dans le contexte d’aujourd’hui. Dans le reste de l’UE, le « chef de l’État » est soit un président (Italie, Allemagne, Autriche, Malte et autres), soit un « monarque » (Pays-Bas, Espagne, Danemark, Suède, Belgique), dont la fonction consiste à représenter le pays, en aucun cas à le diriger. Le maître du jeu est le chef du gouvernement, issu des élections législatives, parfois nommé « ministre-président ».
Aux Pays-Bas, par exemple, les élections législatives ont lieu au suffrage universel direct à un seul tour, à la proportionnelle intégrale. Cela signifie qu’un score de 10 % donne droit à 15 des 150 sièges de députés que compte la « tweede kamer » (l’équivalent de l’assemblée nationale en France). Les candidats sur chaque liste sont numérotés du premier au dernier ; dans le cas précité, seuls les quinze premiers sur la liste du parti seront donc députés. Difficile de faire plus représentatif. Au terme de cette élection, un « informateur », désigné par le monarque jusqu’en 2012 et depuis par l’assemblée nationale, est chargé d’étudier les possibilités de coalition permettant de dégager une majorité, en principe autour du parti arrivé premier, mais pas obligatoirement. Les partis désireux de gouverner ensemble s’entendent alors sur un programme commun, ce qui implique naturellement des concessions et compromis. Le rôle de l’informateur peut être réduit s’il existe déjà des partis représentant une majorité et pouvant facilement signer un accord de gouvernement. Une fois cet accord passé, l’assemblée nationale (le monarque avant 2012) désigne le « formateur », qui est en principe la tête de liste (« lijsttrekker ») du parti de la coalition ayant réalisé le meilleur score. Le formateur est alors chargé de former le gouvernement, dont il prend la tête en tant que « minister-president ».
Cette forme de scrutin respecte à mon sens l’esprit de la démocratie, dont le compromis est le carburant. D’ailleurs, il n’existe aux Pays-Bas aucun exemple d’élection gagnée par un seul parti avec plus de 50 % des voix au terme de l’unique tour de scrutin. Au-delà de ce score, il conviendrait de se poser des questions quant au caractère « libre et démocratique » des élections (un Théodore Obiang systématiquement réélu à la tête de la Guinée équatoriale depuis plus de 40 ans avec un score parfois de 97 % dans un scrutin « multipartite » est dénoncé dans le monde entier, sauf chez ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change).
En résumé, un président ne peut représenter l’ensemble de la population d’un pays que s’il n’a pas de réel pouvoir sur la gestion du pays (sur le gouvernement) et un gouvernement ne peut être légitime que s’il est issu d’une majorité dégagée au sein d’une assemblée nationale véritablement représentative du peuple, ce qui est loin d’être le cas en France.
La démocratie ne résulte pas d’un combat à mort entre ennemis mais d’un dialogue constructif entre adversaires. L’objectif ne doit pas être d’écraser l’autre par tous les moyens et de régner sans partage mais d’administrer le pays dans l’intérêt du plus grand nombre, quitte à devoir mettre un peu d’eau dans son vin. Le scrutin majoritaire à deux tours est précisément l’instrument fallacieux qui permet d’écraser l’ennemi et de régner sans partage en donnant l’illusion d’une démocratie.