La politique coloniale de la France, assumée bien avant Charles de Gaulle et tous ses successeurs, consistait dès le XIXe siècle à ne surtout pas développer sur le continent d’activité de transformation (à valeur ajoutée) mais à se contenter d'y acquérir des matières premières au meilleur prix possible, pour y revendre ensuite nos produits finis le plus cher possible. Le Pacte colonial sur lequel reposait cette politique a plusieurs fois changé de nom, mais son esprit reste le même et inspire aujourd’hui l’APE. Il ne faut donc pas s’étonner de voir arriver chez nous des gens que l’on empêche depuis des siècles de se forger un avenir digne chez eux. Par exemple, le pillage des mers par les bateaux étrangers affame les pêcheurs sénégalais et les incite à émigrer, l’implantation massive de magasins Auchan (et Super U) ruine de nombreux boutiquiers auxquels rien n’est proposé au titre de la reconversion, l’imposition de nos entreprises de BTP, qui viennent prendre la place de sociétés sénégalaises pourtant rentables et prometteuses et n’embauchent qu’au chantier ou à la journée, plonge les ouvriers dans la plus grande précarité, etc. Le gouvernement se contente généralement de tenir la caisse et de ponctionner environ 85 % de l’aide au développement, comme l’écrivait déjà Dambisa Moyo en 2009 dans « L’Aide fatale ». Selon les estimations qu’elle reprend dans son ouvrage, Mobutu aurait ainsi au cours de son « règne » volé au Zaïre une somme équivalente à la totalité de la dette extérieure du pays, soit 5 milliards de dollars à l’époque. Ce n’est donc pas sur les dirigeants actuels qu’il faut compter pour que les lignes bougent.

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Pour qu’un changement réel s’opère et que les pays de l’Afrique subsaharienne s’engagent sur la voie d’un réel changement, deux choses sont indispensables : d’une part un grand changement politique porté par une volonté populaire exprimée librement dans les urnes et d’autre part des investissements et une aide au développement directs, visant exclusivement la réalisation des objectifs de développement souhaités par la population en matière de santé, d’éducation et d’investissement dans des activités à valeur ajoutée. Une aide qui peut prendre la forme de petits gestes, en attendant les grands.
Le grand changement
Depuis les « indépendances », l’évolution de la vie politique en Françafrique est très étroitement surveillée et orientée par l’Élysée : mise en place et/ou maintien de dictateurs et dynasties (Cameroun, Togo, Gabon, Congo, Côte d’Ivoire, Guinée équatoriale, etc.), élimination des opposants lorsqu’ils risquent de rompre cette belle harmonie (Gbagbo « viré » par Sarkozy, selon ses propres termes, au profit de Ouattara, élimination physique de Sylvanus Olympio au Togo, de Thomas Sankara au Burkina Faso, etc.). Le but est bien entendu de veiller à ce que les dirigeants, soigneusement corrompus, n’empêchent pas nos entreprises de venir piller les richesses du continent et surtout n’aient pas cette idée saugrenue qui consisterait à vouloir développer une quelconque industrie de transformation, ce qui serait « contraire aux intérêts de la France » et risquerait de freiner nos exportations vers l’Afrique.

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Pour que le changement ne soit pas de façade, comme c’est jusqu’à présent systématiquement le cas, les forces vives du pays ont besoin d’un leader, d’une figure emblématique capable de proposer un plan crédible d’accès à une réelle indépendance et de responsabilisation de la population. Un espoir voit le jour au Sénégal en la personne d’Ousmane Sonko, qui semble être très différent des autres politiciens du pays jusqu’à ce jour en ce sens qu’il propose un véritable programme de développement (à lire ici), ce que ne se sont jamais embarrassées de faire les marionnettes sponsorisées par la France, et qu’il souhaite rompre avec tout le système actuel (y compris le franc CFA), tant dans le domaine agricole (développement entre autres la culture rizicole don le potentiel est gigantesque) que dans l’industrie de transformation plutôt que dans l’exportation de matières premières brutes. Ses projets pour le secteur de la pêche visent également à placer le pêcheur sénégalais au cœur du dispositif, avec entre autres le passage de 6 000 à 12 000 miles nautiques pour la zone de pêche réservée. Sonko propose aussi une cure d’amaigrissement de l’appareil d’état, avec la concentration de certaines activités au sein d’un seul et même organisme, et une politique claire en matière d’attribution de marchés, pour éviter ce qu’il appelle avec une certaine pudeur « les contrats défavorables à l’état ».

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Déjà candidat aux dernières présidentielle (il ne représentait alors que 12 à 15 % dans les sondages), il est de plus en plus populaire auprès de la jeunesse et constitue pour l’actuel président, et pour la France, une menace chaque jour plus sérieuse. Il fait donc naturellement l’objet d’attaques toutes plus ignobles les unes que les autres : successivement accusé d’avoir trempé dans une affaire de « financements russes », puis d’entretenir « des liens » avec le MFDC (rebelles casamançais), d’avoir transporté « des mallettes d’argent » pour Karim Wade et pour l’ex-dictateur gambien, victime de plaintes de la part de personnes se sentant visées par des révélations autour entre autres du scandale pétrolier et de l’affaire Petro-Tim dans son ouvrage « Pétrole et gaz au Sénégal, Chronique d’une spoliation » (interdit à la vente mais dont vous pouvez me demander une copie en PDF), il est aujourd’hui visé par une plainte pour viol. Comme toutes les autres affaires, celle-ci risque aussi de tourner court, le dossier ne semblant pas très solide et la principale intéressée (malheureusement victime aujourd’hui de la vindicte populaire) ayant déjà changé plusieurs fois sa version des faits et semblant peu à peu vouloir se rétracter.
Même si l’on sait l’ardeur et l’ingéniosité des pouvoirs en place pour fausser les cartes, les prochaines élections apporteront peut-être un début de solution. Nous ne pouvons que l’espérer.
Les petits gestes
Si nous ne pouvons pas, en tant que simples citoyens, interférer dans la vie politique d’un pays étranger, nous ne sommes pas tenus de nous limiter à nos sempiternels commentaires et pouvons, chacun à notre niveau, agir pour « aider » les Africains à ne plus être obligés d’aller risquer leur vie en mer. Au niveau du financement venant de l’extérieur, les premiers pourvoyeurs de fonds du Sénégal sont les Africains de la diaspora, qui travaillent dans des conditions souvent très difficiles et parviennent, au prix de dures privations, à envoyer chaque mois un peu d’argent à leur famille pour qu’il y ait toujours du riz dans la calebasse. Bien que représentant le double du montant de l’aide au développement, cette manne, dont le volume a d’ailleurs chuté du fait de la pandémie, peut être assimilée à l’aide apportée dans certains pays par le PAM (Programme alimentaire mondial). Elle est nécessaire et bienvenue en ce sens qu’elle évite souvent la famine, mais ne fera en aucun cas bouger les lignes.

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Les ONG, même petites, peuvent également jouer un rôle, en finançant un outil de travail susceptible de lancer ou de rendre plus rentable une activité économique, en apportant de quoi éclairer les cahiers des élèves le soir dans les villages sans électricité, en finançant l’acquisition d’un moulin à grains qui permet aux femmes du village de mieux s’occuper de l’éducation de leurs enfants et de développer des activités économiques rentables au lieu de passer de longues heures autour du pilon, etc. etc. l’ACIS (acis.ws) est une de ces petites ONG, opérant essentiellement au Sénégal et au Mali. En 2012, l’association a décidé de soutenir un projet de pêche en Casamance. Aliou Diedhiou, pêcheur très expérimenté, ne disposait que d’une pirogue non motorisée et était tributaire, pour vendre le produit de sa pêche, du passage d’un grossiste, moins fréquent à la saison des pluies, qui de surcroît ne payait que 20 % du prix du marché. Un investissement d’un peu plus de 5 000 euros dans une pirogue motorisée de 10 mètres entièrement équipée a suffi pour démarrer une activité qui s’est ensuite rapidement développée et diversifiée. Sans nouvelle aide, Aliou a élargi son activité de pêche à une seconde pirogue et construit un atelier de couture dans la petite ville côtière de Kafountine. L’entreprise fait désormais vivre une quinzaine de familles, ce qui au Sénégal signifie au bas mot quelque 200 personnes, si l’on sait que plusieurs générations cohabitent généralement sous un même toit. Tous ces petits gestes aident à « fixer » les populations, car les Africains préfèrent de loin rester chez eux et faire vivre leur famille en travaillant sur place plutôt que « venir de leur plein gré vider les poubelles à Paris », comme le chantait Pierre Perret.

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C’est entre autres dans ces actions, aussi petites soient-elles, qu’il faut voir la nuance entre « aider les Africains à se construire un avenir digne chez eux » et « renvoyer les Africains se construire un avenir digne chez eux », qui signifie un désengagement complet à l’égard de problèmes dont nous sommes en grande partie à l’origine. L’Afrique est jeune et prête, dans certains pays, à prendre son destin en main. Elle ne nous demande rien d’extraordinaire ni de déraisonnable : un peu d’aide, mais rien au regard de la dette que nous avons accumulée envers elle en bientôt deux siècles, et surtout la fin de cette ingérence politique sournoise et la liberté de prendre son destin en main.