Avec « Mbëkë mi » d’Abasse Ndione (Gallimard 2008) et « La Pirogue », film de Moussa Touré (2012), Sylvie Kandé nous rappelle avec une élégante rage que les migrants ne prennent pas ces risques insensés, qu’ils connaissent, pour venir profiter de nos allocations familiales et de nos soins médicaux. Quelques extrait du troisième chant de ce rappel indispensable des valeur et motivations qui animent depuis des siècles ces aventuriers, prisonnier de l’espoir :
Un menteur montrait l’océan de sa main fine
en disant la flaque où j’ai mouillé mon pas
Plein aux as tu reviendra
avec des valises mais énormes
et un monceau de cantines
des Ray-Ban pour planquer tes intentions
et à la lèvre le mégot du mépris
On parlera de toi en ville
à te voir construire et doter
épouser baptiser et encore bâtir
Sans compter que de jour comme de nuit
jamais il ne désemplira ton domicile
de requêtes de louanges et d’invitations
On dressait justement une barque dans un endroit convenu
et comme de bien entendu il ne restait qu’une place
La chance prends-la aux cheveux : elle n’a pas ton temps
Alors j’ai pris la mer à la légère
…
Lorsque ma mère a pleuré de ses yeux…
De celle qui en mon nom a fait tant de sacrifices
comment refuser d’exaucer les vœux…
Arrivé je la couvrirai de plus d’or et d’atours
qu’il ne lui en a fallu vendre pour m’envoyer…
Ce qui se passera après ta mort
Si tu veux le savoir pars en voyage
Neuvième jour La mer prenait de mauvais plis
et déployait le nuancier de sa fureur
à la tienne mon pote hurlait le capitaine
familier de ses humeurs extrêmes
la mer à traverser c’est pas la mer à boire
Pêcheur de son état il nous servait de pilote
autrement dit c’est gratis qu’il voyageait
Dame : Qui a le prix du sac de riz
n’a pas toujours la force de le tirer
Mais la mer comment dirais-je ne décolérait pas
Alors on jette par-dessus bord tout ce qui nous onère
les sentiments d’abord c’est ce qui pèse le plus lourd
Plus qu’un harmattan nous affole le spectre de la misère
J’ai vu des coquettes orphelines de leur chair
danser jambe au clair devant un tambour vénal
puis rajuster les ailes de leur mouchoir de tête
et (pour la caméra toujours) lisser leur bazin riche après le bal
J’en ai vu d’autres comme qui dirait écorchées vives
venir sans relâche graver sur le sable leur chagrin
maudissant l’œuvre de la vague et du temps
qui ruminent tout pareil hommes et rives
et éructent leurs fragments
en longs jets de saumâtre salive
À tous les gens de bonne foi embarqués
sur les eaux obscures de l’immémorial chaos
là où les djinns furieusement démêlent
leurs longues chevelures lamées qui flottent dans la bourrasque
mille regrets
mille regrets vraiment
Au huitième jour
la soif nous a trouvés
…
Au dixième jour la mer reste mâle
et les lames scélérates : enlacées trois par trois
elles tossent notre patera qui embarde
…
Mais n’est-ce pas l’insistante sirène
d’un bateau-patrouille qu’on entend à distance…
On aide ceux qui ne sont pas morts
seulement paralysés à franchir la passerelle
Les voilà installés sur le pont où sont des tentes
avec eau médicaments et couvertures
On embarquait encore sur le batrouille
quand je l’entends siffler ma devise : Grand
qu’est-ce que tu paries qu’ils ne me verront pas…
Il se lève esquisse un pas de danse
gesticule mouline l’air de ses bras
sabote et piète comme l’albatros empêché :
une vrai pantomime quoi Qu’est-ce que tu paries
qu’ils ne me verront pas passer…
…
Regardez il est là entre ciel et mer
entre le sel et la goutte
Disparaît puis refait surface avec un signe de la main
Qui a des yeux pour voir
Mais si pas de doute : ce point là-bas
qu’il s’en serve Dites il nous devance
Si ça se trouve le veinard il est déjà arrivé
Pour maintenant il aura atteint la rive
c’est-à-dire si la rive est pour lui
À chacun sa propre chance
mais tous ceux qui ont du nez
lui envient ce qu’on lui a donné
Alassane si je dis héros
c’est que tu as fermé les voyages
Il est donc temps à présent que la parole accoste.