Il y a une sale habitude. Dès que quelqu’un se met à s’exprimer sur des questions sociales, culturelles et politiques, prenant souvent des risques, certains, fonctionnant comme des policiers de l’intelligence, cherchent à tout prix à le bloquer, en usant de pratiques de mégères et de délateurs. Ce qui devrait importer, c’est le débat, l’échange qui peut mettre en rapport des opinions contradictoires. Souvent, se substituent aux voix de l'intelligence, des personnes adoptées par les médias dont la fonction est de porter des jugements et de produire des sermons, sans arguments ni distance, allant à l'encontre de la loi, usant de propos racistes et xénophobes et considérant les populations comme peu dignes de confiance.
Il y a aussi une autre habitude, c’est le recours de certains universitaires à des pratiques policières et de censure ciblant notamment des « communautés » fabriquées de toutes pièces. La fonction de l’universitaire n’est pas du tout la censure, mais le débat, l’ouverture, la connaissance, pas la délation et la surveillance. Il y a aussi une autre habitude, dès que quelqu’un évoque un problème, certains lui sortent l’argument-massue selon lequel il était silencieux au moment des faits, alors qu’eux l’ont été et le sont toujours. Mais au-delà de l’universitaire ou du commun des mortels, je voudrais parler de l’intellectuel dont on n’arrête pas de nous dire qu’il est silencieux. C’est facile, c’est confortable d’asséner des jugements et des vérités toutes faites. Des interventions de qualité prenant de la distance avec leur objet, les faits, les êtres et les choses existent. Le monde intellectuel ne se réduit pas à quelques voix d’extrême droite comme celle d’Eric Zemmour dont la fonction est de défendre l’exclusion et le rejet de l’autre, usant de clichés et stéréotypes, il y a, en France, des intellectuels sérieux qui n’arrivent pas à trouver leur place dans les médias. Ce discours xénophobe, fait de clichés et de stéréotypes altère toute communication. Jacques Derrida a bien donné à lire sa vision de ces « faux » philosophes qui peuplent, ces dernières décennies, les plateaux de télévision et l’espace éditorial.
L’intellectuel n’est pas un moraliste ni un adepte du "racisme de l'intelligence" (Pierre Bourdieu). Il ne se substitue pas au grand nombre. Il réfléchit, il essaie de réfléchir tout en évitant d'être le porte-parole d'une secte ou d'un groupe. Il écoute les bruissements d’une population mécontente et les effluves faits de risque de séisme latent. Il sait que là où il va, les gens simples, je dis bien les gens simples, craignent pour leur pouvoir d’achat, ils ont la conviction qu’ils ne seront jamais écoutés. Ils ne sont pas des illettrés, ils ont été à l’école, les choses ont changé, ils analysent les choses. Des travaux sérieux existent sur la question des rapports de l’école et de la démographie. Ces gens que certains considèrent comme peu mûrs parlent de leur vécu et de plein de décisions prises sans eux, une tragique épine contre leur couffin déjà pas du tout à demi-plein, il y a aussi des travaux sur ce sujet, ils pensent qu’ils ne sont pas écoutés et qu’ils ne le seront pas. Il y eut des travaux un peu partout notamment ceux de Michel Foucault sur les prisons. Et aussi un véritable engagement d’intellectuels « spécifiques ».
Et si on prenait en compte cette nouvelle donnée dans nos analyses, dans la pratique médiatique et politique. Et si on arrêtait, chaque fois, qu’il y a une manifestation, de dire qu’on n’accepterait pas d’être sous la pression de la « rue », alors que la démocratie, c’est justement d’écouter la « rue ». La politique, c’est aussi cela. La politique qui vient du grec « polis » qui veut dire cité devrait-être l’affaire de tous, comme d’ailleurs le mot « idéologie » qui ne devrait plus faire peur, il est une représentation de la vie et du monde. L’intellectuel est un apprenti de « salon » et de la vie, il vit au milieu des gens dont il essaie de cerner le discours et d’écouter leurs bruissements.
Ainsi, on comprend que l’intellectuel n’est ni un soldat, ni un policier, mais une personne qui réfléchit, interroge les choses et les réalités tout en prenant une position critique. Certains n’arrêtent pas de dire que les intellectuels sont silencieux. Il y a des intellectuels qui s’expriment, font des analyses courageuses, ne cherchant nullement à être ni des opposants, ni des assujettis du pouvoir, leur fonction est d’entreprendre une analyse critique de la société et du mode de gouvernement tout en s’engageant à partir de leur logique et de leurs principes directeurs.
Malgré la censure sociale et le conformisme ambiant, des intellectuels parlent haut et fort. Mais que peuvent-ils ? Cette phobie de l’intellectuel n’est pas récente. Les intellectuels, tout en les marginalisant, on veut faire d'eux des soldats de quelque cause. L'universitaire et l'"intellectuel" (notion dont il reste à définir les contours) sont restés prisonniers d'un rapport maladif au pouvoir politique qui se conjugue tantôt à la répulsion, tantôt à l'attraction. Ce qui réduit sa marge de manœuvre. Ce qui pose également la question, toujours d'actualité, de l'autonomie de l'intellectuel qui vit l'assujettissement ou la contestation comme illustration ou opposition au discours officiel et jouant en fin de compte sur le terrain du pouvoir politique qui fournit ainsi les éléments de la discussion, piège les différents locuteurs et oriente leurs discours. L’intellectuel critique devrait avoir pour fonction de déconstruire les pratiques sociales et politiques, en évitant de servir de faire-valoir à quelque engeance que ce soit et de démonter les mécanismes du fonctionnement des pratiques dominantes.
Ce qui n’exclut nullement une prise de position active dans une société où la censure sociale est outrageusement présente dans un univers trop prisonnier de discours singulièrement contraignant sur les questions religieuses et politiques. Frisant un comportement schizophrénique, vivant un certain dédoublement, beaucoup balancent entre une « tradition » aphone et une modernité crainte, mais désirée. Toute mise en question du discours dominant est vécue comme une blessure d’une identité perçue comme statique, figée.
Quelle serait donc la fonction de l’intellectuel dans un contexte marqué par la prééminence du discours néolibéral et de la vulgate religieuse et le recul de la pensée sociale dont l’élément central s’articule autour de la mise en berne dans un certain nombre de pays des conquêtes sociales et du retour aux affaires des dictatures militaires et des forces d’extrême droite en Amérique Latine, en Europe et en Afrique ? L’ex-colonisé reste encore prisonnier du même regard porté sur lui par l’ancien colonisateur, reproduisant souvent les mêmes schémas fabriqués par l’ancien occupant qui continue à produire les catégories conceptuelles et discursives, plaçant encore l’ex-colonisé dans une posture de quémandeur.
Les élites arriveront-elles à se libérer du « nous » nationaliste et xénophobe ou de l’hypertrophie du moi et de mettre un terme aux postures symboliques générées par le regard nationaliste et dépasser le stade colonial en redéfinissant les contours de l’identité perçue comme strate active. Une tradition qui a vraiment la peau dure chez de nombreux intellectuels colonisés, c’est de substituer au regard figé de l’orientaliste, la position statique du nationalisme. Il est peut-être temps de se libérer de cette propension à la victimisation pour construire une posture d’un intellectuel « spécifique » ou « total » qui tentera de déconstruire le regard, l’épistémologie « coloniale » dépassant « le face à face entre le regard occidental et le regard du colonisé ».
Ce qui se passe dans les sociétés anciennement colonisées et le regard porté par les médias « occidentaux » sur les conflits et les réalités de pays appartenant à ces ensembles devrait inciter les chercheurs à redéfinir l’appareillage conceptuel dominant et à revoir certaines catégories lexicales. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contradictions et de strates idéologiques et culturelles plurielles, multiples dans les sociétés européennes. La posture paresseuse, confortable de certains intellectuels, à l’image de nombreux dirigeants, s’exprime à partir de catégories et de positions définitivement arrêtées, reprenant les mêmes lois et les mêmes normes sans aucune investigation critique, s’appropriant des savoirs perçus comme des vérités absolues, posant un regard paradoxalement étrange et étranger.
Le « réveil » du religieux, un peu partout dans le monde, engendre l’émergence d’un discours dogmatique, excluant toute possibilité d’une lecture plurielle du monde, imposant une interprétation et une lecture restrictive, moins informée, peu à l’écoute de l’exégèse et de la connaissance des textes religieux. Cette attitude épouse les contours d’un rejet de tout métissage et hybridité s’inscrivant dans une logique de confrontation des « civilisations » et des cultures, donnant à lire le monde comme un espace pugilistique où s’affrontent en permanence l’ « Occident » et l’Islam.
La même logique est défendue par les intellectuels « néoconservateurs » en Europe et aux Etats Unis qui défendent l’idée de « choc » des civilisations (Samuel Huntington, Bernard Lewis…). Une sorte de paranoïa active parcourt leur discours. Les deux ensembles usent de l’arme de la peur pour tenter de convaincre leurs adeptes qui voient leur nombre prendre de l’ampleur à tel point que dans les deux territoires, ils commencent à prendre le pouvoir. Ainsi, l’historien Bernard Lewis n’affirma-t-il pas que « « L’Europe sera musulmane d’ici à la fin du siècle. ». Le même discours se retrouve pris en charge par les islamistes qui, eux, déclarent à qui veut les entendre que l’ « Occident » a pour objectifs de désislamiser les pays musulmans. En Europe et aux Etats Unis, le discours islamophobe domine de nombreux médias et commence sérieusement à se frayer un chemin rectiligne dans les différentes sociétés. C’est vrai que les médias n’arrêtent pas de donner la possibilité à différents orateurs-« philosophes » de justifier cette paranoïa. Des « philosophes » ou des animateurs de télévision comme Alain Finkielkraut, Bernard Henri Levy, Caroline Fourest ou Eric Zemmour développent ouvertement ces idées de confrontation et de « danger » de l’Islam, en stigmatisant la population des banlieues, les immigrés et les musulmans.
La géographie épouse ainsi les contours d’une identité perçue comme statique, figée et homogène, donnant naissance à de mythes blocs illusoirement homogènes, masse informe et géographiquement glauque. C’est à l’intellectuel de déconstruire ces discours d’exclusion et de donner à lire le monde autrement. Ces mêmes intellectuels de l’exclusion, défendent des idées obscurantistes, antisociales, xénophobes, en « Occident » et dans les pays anciennement colonisés, évacuant toute possibilité de changement et méprisant les voix populaires.
Toute parole ne reproduisant pas les vérités dominantes est vite montrée du doigt comme hérétique. L’espace social s’évertue de sanctionner les contrevenants à une vérité collective, souvent conformiste. C’est ainsi que depuis des siècles, des érudits et des lettrés arabes ou même « occidentaux » ont connu des condamnations diverses, allant de l’assassinat à l’exil en passant par l’emprisonnement : l’inquisition, l’élimination de lettrés durant la Révolution française, Saccho et Vanzetti, la chasse aux sorcières aux Etats Unis, Sohrawardi, Ibn el Mouqafaa, El Hallaj, Ibn Rochd, Faraj Fouda, Hussein Mroué, Mehdi Amel, Jalal El Adm, , Alloula, Djaout et de nombreux autres intellectuels.
Les sociétés nourrissent une certaine méfiance à l’égard de l’intellectuel perçu comme un perturbateur public, mais on n’arrête pas dans les médias et dans la société de s’interroger sur « l’absence » et le « silence » des intellectuels, alors que souvent, leur voix est censurée. Le philosophe marocain Abdellah Laroui a évoqué le mot « crise » sans indiquer concrètement la définition et les origines de cette « crise » qui semble caractériser les territoires sinueux de toutes les intelligentsias. Le regard porté sur les intellectuels critiques est péjoratif,négatif. L’imaginaire arabe traversé par les jeux sournois d’une dualité paradoxale illustrée par le rejet de toute trace « occidentale » et la fascination d’un « Occident », désiré, mais apparemment répulsif, est le produit d’une histoire faite de confrontations mémorielles, d’échecs subis et d’actes manqués.