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Billet de blog 2 octobre 2020

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Quand les juristes font du droit une affaire de prise de pouvoir

Les relations entre le droit et la politique sont ambiguës et ambivalentes. Souvent, les professeurs de droit affirment qu'il ne peut y avoir de rapport du droit avec la politique privilégiant le Texte, la "vérité juridique", excluant les bruissements et les mouvement de la société. C'est finalement, une affaire de pouvoir et de rapports de forces.

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Souvent, des professeurs de droit déclarent que le droit n’a rien à voir avec la politique. De nombreux médecins aussi, ces derniers temps, ont reproduit ces mots considérant que la médecine serait le lieu exclusif permettant de régler la question du COVID 19 et de la santé publique. Les gouvernements vont dans ce sens en donnant exclusivement la parole à ces « experts » le soin de régler des questions aussi complexes que celles de la constitution et du COVID 19, excluant toute possibilité trans et pluridisciplinaire. On essaie, chaque fois, qu’on parle de ces questions, de faire appel aux « scientifiques » qui connaîtraient tout, alors que ces savoirs restent encore marqués par de sérieuses failles méthodologiques.

Ce que disent ces juristes, ils le croient fermement parce que c’est ce qu’ils ont appris à l’université. Tout devrait sortir du droit. La vérité serait le lieu central du droit accordant à la norme une importance exclusive. Mais jamais, puisque ce qui serait fondamental c’est la sanction, la norme n’est interrogée, les causes sont exclues de toute possible discussion. Qu’est-ce qu’une norme ? Qu’est-ce qu’un Texte ? Ces questions sont souvent éludées parce qu’elles risqueraient de remettre en cause les fondements mêmes de l’enseignement du droit et affaiblirait le pouvoir des juristes.

La question de la norme, la normativité et la normalisation est essentielle dans la délimitation des contours du droit et de son (ses) rapport (s) avec la politique. Ainsi, la norme donnerait à lire la vérité comme le produit du droit. Toute norme présuppose la mise en œuvre d’espaces coercitifs. La norme n’est pas neutre, elle est essentiellement marquée par la présence d’un projet, elle est le lieu d’articulation du commun. Foucault insiste sur cette idée selon laquelle le droit s’adresse au commun, non à l’individu et fait du « nous » une instance instituante. C’est ici que se déterminent les jeux du pouvoir d’Etat qui, souvent, notamment dans les espaces autoritaires, détourne le droit dans le sens privatif, confondant Etat et pouvoir, Etat et Président, évacuant la trace écrite ou la détournant, alors que l’Etat, ce n’est pas le pouvoir d’Etat, c’est un ensemble d’appareils et de structures participant de l’organisation de la société. J’ai toujours été séduit par cette distinction que fait Foucault entre Etat/Pouvoir d’Etat et Pouvoir au sens d’un dépassement du pouvoir de l’Etat, Pouvoir perçu comme un espace diffus, disséminé, présent dans tous les rapports humains. Il est partout, dans tous les coins et les recoins de la société. C’est cette complexité qui rend toute analyse extrêmement difficile, donnant à lire la société comme une machine cybernétique où tout s’entremêle et s’imbrique.

La réduction positiviste du droit qui est ancienne va dans le sens d’un intégrisme disciplinaire au moment où il est de plus en plus question de pluri et de transdisciplinarité. Ainsi parle-t-on de pureté disciplinaire et de refus de contamination du droit par la politique. Comme si le droit était un mythe, hors société et en dehors de la volonté humaine. La norme est une création humaine incapable d’appréhender judicieusement les réalités politiques et sociales extrêmement complexes. La norme est sous-tendue par un projet idéologique et politique. Toute normalisation mobilise des instances idéologiques, mettant en œuvre une entreprise coercitive.

Le discours universitaire, je parle de la formation dans les facultés de droit, évacue toute dimension théorique et épistémologique, se satisfaisant de ce qu’il considère la vérité, le Texte. Une supposée neutralité marque le discours des juristes qui estiment qu’ils faillent être insensibles aux réalités sociales et à la complexité du monde, ne se suffisant que des Textes, négligeant toute entreprise philosophique. Jamais, dans les débats, les débats des juristes, j’ai cru entrevoir une discussion qui convoque des espaces philosophiques ou théoriques, comme si les courants de pensée n’avaient aucun effet sur le droit vivant dans une Grotte fermée. Même les recherches dans nos facultés de droit réduisent la thèse à un travail de description et d’une tentative de propositions d’« amélioration ».

Cette volonté de cloisonnement disciplinaire pose des questions au droit dont on oublie la complexité, en tentant de partir d’une vision positiviste, réduisant finalement le droit à des entreprises individuelles de juristes en mal de légitimité. C’est peut-être la mise à mort du Droit dans un espace où les juristes se mettent en scène, dans une opération spectaculaire, voulant encore se réapproprier le politique qu’ils semblent exclure dans leurs sorties incantatoires. Comment est-il possible de construire des murs, ériger une clôture hermétique dans un monde qui ne l’est pas ? Il ne peut y avoir de frontières entre des disciplines qui devraient cohabiter pour essayer de mieux asseoir les lieux de la connaissance.

Ce faux débat sur ce clivage droit/politique/science sociale ne résiste pas à la réalité, le rapport entre les normes, le Texte et les faits est très flasque, peu certain. Le droit est, certes, appelé à arbitrer lors des crises, devenant un référent presqu’exclusif. Mais il ne peut-être en dehors des réalités sociales, ni fermées aux autres disciplines des sciences sociales qui lui permettraient de mieux appréhender les êtres et les choses. Il ne pourrait y avoir de droit sans politique, donc sans société. Cette lutte de territoires pourrait-être résolue en abandonnant cette posture subjective derrière cette quête de rapports de force, étant donné que l’objet droit est marqué par le souffle humain, l’expérience humaine.

Ainsi, il serait peut-être temps qu’ici qu’on accorde davantage d’intérêt à l’interrogation des objets, par exemple la constitution, l’Etat, le Pouvoir, la norme qui sont des inventions humaines, au lieu de rester enfermés, cloisonnés dans des affaires de luttes de territoires. Les sujets constituant la constitution et l’organisation de la société sont essentiellement politiques, hiérarchisation des pouvoirs, lois électorales, sur les médias, manifestations, associations…Le juriste devrait donc apprendre à s’ouvrir à d’autres sphères et à comprendre que la réalité politique dépasse de loin l’espace étatique pour embrasser d’autres sphères, les conduites privées, les associations, la société civile et les individus qui sont peu saisissables, mobiles et complexes. Michel Foucault a raison de nous avertir que le Pouvoir, ce n’est pas l’Etat, il se trouverait dans tous les pores de la société, disséminé un peu partout. Il faudrait saisir le politique, au-delà du pouvoir d’Etat.

J’aime beaucoup l’ouvrage de Michel Foucault, « Surveiller et punir », qui donne à lire le fonctionnement du droit à partir de la sanction, de la pratique punitive et de la « technologie du pouvoir ». Le droit réduit à la norme devient le lieu d’articulation du discours du « pouvoir » qui émet ces Textes, même si le juriste revendique sans fin une illusoire neutralité. Il sait que le droit est systématiquement marqué par les jeux et la volonté du pouvoir. J’apprécie énormément ce propos du juriste français, Michel Troper qui considère que les lois sont faites par quelques-uns pour être imposées aux autres : « La forme juridique est la structure politique par lequel s’exprime le pouvoir ».

Si dans les sociétés autoritaires, le pouvoir d’Etat prétend limiter le droit, dans les démocraties, la raison d’Etat et les pratiques du pouvoir d’Etat sont limitées par le droit. Ainsi, souvent la Raison d’Etat se meut en instance de gouvernementalité, quand la loi vient pour surveiller le sujet et le dépouiller de sa liberté de juger et de produire une opinion. La loi est saisie, dans les autocraties, comme un espace de contrôle et de surveillance, modelant les pratiques politiques et sociales en fonction d’intérêts immédiats, s’inscrivant surtout dans des rapports de domination. C’est pour cette raison qu’il n’est nullement possible d’interroger les pratiques du droit sans un questionnement préalable des réalités concrètes du pouvoir d’Etat et du Pouvoir comme technologie sociale. Foucault va plus loin en proposant d’interroger le droit et les pratiques punitives à partir des technologies du pouvoir, de ses intérêts et de son désir.

La question du droit interpelle aussi les mots et les choses, mais surtout le Sens et la réception. La norme dont il est question est Texte, un ensemble de mots. Les mots sont volages, ne sont pas neutres, ils font sens dans un contexte particulier, dans une chaine faite d’émetteur, de récepteurs et de complexités diverses. Les Mots du Droit ne sont nullement homogènes, transparents. Ils acquièrent leur sens dans l’espace public. L’histoire des différentes manifestations populaires montre la complexité du phénomène juridique.

Il y eut tout une polémique même dans le milieu des juristes, avocats et magistrats, à propos de ces mots qui seraient, selon vous, neutres, mais sont profondément traversés par les pulsations sociales et politiques. La constitution est une affaire politique. Le droit joue souvent faux s’il reste englué dans une posture positiviste, fermée à la société et aux autres disciplines des sciences sociales. Sinon, sera produit un texte étranger aux bruissements de la société. C’est la notion de texte et de norme qu’on devrait apprendre à questionner pour faire du droit l’espace de rencontre de l’humain, une entité complexe. Le droit, comme toute science sociale, est le lieu de l’incomplétude.

Il faut se libérer de cette idée d’un droit suprahumain, pur, éloigné de toute contamination politique ou sociale. Les déclarations des juristes ne sont-elles pas l’expression d’un rapport de force, d’une tentative d’imposer le pouvoir du constitutionnaliste, comme semblent le faire certains médecins, à la faveur de cette crise du COVID-19 ? En temps de crise, la course au pouvoir bat son plein.

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