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Billet de blog 3 octobre 2020

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La démocratie, le mandarin et le marchand

On n'arrête pas de prophétiser "la fin de l'Histoire et des idéologies", période qui verrait le monde définitivement conquis par les pratiques néolibérales. Ce discours est souvent repris par les médias. Ainsi, risquera t-on de voir marginalisée la posture électorale, un citoyen possible, pour laisser place à la posture de chefs réels désignés engendrant la position de sujet.

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La démocratie, le mandarin et le marchand

Ces dernières années, un nouveau discours marque le monde politique et intellectuel qui n’arrête pas de produire des mots et des expressions prophétisant une mort prématurée de l’Histoire et des idéologies. Ces auteurs, en relation étroite avec le monde de la finance, répudiant même les classiques du capitalisme, Smith, Ricardo et Keynes, tentent à travers des constructions idéologiques à donner à lire le monde comme des structures hiérarchisées, où des couches vivraient comme sujets au service des puissances de l’argent. La démocratie est vue sous une ornière néolibérale.

Ainsi, à côté d’un certain nombre d’auteurs américains et britanniques privilégiant le « choc des civilisations » (Huntington, Perle, Lewis, Fukuyama…), émergent en France d’autres « philosophes » qui partagent la même lecture du monde : Bernard-Henri Levy, Eric Zemmour, Onfray, André Glucksmann, Pascal Bruckner, Alain Finkielkrault. Ce discours s’accompagne d’une panacée « théorique » qui met en scène la mise à mort d’une pratique idéologique pour lui en substituer l’idéologie néo-libérale. Truffée de clichés, de stéréotypes et de présupposés idéologiques, cette entreprise discursive part de l’idée de l’existence d’une vérité unique, « politiquement correcte », excluant toute lecture différente du monde, réduit à un centre opposé aux « forces du mal » qui peupleraient la périphérie. Tout discours différent perturberait l’état naturel des choses, l’ordre des choses prisonnier d’une vision figée et essentialiste du monde. Ce cirque lexical est le produit d’une guerre froide et de pratiques idéologiques qui ont disparu avec l’éclatement de l’Union Soviétique et qui, aujourd’hui, au-delà de l’antagonisme traditionnel Est-Ouest, réapparaissent avec de nouvelles dénominations et de nouvelles configurations idéologiques.

Avec l’apparition des technologies de l’information et de la communication et de la fragilisation des frontières et des Etats-nations, ankylosés par leurs propres limites et leurs lourdeurs, le danger de l’uniformisation culturelle est certes réel, mais reste encore traversé par des résistances. Ainsi, l’Europe qui craint d’être broyée par la culture-hamburger se tourne vers le protectionnisme au nom de ce qu’on appelle l’exception culturelle.

Cette nouvelle réalité marquée par l’hyper pouvoir des puissances de l’argent, la disparition de l’homme et sa transformation en sujet global perturbe profondément le système démocratique qui perd ainsi un ses attributs originels, la souveraineté du « peuple ». Ce qui se passe en Europe et aux Etats-Unis donne une piètre idée de la démocratie qui serait, selon un homme politique, le système d’organisation le moins mauvais.  Jamais le monde n’est arrivé à une situation de désespoir et de désespérance aussi grave qu’aujourd’hui, les dernières affaires de la Grèce et du clash financier ont montré tout simplement que l’argent pourrissait tout et que les structures démocratiques étaient remplacées par la banque européenne, le FMI et la commission européenne qui ne sont nullement élus. Roosevelt lui-même mettait en garde contre l’embastillement du jeu démocratique par les hommes d’affaires et l’argent problématique, Georges Pompidou aussi avertissait contre des tendances fascisantes induites par la mise en berne des voix populaires. Aujourd’hui, l’argent a tout pourri, les hommes d’affaires et d’argent tentent aujourd’hui de prendre le pouvoir politique, après l’avoir contrôlé et neutralisé même des formations de gauche « socialiste », se faisant désormais appelées « sociales libérales » (social-libéralisme) défendent le discours du monde de la finance.

La « carriérisation » de la vie politique a facilité les choses aux hommes d’affaires et d’argent qui, désormais, contrôlent tous les appareils idéologiques et tous les pouvoirs à tel point que tous les pouvoirs semblent fusionner en une seule entité. D’ailleurs, l’engagement des médias, contrôlé par le complexe militaro-industriel, défendant le discours de leurs patrons aux dépens de la société et du métier d’informer, va dans ce sens. Aucune possibilité d’intrusion de voix contradictoires réelles, il y a une illusion du pluralisme médiatique. Chomski, Deleuze, Todorov et Bourdieu n’ont cessé de dénoncer cette manière de faire dangereuse.

Puis on fera appel à la peur en recourant à l’épouvantail de l’extrême droite (Le Pen) et aux risques de la violence et de l’anarchie. Dans des sociétés apparemment muettes, la contestation latente marque les attitudes et prépare souvent à des explosions possibles dans un monde traversé par de multiples frustrations sociales et politiques. Ainsi, les espaces politique, financier et médiatique dominants vivent souvent en marge du tout social considéré dans sa simple fonction de consommateur. La rupture du contrat social est consommée, incitant les « sujets » à manifester leur mécontentement et à libérer fortement leurs désirs et à revendiquer la mise en œuvre de nouvelles modalités et un nouveau pacte. 

La communication qui semble altérée pousse les pouvoirs à user de l’appareil répressif. La majorité se voit comme exclue et peu considérée par l’espace institutionnel en place, la poussant à contester les structures partisanes et politiques, privilégiant un mode d’organisation autonome. La place des réseaux sociaux comme outils de communication est primordiale. L’ancien ministre de l’économie grec, Yanis Varoufakis, l’explique dans un entretien : « Je reviendrais à l’histoire du XXe et au traité de Versailles, lorsque les gagnants ont imposé des conditions très dures aux perdants. Ils les ont humiliés. À cette époque, c’était l’Allemagne. La France, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont devenus des créanciers, en exigeant que la dette soit payée coûte que coûte. John Maynard Keynes, encore jeune homme, a écrit l’ouvrage Les conséquences économiques de la paix dans lequel il reproche aux créanciers d’être stupides. Il arguait qu’en exigeant que la dette soit remboursée sous des conditions aussi dures, on rendait impossible la production des revenus qui pourraient permettre à l’Allemagne de rembourser. La seule chose qui pouvait alors en sortir, c’est l’humiliation des perdants et l’émergence de mouvements politiques extrémistes qui vont se retourner contre les créanciers. N’est-ce pas ce qui s’est passé ? Aujourd’hui, l’Allemagne a oublié les leçons de sa propre histoire. »

       La « mort de l’Histoire » et « des idéologies », idée mise en branle pour mieux enterrer toute résistance au discours néo-libéral qui séduit également d’anciennes chapelles de gauche, ,  s’inscrit dans un discours global qui favorise l’émergence de nouvelles pratiques idéologiques marquées par la négation de la socialisation et la mise en branle d’une économie de marché, de plus en plus plébiscitée sans aucune explication ni investigation préalable et de chimères démocratiques à géométrie variable. Le territoire politique, médiatique et intellectuel charrie de nombreux lexèmes incarnant la nécessité des jeux libres du marché présenté comme naturel, allant de soi. Ce sont des conditions particulières qui ont favorisé l’émergence de ce vocabulaire très lié aux conflits idéologiques et politiques qui ont secoué le monde. Dans de nombreux pays sous-développés, cette expression fait son chemin dans tous les milieux politiques et intellectuels et fonctionne comme une formule prête à tous usages. On ressort chaque fois cette bizarre association de mots qui fait appel à l’exclusion de toute intervention du facteur social et humain. Le terme « vérité » prenant une consonance religieuse est convoqué pour exclure toute autre version, il est investi d’un contenu et d’un sens excluant toute pluralité, toute alternative, portant une dimension dogmatique.

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