Il y a un rejet presque unanime, « pouvoir politique », « oppositions » et une partie de la société de toute voix différente, du moins celle qui n’épouse pas les contours du conformisme des uns et des autres. Ainsi, les intellectuels ont toujours connu en Algérie des moments extrêmement durs, avant et après l’indépendance. Mal vus des espaces coloniaux, du mouvement national et des différentes instances sociales et politiques d’après l’indépendance. On les attaque même si on ne connaît ni leur parcours ni leurs travaux. Ce regard intégriste traverse les lieux interstitiels de la société. Généralement, ils sont reconnus une fois morts, les gens aiment les morts, une sorte de culture nécrophile domine dans un univers déserté tragiquement par une absence relative du débat public, cette désertion de l’espace public engendre l’émergence d’un espace investi par des attitudes faites d’ignorance et d’exclusion de toute parole intellectuelle, inaccessible, trop profonde.
Contrairement à une idée reçue, les intellectuels ont fortement participé à la lutte de libération. Lamine Khène et Mohamed Harbi en parlent de manière extraordinaire. La « bleuite » était essentiellement dirigée contre les lettrés de l’ALN-FLN. Puis, par la suite, après l’indépendance, beaucoup, toutes positions confondues, ont connu la prison parce qu’ils exprimaient des opinions différentes. C’est vrai qu’il est plus pertinent de définir préalablement ce qu’on entend par intellectuel. Ce serait un producteur de savoir (s) et d’idées qui réfléchit, déconstruit les faits, les choses et les êtres tout en admettant un fait essentiel, la mise à l’écart de toute vérité unique et de toute évidence. Cela n’exclut nullement son engagement sur le terrain, sans mimer ou reproduire telle ou telle réalité passée ou modèle national ou étranger. Tout devrait être questionné, interrogé, ce que disent Ibn Khaldoun, Bourdieu, Derrida, Tizini ou Sartre, des faits historiques nationaux ou étrangers et bien d’autres faits peuvent nourrir ma réflexion sans qu’elle soit réductible à un modèle. Toute réflexion qui est le produit de savoirs antérieurs et actuels est unique, singulière, parce tout simplement l’Histoire ne se répète jamais. Notre production intellectuelle est le produit d’une série d’accumulations qui ne peut s’accommoder de mimétisme. Un événement est unique, tout moment est le lieu absolu d’un renouvellement, tout est mouvement.
Il est facile de s’attaquer aux intellectuels sans avoir suivi leurs parcours, lu leurs contributions. On en parle souvent après leur mort, on les célèbre partout sur les réseaux sociaux et ailleurs, Kateb Yacine, Alloula, Djaout, Benaicha, Tewfik el Madani, Moufdi Zakaria, Mustapha Kateb, Boudia, Flici, El Kenz, Boukhobza, Mimouni…Dès qu’ils s’expriment dans la presse ou sur les réseaux sociaux, les ignorants professionnels qui n’ont jamais lu leurs textes se mettent à les attaquer sans saisir le sens de ce qu’ils disent. On veut faire d’eux des reproducteurs de lieux communs ou des diseurs de « vérité », des charlatans, des animateurs de cafés du coin.
Comme il y avait des intellectuels, il y en a toujours, et ils sont peu nombreux, et c’est tout à fait normal, comme dans toutes les sociétés, ils interviennent régulièrement, produisant ouvrages, articles, débattant d’idées et proposant des possibilités de solutions à partir du terrain. Ne seraient-ils considérés comme des intellectuels qu’une fois morts ?
Ce sont de vrais intellectuels qui ont produit des savoirs, pris explicitement position sur des questions politiques, sociales et culturelles et marqué leur époque par des contributions culturelles majeures. Ils ont souvent élaboré de sérieuses analyses de la société, apporté des motions prémonitoires, donnant à lire des textes de grande facture littéraire et artistique. Certes, on ne les écoute pas, on ne les médiatise pas.
Le mal est général. En écoutant les femmes et les hommes « politiques », en lisant la presse, les textes des universitaires, je suis choqué par cette absence de questionnement. Beaucoup d’écrivains n’ont été reconnus ici dans le pays qu’après avoir été édités à l’étranger, Paris ou Beyrouth. C’est le cas des écrivains Ouettar, Zaoui, Chouaki, Wassiny Laaredj, Boudjedra, Mimouni, Daoud, Djaout…
Ils étaient/ils sont tellement généreux, ces écrivains, hommes du théâtre et du cinéma, intellectuels nourrissant notre belle terre de lueurs de lumière et de moments amoureux. Ils parlaient/parlent de tout, de la littérature, du cinéma, de la philosophie, la sociologie, l’Histoire ou la politique. Ils évoquaient bellement les grandes productions intellectuelles, ils étaient tous passionnés par la grande littérature, Faulkner, Hikmet, Aragon, Ibn Khaldoun, Dib, Kateb ou Marquez. Ils n’osaient/n’osent pas s’appesantir sur les mauvais instants faits de torture et de prison pour les uns et d’ingratitude et d’injustice commune pour les uns et les autres. Lisez les avant de les juger, de les insulter, mais, bien entendu, comprenez les, saisissez leur discours.
Ecouter Kateb parler de littérature, de théâtre ou de politique est d’une beauté extrême, voir Rachid Mimouni, engoncé dans son siège, évoquer le cinéma est d’une rare beauté, Tahar Djaout s’entretenant de la poésie, est vraiment émouvant, Rachid Boudjedra élevant la voix comme s’il dialoguait avec le ciel est sincèrement extraordinaire ou Lacheraf vous regardant comme quelqu’un qui avait perdu sa tête est une chose singulière, unique. Tous ces personnages assemblés dans cet ouvrage sont extraordinairement généreux et porteurs de véritables projets intellectuels. Il y a des sociologues, des philosophes, des cinéastes, des hommes de théâtre, des écrivains. Tous aiment l’Algérie, proposent des solutions, mais souvent trop peu écoutés par les uns et les autres, trop marqués par les jeux du conformisme ambiant et de la reproduction béate d’ordres et de « vérités » insidieusement instillés dans leur corps.
Les intellectuels, tout en les marginalisant, on veut faire d'eux des soldats de quelque cause perdue d'avance, privilégiant la logorrhée verbale à la réflexion et aux questionnements de la culture de l’ordinaire. Cette méfiance s’inscrit en droite ligne dans la tradition du mouvement national qui déconsidérait souvent l’intellectuel soupçonné d’être un donneur de leçons alors qu’il devait-être un homme d’action et, d’ailleurs, il l’a souvent été. Chaque fois, on glose sur le « silence » supposé des intellectuels sans saisir leur fonction et leur vocation, excluant toute pensée critique. Certains marxistes sont restés otages de la distinction gramscienne entre intellectuel « organique » et intellectuel « traditionnel » sans interroger les conditions d’apparition de cette opposition ni la réalité des forces sociales devant soutenir cette réalité. Ce malentendu à propos de la notion d’intellectuel est au cœur des rapports de pouvoir et de sa relation avec l’Etat.