Je n'arrive pas à parler de Djamal Amrani, le plus grand poète algérien contemporain. Les mots semblent impuissants à dire l’homme. Mes yeux ne réussissent pas à retenir mes larmes. C’est la première fois que cela m’arrive en pleine rédaction d’un texte. Djamal n’est pas n’importe qui, c’est un monument, un véritable monument, le regard toujours droit, la barbiche en bandoulière, porte en lui les stigmates et les blessures des tortures subies à la villa Susini des agents du sinistre Massu, on lui a tout fait, blessures, l’inimaginable. Sa chair témoigne du mal intégral nommé colonialisme.
Il n’y avait rien à attendre, disait-il, de ceux qui étaient venus conquérir par l’épée un territoire dont on avait oublié les véritables habitants. C’est dans une de ses nouvelles, Le dernier crépuscule. Je pense spontanément à Meursault et à Camus. L’Arabe n’existerait pas, l’indigène serait le colon, les autres, oui, les autres, de simples silhouettes, peut-être. Djamal n’en peut plus ne veut pas se raconter et raconter les tortures et les blessures subies. Sa poésie est chair.
Des larmes coulent, il est extrêmement sensible, la période coloniale l’a profondément marquée, lui enfant d’une grande famille de moudjahidine, son père assassiné par les colons, torturé et exécuté par la garde mobile d’Alger, sur ordre du Commissaire central, beau-frère de Ali Boumendjel (1919-1957), torturé et exécuté par les paras du général Massu mais aussi l’amoureux latent de Hassiba Ben Bouali, son égérie, morte en 1957, durant la bataille d’Alger, sa cache détruite à la suite d’une attaque soutenue par deux charges explosives de mines anti-chars, sa poésie est faite des blessures et des traces de cette grande histoire, celle des femmes et des hommes qui ont pris les armes. J’aime beaucoup ces deux titres de deux amis de Djamal, le grand Jean Sénac, Le soleil sous les armes et l’immense Aimé Césaire Les armes miraculeuses, c’est sa poésie faite de lumière et aussi de bribes de violence.
Djamal se donne une image d’un être très joyeux, insouciant, mais son regard perçant, lointain et grave trahit son anxiété, son inquiétude, il n’oublie pas, il fournit à son locuteur une impression d’un homme sans souci, les gestes dramatiques, amples, la voix imposante et retentissante.
Djamal, c’est le récit d’un être-poésie qu’on ne peut détacher de la lutte de libération. Sa chair est révolution, sa poésie est tissée des plus beaux atours de ces moments forts de la révolution. Il associe toujours dans ses poèmes le soleil et la nuit, il a de l’espoir même dans les moments les plus sombres. Les titres de ses recueils, une vingtaine, donnent à lire ce désir de ne pas oublier tout en convoquant les mots volés chez l’occupant pour le foudroyer, le maudire : Soleil de notre nuit; Chants pour le Premier Novembre; Jours couleur de soleil; Entre la dent et la mémoire; Au jour de ton corps; L'Été de ta peau; La Nuit du dedans; Déminer la mémoire… Corps et mémoire sont omniprésents, l’oubli est impossible, la blessure est toujours présente, le corps témoigne de la terrible nuit coloniale, les traces sont là, désormais associées aux lignes profondes de la chair.
Sa poésie dit l’être dans toute sa profondeur. C’est pour cette raison, peut-être, qu’il n’aime pas parler de lui, il n’a que faire de prose tant que la poésie se substitue au corps. Mais on sait que ce jeune né à Sour El Ghozlane en 1935, une famille de militants, son père a fini par comprendre tardivement la vraie réalité de la colonisation après l’expérience de l’horreur appliquée sur ses fils, Djamal avait participé activement à la grève des étudiants de 1956, puis arrêté et atrocement torturé avant d’être expulsé vers Paris. Là il publie en 1960, son premier texte, un témoignage et aussi un plaidoyer pour la libération, Le Témoin, aux éditions de Minuit dirigées par un monsieur extraordinaire, Jérôme Lindon, qui a beaucoup plus fait pour faire connaitre le combat des Algériens et les méfaits du colonialisme que de nombreux autochtones qui se vautraient dans leur indifférence et qui, après l’indépendance, se mettent à bomber le torse.
Djamal aimait beaucoup parler de Lindon qui était le seul éditeur à comparaitre devant la justice à cause de l’Algérie en faisant publier 23 ouvrages dont le quart avait été saisi : L’Algérie en 1957 » de Germaine Tillon ; La question de Henri Alleg ; Le déserteur ; La gangrène ; Provocation à la désobéissance. Le procès du déserteur ; La torture dans la république de Pierre Vidal-Naquet…Jérôme Lindon a risqué la faillite et la prison à cause de sa dénonciation de la torture et de la colonisation. Mais cet éditeur a réussi, en dehors de l’anticolonialisme, réussi à sauver le théâtre de l’absurde et le « nouveau roman » en publiant les textes de Samuel Beckett et d’Alain Robbe-Grillet. Il faut, me dit Djamal, qu’on apprenne à ne pas être ingrats en rendant de forts hommages à ceux qui ont aidé le pays.
Il s’arrête de parler, lui qui bouge beaucoup, dans cette brasserie des facultés pleine à craquer, imprévisible, il donne des tapes aux uns et autres, il faut être là quand se rencontrent Djamal et Issiakhem, un spectacle, ponctué de cris et de chants, Djamal aime El Anka, Mrizek et Aznavour, puis apparaît au moment où on l'attend le moins Mohand Said Ziad, un autre vrai poète, journaliste à Algérie Actualité, hebdomadaire, grand ami de Kateb Yacine, l’un des plus grands écrivains algériens, qui aime parler de son jardin, écrit des contes qui lui ont envoyé directement aux interrogatoires, on avait pensé qu’il parodiait Chadli, suspendu et tout et tout, ce gentil Ziad en rit. Djamal Amrani ne supporte pas les injustices et ce coup porté à l’ami Ziad, le met dans tous ses états, lui élevant la voix, forte et claire.
Ce n’est pas sans raison qu’il a fait de la radio à l’ORTF, animant la première émission consacrée au Maghreb, puis rejoint la radio algérienne avec de grands amis, plus que des amis, il les cite dans toutes les discussions, ses amis journalistes Leila Boutaleb et Abdellah Benyakhlef. Cet ami de Kateb Yacine, Haddad, Issiakhem, Ziad, Bachir Hadj Ali, Benzine, Jean Sénac a dit des poètes avec le comédien Azzedine Medjoubi dans des récitals, il en a animé environ 350, a énormément bourlingué, un peu partout, à Cuba, où il avait comme ami le Che et Pablo Neruda et avait ses entrées chez Castro, et ailleurs, il a créé des journaux comme Echaab et produit de nombreuses émissions essentiellement consacrées à la poésie, Psaumes dans la rafale, Poémérides, Rhizomes magnétiques, Poésie ininterrompue. Il écrivait beaucoup dans la presse algérienne sur des poètes, surtout des pays de l’Est.
Djamal connaissait de grands poètes et écrivains qui lui vouaient beaucoup de respect. Pour André Breton, « Djamel Amrani est immense, il est le plus grand poète de l’Algérie…». Nazim Hikmet, Romain Gary et l’écrivain albanais Ismail Kadaré qui l’avait présenté au journaliste et écrivain Tahar Djaout, assassiné par les terroristes début juin 1993, qui avait découvert par la suite ses textes dont il avait présenté quelques-uns (Le général de l’armée morte ; Avril brisé ; Le tambour de la pluie ; Le palais des rêves) dans la rubrique culturelle d’Algérie Actualité. Il n’a cure des convenances, il est direct, franc, allant droit au but. C’est ce qui indispose certaines personnes qui ont peur d’être les victimes de ses saillies et de ses railleries. Djamal est un grand monsieur, un poète reconnu partout, sauf dans nos universités où peut-être aucune thèse n’a été soutenue sur sa poésie, il n’en parle même pas, pas du tout également du prestigieux prix Pablo Neruda, la plus grande distinction internationale de poésie, qui lui a été décerné en 2004.
Mais Djamal écrit, rit, anime ses émissions, festoie quand il le peut, comme avec le Che, oui il a fait la fête avec Che Guevara, il y a eu aussi des situations cocasses, Mostefa Lacheraf, ancien ministre, homme politique et écrivain en parle très bien en riant, ça lui va très bien et ça le suffit, il n’a pas besoin d’attestation de moudjahid, il a fait son devoir, il n’en parle plus, il écrit, par contre, la révolution, il sait qu’au départ la langue française, il s’en méfiait, puis il en avait fait une véritable arme de guerre, la volant à l’occupant pour l’abattre, dire le mal colonial. Les mots, avait-il appris pour son propre bien, dépassent la géographie et une fois investis de mon désir, ma métaphysique, mes émotions, ils disent le corps. C’est ce qu’il a fait avec les mots français qu’il a armés de son soleil et de ses désirs faisant d’eux des projectiles au service de la révolution. Il en parle ainsi, lui qui prend de l’huile d’olive au goulot tous les soirs, dans un entretien avec un journaliste français en juin 2000 : « Je réfléchis et j’écris en français mais je pense comme un Algérien, selon une ligne idéologique et politique qui est algérienne. Je suis francophone mais pas francophile ». Mais il aurait aimé aussi écrire dans les langues du pays, l’arabe et le tamazight. Il vivrait ce manque, selon le journaliste, Emmanuel Riondé, comme « une infirmité », « une amputation ».
Djamal sautille, parle, rit aux éclats, joue de ses mains, puis raconte une chose, touche son bouc, voix toujours haute, il s’en va