Le paysage culturel est apparemment figé, égaré dans les abîmes du ponctuel et du provisoire et caractérisé par l’ambivalence du discours politique et les ambiguïtés des pratiques sociales. La texture rurale traverse toute la représentation urbaine. L'expression artistique et culturelle est, elle-même, frappée d'anomie, traversée par les jeux d’une dualité engendrant une profonde césure et un extraordinaire fossé entre les élites et les strates de la société profonde.
Nous sommes en présence de deux univers fonctionnant comme des entités relativement autonomes : élites et société profonde. Nous empruntons le terme « rurbanité » ou rurbanisation, un mot-valise, pour expliquer cette réalité tout en l’investissant d’un contenu permettant un profond glissement sémantique. La rurbanisation n’est nullement négative, elle est l’expression de la rencontre de deux entités, l’une rurale et l’autre urbaine. De cette rencontre entre les strates rurales et l’espace urbain naît une sorte d’espace syncrétique paradoxal qui ne serait pas un « tiers-espace », mais une synthèse peut-être peu aboutie faite de négociations, de traits tirés des deux lieux, d’actes de langages singuliers et d’attitudes apparemment dissemblables.
Toute décision est déterminée par ce magma complexe de comportements ambivalents, doubles, duaux. Ce qui provoque l’émergence de paroles ambiguës, donnant à lire une société produisant un discours tantôt marqué par les jeux de la « modernité », tantôt prisonnier de conduites « traditionnelles », archaïques. Nous sommes en présence d’une sorte d’archéologie sociale et de langages ambivalents. Le regard porté sur la société, les arts et la littérature reste parfois imprégné d’une certaine étrangeté. Ainsi, la primauté de l’informel et de l’oral semble tirer son origine de cette réalité. D’où la difficulté, par exemple de mettre en place des partis ou d’imposer le chèque et bien d’autres phénomènes.
En Algérie, l'activité culturelle est un espace en déshérence, un univers étrange, surtout ces dernières décennies. Le regard est atrophié. Dans un pays où l’écrit reste encore peu côté, les rapports aux arts et à la littérature demeurent extrêmement limités. Les conditions d’adoption des formes de représentation européenne expliqueraient peut-être cette désaffection. Déficit en bibliothèques et en salles de lecture, librairies squelettiques, rares salles de cinéma encore en activité délabrées, université trop peu performante, beaucoup d’intellectuels à l’étranger…Tous ces ingrédients donnent à voir un pays encore en quête d'une hypothétique « identité » nationale. Le discours sur l’identité revient cycliquement dans les moments de crise. Souvent, l’identité est perçue comme une entité statique, figée, dénuée de mouvement et éloignée des jeux historiques. Nous avons souvent affaire à une confortable catégorisation binaire susceptible de fabriquer l’ennemi. Les cultures ne sont pas imperméables.
La question culturelle ne semble pas bénéficier de l’intérêt des pouvoirs publics qui ne proposent jamais une conception et une stratégie cohérentes permettant de mettre en œuvre une politique rationnelle à même de transformer cette amère réalité. Les choses se passent comme si on cherchait à éluder indéfiniment le problème. Cette manière de faire provoque de graves conflits et de sérieux malentendus. Crises latentes. Emergence de véritables bombes à retardement. On se souvient des manifestations d'Alger et de Tizi Ouzou en 1980 et des différentes secousses identitaires dans la région de Ghardaïa.
Les enjeux identitaires et culturels sous-tendaient les événements et marquaient les revendications qui dépassaient cette gangue identitaire perçue par les adeptes des différents particularismes et des pouvoirs publics comme statique, unique, immobile. On crie à la récupération alors que tous ceux qui sont plus ou moins familiers de la sociologie culturelle et politique savent que derrière la revendication identitaire se greffent souvent des instances intermédiaires qu'on appelle tout simplement les espaces médiateurs, absents de la scène sociopolitique marquée par de sérieuses déficiences sur le plan des pratiques démocratiques et l’absence de véritables structures intermédiaires de pouvoir.
Durant l’année 1980, les uns exigeaient la prise en charge de la culture amazigh et les autres voulaient une arabisation rapide et accélérée. L'exclusion était le vecteur essentiel du débat. La répression ne fait que différer les problèmes alors que le savoir et la connaissance contribuent à l’examen sérieux de cette question. Les dirigeants algériens pensent régler les problèmes culturels en évitant d’en parler ou en organisant des manifestations ponctuelles. Chaque fois que des artistes et des intellectuels ont osé développer une parole différente, ils sont rappelés à l’ordre. Il serait intéressant de voir la place qu’occupe le savoir et les hommes de science dans l’imaginaire social. Les « intellectuels » sont souvent soupçonnés d’être des empêcheurs de tourner en rond dans un pays où on a redoublé d’efforts pour permettre l’émergence d’ « élites-clones », reproductrices du discours officiel dont la fonction est d’illustrer les décisions du pôle gouvernant. Certes, la parole est apparemment libre, mais inefficace.
On ne s'était pas rendu compte à l'époque que pour désamorcer ce type de bombe qu'on traîne déjà depuis des siècles, il fallait libérer l'expression et valoriser les élites. Les valeurs fondatrices de l'être étaient parfois présentées comme dangereuses, sinon nocives. Tous les textes officiels, du programme de Tripoli à la charte nationale seconde mouture, occultaient délibérément la question et proposaient des définitions extrêmement ambiguës, ce qui avait pour avantage éphémère de taire momentanément ces réalités.
L'absence de repères culturels sérieux ne pouvait que balancer le pays dans la violence et les émeutes. Ce qui advint en 1980, 1983, 1985, 1986 et 1988. Il y eut, certes, vers les premières années de l'indépendance, les prémices d'un débat, timide, il faut le dire, mais les pesanteurs de l'Histoire récente et du confort politique et idéologique marqué souvent par des consensus de façade en avaient décidé autrement. Il fallait préserver l’unité, construire le pays sans se soucier des questions qui risquaient de fâcher et d’exiger des décisions consensuelles. Les nombreux tabous hérités du mouvement national dictaient toujours leurs lois. La déroute du langage et les ambiguïtés du discours empêchaient la manifestation de toute initiative porteuse d'un projet culturel global et clair.
Une lecture attentive de la presse et du discours politique des années soixante fournirait une certaine idée des tergiversations et des hésitations qui ont marqué cette époque et qui continuent, jusqu'à ce jour, à caractériser l'espace national trop sollicité par les silences pervers et les hypothèques paradoxales. Le discours politique et médiatique caractérisé par une extraordinaire ambigüité et des attitudes ambivalentes donnait à voir un univers traversé par des conflits latents, dissimulant mal des situations opaques et un certain désenchantement.
Les débats sur la culture, animés en 1963-1964 par des écrivains, des artistes et des journalistes comme Mohamed Boudia, Mustapha Kateb, Mostefa Lacheraf, Mourad Bourboune, Belhadj et bien d'autres furent tout simplement censurés. L’Alger politique se taisait. La « gauche du FLN », occupant différents espaces idéologiques, se murait dans un silence coupable, contribuant à la mise en œuvre du monopartisme et de la primauté de l’exécutif sur la société, alors que les dés étaient pipés, du fait que le « bureau politique » et ses alliés, suite essentiellement au coup d’Etat contre le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne), dirigeait réellement le pays, donnant néanmoins l’illusion aux « intellectuels » d’être partie prenante du pouvoir.
Toute plongée sérieuse dans la culture dérange et gêne les décideurs potentiels. Le savoir doit vivre dans la clandestinité. En 1964, Révolution Africaine, dirigé à l'époque par Mohamed Harbi, arrête brutalement un débat qui commençait à aller au fond des choses, posant même la question du parti unique et de la nécessaire décolonisation de l’Etat. Algérie-Actualité refait la même chose, avec moins d'élégance et d'intelligence en 1982 en censurant d'excellentes contributions sur les intellectuels et la culture nationale. Le point de départ fut donné par un entretien accordé par le sociologue Abdelkader Djeghloul à un excellent journaliste (de formation sociologique) de l'hebdomadaire, Mohamed Balhi. Epoques différentes, mêmes pratiques. On ne peut comprendre les réalités d’aujourd’hui sans interroger les conditions de la prise de pouvoir par une alliance instable en 1962 dirigée par Ben Bella et le coup d’Etat de juin 1965. Boumediene laissa tous les textes, évita de dissoudre l’assemblée nationale qui, certes, ne se réunissait pas, ni le parti, sauf que le « bureau politique » se transforma en « secrétariat exécutif du FLN ».
Pendant ce temps, trop peu d'universitaires ou de cadres osaient écrire et faire connaître leurs positions. Les uns et les autres se cachaient derrière une sorte de simulacre d'obligation de réserve. Des diplomates, d'anciens ministres, des journalistes se mettent à écrire aujourd'hui, une fois écartés des travées du pouvoir alors qu'ils pouvaient le faire bien avant au moment où des intellectuels étaient exilés, d'autres interdits de plume ou invités par le défunt Boumediene à quitter leur propre pays en cas de désaccord. Certains, même parmi ces nouveaux démocrates, avaient confectionné des listes de journalistes et d'intellectuels à bannir avant 1988 alors qu'ils pouvaient faire la pluie et le mauvais temps. Des journalistes faisaient le gué, se recyclant régulièrement, évacuant l’information, usant de diffamation « légale ».
Mohamed Harbi, Mourad Bourboune, Rachid Boudjedra, Malek Bennabi, Kateb Yacine et bien d'autres écrivains, penseurs et historiens avaient choisi d'écrire et de s'exprimer sans complaisance. Le pouvoir avait ses propres intellectuels dont la fonction était essentiellement d’illustrer le discours officiel. L’Union des Ecrivains Algériens, une fois libérée de la présence de ses fondateurs, allait devenir une structure-clé dans la mise en œuvre du discours dominant, évacuant toute entreprise polyphonique. Aussi, allait-on occuper, avec moins de verve et peut-être également moins d’intelligence, la place restée vacante après le départ à l’étranger, le silence forcé et l’emprisonnement d’autres, à l’instar de Harbi, Bourboune, Mammeri, Sénac et bien d’autres écrivains et artistes. Un point commun : ils défendaient tous le parti et le système unique. L’écrivain Malek Haddad devenait un espace-clé de la culture dominante, occupant un poste important au ministère de la culture, Mostefa Lacheraf s’y plaisait dans son nouveau rôle de conseiller du président, après avoir connu l’exil du temps de Ben Bella. Au même moment, les écrivains Lakhdar Essaihi, Mohamed Abbas, Belkacem Khammar, Omar Bernaoui, Mouloud Achour, Larbi Zebiri et bien d’autres allaient devenir les porte-voix des espaces culturels dominants.
Juste après 1988, tout le monde se met à écrire, d'anciens ambassadeurs et ministres fraîchement installés dans l'opposition, des journalistes du sérail transformés en farouches tirailleurs. Les choses changent de manière extrêmement rapide. Il faut reconnaître que certains universitaires très sérieux et compétents collaborèrent avec des revues étrangères dans des numéros spéciaux consacrés à l'Algérie et rédigèrent des articles de grande facture qui font date. Des universitaires connus, Ali el Kenz, Djillali Liabès, Said Chikhi, Lahouari Addi, Mohamed Harbi, Brahim Brahimi… fournirent des analyses critiques sur l'Algérie, même si parfois le parti-pris militant de certains d’entre eux prenait le dessus sur l’aspect scientifique. En Algérie, il n’était pas question de publier des textes critiques dans des revues universitaires.
Des journaux comme Révolution Africaine, La République, Algérie-Actualité et Echaab (du temps du supplément culturel dirigé par Tahar Ouettar dont l'équipe fut licenciée par le ministre de l'information et de la culture de l'époque au milieu des années soixante-dix, M.Ahmed Taleb El Ibrahimi qui a mis fin également à la belle expérience de La République, quotidien dirigé pendant ce temps par Bachir Rezzoug) et aux tentatives de renouveau entamées par Abdelkader Alloula et Mustapha Kateb dans le domaine du théâtre. Chaque expérience connut en quelque sorte une fin tragique. L'histoire de toutes ces péripéties et de ces événements reste encore à écrire dans un univers marqué par les jeux de la ruralité.
L'élément culturel le plus important reste la ruralisation intensive qui a engendré de sérieux traumatismes sociaux et provoqué une urbanisation sauvage et désordonnée. Les différentes migrations internes et les conditions de conquête du pouvoir ont été à l'origine de l'émergence d'élites de texture rurale vivant de multiples contradictions et charriant des discours extrêmement ambigus. On a affaire à une culture de type syncrétique paradoxale (dans le sens d’une sorte d’unité désintégrée et disséminée) qui s'expliquerait par l'adoption tardive et quelque peu anormale des formes de représentation « occidentale ». Ce qui provoque une sorte de désorganisation schizophrénique de l'esprit. Tantôt, on se réfère à la "modernité", sans en définir les contours, tantôt, on porte les oripeaux d'un conservatisme rural négateur de toute "modernité". Cette dualité discursive donne à voir un univers culturel marqué par les scories et les excroissances d’un discours politique ambigu et d’un jeu jeu répressif dominant, hérités de la colonisation dont les pratiques et les attitudes sont paradoxalement présentes dans la pratique politique.
La rencontre avec la culture européenne fut vécue comme une sorte de nécessité tragique d'autant plus que ce contact fut paradoxalement légitimé par les lettrés moyen- orientaux qui entretenaient une correspondance épistolaire régulière avec les Algériens et qui organisaient des tournées en Algérie. Tout avait commencé par une sorte d' « hypothèque originelle » et une nécessaire appropriation du discours de l'Autre. Le discours va être marqué par les différents jeux de l’Histoire et les multiples négociations au niveau de la société. Il n’est nullement possible d’évoquer la situation culturelle sans interroger le processus à l’origine des différentes formations discursives.
Les Algériens découvraient tragiquement un nouveau type d’altérité fondé sur des rapports dominant-dominé, colonisateur-colonisé. Il y avait le monde légal porté par les forces coloniales et l’espace de légitimité incarné par les colonisés qui ne pouvaient emprunter le chemin des formes européennes sans de graves accrocs. Le discours culturel est le lieu d’articulation des formes de représentation européenne adoptées en pleine tragédie coloniale et des stigmates de la culture autochtone. Bien entendu, le discours est dominé par la culture de l’occupant colonial qui investit toute la texture sociale et politique.
Deux mémoires, deux Histoires s’entrechoquent, s’opposent, mais engendrent paradoxalement une unité disséminée. L’adoption des structures de la colonisation condamnait les formes autochtones à une tragique disparition. Le repli identitaire se métamorphosait en une entreprise de résistance-dialogue. Le facteur religieux fonctionne comme un élément distinctif. Le PPA (parti du peuple algérien), né en 1937, après l’interdiction de l’ENA (Etoile Nord-Africaine) et les Ouléma se référaient inlassablement dans leurs textes à la dimension islamique et culturelle. Jusqu’à présent, dans les conflits opposant l’Algérie à la France, le facteur culturel s’invite sans fin, donnant à voir des sociétés encore marquées par le jeu de la haine et de la rancune, les poussant à reproduire le discours colonial. « Blessure du nom propre » et césure tragique élargissent encore davantage le fossé entre les élites et la société profonde. Le discours colonial est encore foncièrement vivant, il traverse les contrées de l’imaginaire social en Algérie et en France. Ni le colonisé ni le colonisateur ne peuvent sortir indemnes de la tragédie coloniale.
Chez les lettrés de langues française et arabe, l’aliénation est la chose la mieux partagée. Dans les deux cas, une tentative d’aliénation « occidentale » marquait le discours et cherchait à gommer toute possible référence à l’Histoire. Ecrire et parler en arabe ne prémunissait nullement contre l’ « occidentalisation ». Cette manière de faire coloniale est encore présente dans de nombreux discours politiques français et algériens (textes dans les deux langues). Les uns et les autres ont été fortement marqués par les structures culturelles françaises. Fondamentalement et profondément francisées, les élites moyen-orientales, idéologiquement marquées, allaient transmettre ce discours aux lettrés maghrébins de langue arabe qui n’eurent pas le temps d’interroger ce savoir. Il faut ajouter à cela l’adoption consciente des structures européennes, à travers notamment l’enseignement et les recherches historiographiques dites modernes.
Il serait intéressant de questionner les textes littéraires ou sociologiques (et dans les autres disciplines des sciences sociales) produits par les lettrés (en arabe) pour se rendre compte de l’extraordinaire impact du discours culturel français sur ces travaux. Les traces sont très fréquentes, investissant sérieusement le discours idéologique de ces textes. Les relations entre le Moyen-Orient et le Maghreb ou l’Afrique du Nord, souvent à sens unique, ont toujours été fortes, permettant au Machrek de distiller la culture française acquise surtout après l’entreprise de francisation appelée communément « Nahda ».
Il faut savoir que la « Nahda » (« Renaissance ») est un mouvement d’européanisation de la société égyptienne. La campagne de Napoléon (1798-1801) a mis en lumière le sous- développement des pays arabes et a poussé quelques dirigeants politiques comme Mohamed Ali et des lettrés "modernistes" à assimiler toutes les formes de représentation européennes et françaises. C'est vrai qu'il existait quelques intellectuels comme Al Afghani ou Abdou qui tentaient de provoquer une sorte de rencontre entre les deux cultures, insistant exclusivement sur l'apport scientifique et technique de l'Occident. Rifa'a Tahtawi (1801-1873) qui a publié un ouvrage, Takhlis el ibriz fi talkhis bariz (De l’or parfumé au résumé de Paris) a contribué, à l'aide de ses écrits, à orienter le débat et à appeler, fort de l'expérience acquise lors de son séjour à Paris, à mettre en place un système d'enseignement calqué sur les structures françaises.
La question de l'altérité est au centre de tout le débat culturel dans les pays anciennement colonisés. C'est à travers l'Autre qu'on façonne notre manière de faire et de construire les différents espaces de représentation. Nous avons, à travers la colonisation française et les relations entretenues avec le Machrek trop fasciné par le francophonisme et l'imitation servile des formes de représentation françaises et européennes, assimilé les valeurs occidentales. Ainsi, la question de l'emprunt traverse-t-elle tous les débats sur la culture et la société nationale. Abdellah Laroui explique dans son ouvrage, « L'idéologie arabe contemporaine », que « les Arabes pensent toujours leur Histoire et leur vécu en fonction de l'Occident ».
Toute tentative de remise en question de la culture « occidentale » passe par le chemin de l' « Occident » auquel on emprunte les schémas conceptuels. Dans les moments de crise, on ressort le sempiternel discours de l'"invasion étrangère" sans interroger ou avoir les capacités de lire les réalités historiques faites de rencontres et d'emprunts continus. Cette formule, utilisée par tous les pouvoirs en place dans les pays anciennement colonisés, surtout dans des situations de crise, manière de rejeter tout apport scientifique, suggère l'existence d'une culture de musée, une impossibilité de prendre réellement en charge le présent. « Tout se passe, écrit Laroui, comme si l'Orient essayant de se comprendre se faisait archéologue et retrouvait les formes dépassées de la conscience ».
On cherche à rejeter toute allusion aux différents emprunts considérés, en temps de crise, comme négatifs, alors que nous ne produisons absolument rien, nous vivons grâce aux autres. Penser le moi, c'est penser l'Autre, le rendre présent dans toutes nos activités, nos représentations. L' « Occident » parcourt le discours culturel qui prétend rejeter ce qu'on appelle communément la parole de l'Autre. Le rôle du Machrek dans l'adoption des espaces culturels européens est primordial. Les contacts entre l’Emir Khaled et les élites intellectuelles égyptiennes ont permis l’existence de relations continues entre les lettrés des deux régions.
La société algérienne marquée par des pratiques claniques et tribales acceptait mal l'idée de se servir d'instruments provenant du monde colonial. Le pourcentage minime de lettrés empêchait l'introduction d'arts et d'habitudes considérés comme nuisibles par la grande majorité de la population algérienne.
Si l'école française était presque fermée pour les Algériens, parfois rejetée par eux, une élite intellectuelle s'était, par contre constituée et avait cherché à assimiler cette culture étrange et étrangère, et, paradoxalement, contester, pour certains lettrés, le pouvoir colonial en utilisant ses propres armes. Sur le plan politique, de grands bouleversements avaient eu lieu. La contestation allait devenir plus organisée. Des grèves, des mouvements violents affectaient l'Algérie. Des romans, des livres d'Histoire (de type "moderne, les ouvrages de Tewfik el Madani et de Moubarak el Mili) étaient publiés par des Algériens. L'Etoile Nord-Africaine (ENA) voyait le jour en 1926 et articulait sa revendication autour de l’indépendance nationale. Ainsi, les élites "francisées" allaient prendre la tête de tout le mouvement de contestation du régime colonial. C'est en quelque sorte l'histoire de Caliban et de Prospéro dans la pièce de Shakespeare, La Tempête.
Le début du vingtième siècle a constitué un moment essentiel dans l'éveil culturel de l'Algérie. Le colonisé prenait conscience de la nécessité de se nourrir de la culture du colonisateur considéré comme élément fondamental de la "modernité". L'adoption des formes de représentation européennes obéissait à la nécessité de "posséder" une culture utilitaire, nourricière. Jamais, les Algériens n'eurent autant de mal à choisir une culture qui ne leur appartenait pas. L'autochtone avait déjà sa propre culture, souvent bloquée et fossilisée par une présence turque qui rendait toute action nationale impossible et ruinait toutes les possibilités de développement et d'évolution. Ce qui avait amené le penseur Malek Bennabi à employer la notion de "colonisabilité" de l'Algérie. L'Européen venait bouleverser l'état mental et la vie sociale de l'Algérien. Il était contesté, rejeté. Avant la colonisation française, la société algérienne n'était pas aussi parfaite qu'on le décrit souvent. Mostefa Lacheraf l'expliquait ainsi dans un article publié dans El Moudjahid du 16 janvier 1971 : « Cette société paysanne, par la force des choses, l'inertie du conservatisme et le déclin des valeurs culturelles par rapport à l'ère classique de la civilisation arabe, de la spiritualité musulmane et de l'ancienne prospérité du Maghreb, avait tout naturellement sécrété des institutions plus ou moins carencées, des normes de vie, des concepts et idéaux se caractérisant en majeure partie par les traits d'une société féodale et d'une éthique soufie à la limite de l'orthodoxie. Les choix assumés, parfois revendiqués affectèrent tous les courants culturels et politiques. La résistance des premières décennies a disparu pour laisser la place à une adoption ambiguë et problématique de la culture « occidentale ». Le regard éclectique et étranger porté sur le corps du colonisateur correspondait à la montée du nationalisme. La culture était marquée par le nationalisme dont la pensée embryonnaire et passionnée va la marquer dans le secteur par excellence de la marche en avant, de la lutte de plus en plus collective et par conséquent progressiste. » (Mostafa Lacheraf, El moudjahid du 16 janvier 1971)
Une culture embryonnaire marquée par les soubresauts politiques de l'époque et les emprunts de traits évidents d'une autre société, industrialisée et "moderne", soutenue par "un effort de survie biologique" commençait à voir le jour durant les années dix-vingt, au fur et à mesure que s'épuisait et devenait caduc le patrimoine culturel jalousement préservé mais contenant sa propre sclérose.
La nécessité d'adopter certains phénomènes européens répondait au désir de survivre et d'assimiler la culture technicienne et industrielle considérée comme le paramètre fondamental du progrès. L'école, en principe obligatoire depuis 1883, a permis, même si elle était très sélective, la formation d'une élite algérienne qui a élaboré ses premiers textes et travaux juste après la première guerre mondiale.
La connaissance de l'évolution de cette culture peut informer le lecteur sur les différents conflits qui secouent aujourd'hui l’Algérie, et au-delà de l'Algérie, une grande partie des sociétés anciennement colonisées. C'est à une expérience de type syncrétique paradoxale, essentiellement née de l’hypothèque originelle de l’adoption des formes européennes sans interrogation (avions-nous les moyens et le pouvoir de le faire durant la période coloniale ?) et à une découverte imposée de l’altérité européenne que nous avons affaire. La question de l’altérité est importante dans un contexte où les intellectuels et les politiques européens, soulignant l’hypertrophie du moi, péjorant les autres cultures, considérées comme mineures et barbares, développent souvent un discours marqué par une bipolarité chrétienne. Le centre, c’est l’« Occident » (Europe et Etats Unis) alors que les autres sphères géographiques et culturelles représentent la périphérie. C’est une césure tragique. Une conscience malheureuse et un discours ambivalent, double, juxtaposant deux univers et deux cultures antithétiques caractérisent le vécu. Tout retour aux sources est lui aussi dramatique, c’est-à-dire reniant un présent, certes alambiqué, mais à vivre, contrairement à un passé déjà révolu. Tout retour au passé est impossible. L’Histoire coloniale traverse toutes les attitudes. La France et l’Algérie sont condamnées à vivre avec ce trauma tragique, à l’origine de très profondes blessures.
Toute relation est consciemment ou inconsciemment marquée par les structures latentes de la colonisation. Le regard est lui-même conditionné par les différents jeux mémoriels, l’oubli est impossible. Quand il s’agit des rapports avec l’ancien colonisateur, toute parole est suspectée de faire référence au discours colonial. Le signe est prisonnier de l’Histoire, du regard porté antérieurement sur l’autre, des traumatismes anciens et des postures mémorielles. Le discours du colonisé et du colonisateur, quelles que soient leurs formations politiques et idéologiques, certes, à des degrés et niveaux divers, reproduit consciemment et inconsciemment positions, clichés et stéréotypes puisés dans le passé.
La question du temps ne cesse d’engendrer des situations inextricables. Le temps est souvent élastique, réduit au passé et au futur, accordant au mythe une extraordinaire place, excluant le présent, d’ailleurs souvent lieu de désillusion et de désenchantement. La rupture avec le présent, un temps en crise, favorise les différents espaces du passé paradoxalement dépouillé de sa valeur historique, donc citoyenne et investi d’oripeaux mythiques, alors que le présent est le temps cardinal, primordial. Le passé et le futur ne sont que des virtualités.
Le futur antérieur enveloppe tous les sermons officiels et marque profondément le discours social. Les contorsions temporelles traversent le vécu d’une société et révèlent les convulsions d’un mode de gouvernement, prisonnier des jeux du mythe et de l’indéfini, ayant en guise de projet stratégique une suite de courts termes. Le présent est un temps souverain, celui à partir duquel sont mises en scène les différentes constructions politiques et sociales. Le passé et le futur fonctionnent comme des constructions, des entités dont l’existence dépend du présent. Le présent est le centre de la quête historique et de la détermination du futur. Souvent, dans des situations de crise, le passé et le futur mettent au jour un certain désenchantement et un déficit de légitimité. Ces deux temps convoqués pour combler un vide et une absence sont des simulacres, des univers illusoires. Ils sont perçus comme des durées indéfinies, des blocs temporels informes. Le devenir est une négation de l’Histoire, parce qu’illusoire, ce qui compterait, selon Gilles Deleuze, c’est le milieu ou le présent investi par l’Histoire peut-être : « Ce qui compte dans un chemin, c’est toujours le milieu, pas le début ni la fin. On est toujours au milieu du chemin, au milieu de quelque chose : dans le devenir, il n’y a pas d’histoire ». Délestée de la dimension historique et de ses conditions de production, toute entité temporelle est illusoire.
La convocation du passé et du mythe caractérise le fonctionnement des structures informelles, prenant souvent le dessus sur les instances formelles. On continue encore à faire l'éloge du fonctionnement groupal dans certaines régions du pays, de structures qui organiseraient, à la manière traditionnelle, la vie de certains villages, rejetant ainsi l'idée même d'Etat "moderne", avec l’aval et l’assentiment des dirigeants de l’Etat. Ce substitut à la puissance étatique se permettrait même de sanctionner "les éventuels contrevenants" et à interdire "tout lien de mariage dans le territoire où ce code est applicable". L'Etat comme espace "moderne" risquerait de s’éroder sous la pression de ce type d’événements et du non-respect des structures étatiques.
Tout retour en arrière est désormais impossible. Il est trop peu probable de faire revivre des structures désormais marginales. Cet éloge suranné d’une authenticité biaisée est incompatible avec la réalité de l’Algérie et du monde. D'ailleurs, cette situation arrangerait certaines parties qui ont intérêt à ce que le fonctionnement des structures étatiques soit opaque et correspondrait aux déterminations claniques, tribales et ethniques régissant la société profonde. Les dirigeants politiques organisent souvent des rencontres avec les « notabilités » des villes qu’ils visitent, ces « personnalités » ont une véritable influence. Certes, des pratiques duales, associant des formes « modernes » et d’autres « traditionnelles » subsistent et constituent le lieu central du discours officiel et social. Ces pratiques obéissent à une sorte d’entre-deux et à une ambivalence peu sérieuse aujourd’hui, surtout avec l’instruction et l’école qui ont permis de faire émerger d’autres élites « modernistes », peu séduites par les jeux de la « tradition ».
Il n'est pas rare d'entendre des gens de toutes catégories sociales, des journalistes ou des universitaires s'inquiéter de la non-application de certains textes alors qu'une simple lecture de type sociologique aurait permis de savoir que dans les sociétés comme l'Algérie, l'écrit n'est pas important. Le conservatisme traverse sérieusement de larges pans de la société algérienne encore prisonnière d’attitudes « traditionnelles » et de modes de pensée irrationnelle. La question qui devrait être posée : comment refonder profondément l'Etat et recouvrer ainsi la citoyenneté ?
L'Etat, tel qu'il a été légué en 1962 par le pouvoir colonial qui l'avait édifié à son profit contre la société algérienne a été pris en charge sans être interrogé ou adapté aux nécessités et aux besoins de l'Algérie. Les dépassements des organes publics sont tout à fait « normaux », allant dans le sens d’un système cooptatif. Le mode de nomination des responsables obéit souvent à des considérations népotiques, clientélistes et claniques. La personne désignée à un poste de responsabilité doit prêter allégeance à celui qui a contribué à le placer sur un piédestal.
La modernisation par le haut, la ruralisation rampante et le blocage de la société par la brutale et violente colonisation française ont détruit certains paramètres culturels, instauré des complexes inhibiteurs et favorisé la disparition de ressorts immunitaires. La rumeur et l'impersonnel (il, ils, eux, on) investissent le discours social et engendrent des situations paranoïaques travaillées par la distance et l’éloignement. Ces formes syntaxiques ont été facilement intériorisées par les locuteurs, fonctionnant comme des formes et des structures inconscientes. Il y a deux formations discursives opposées, antagoniques représentées par deux pronoms personnels suggérant l’idée de distance et de la présence de deux postures inconciliables, incompatibles : « ils » et « nous ».
Souvent, les gens du « peuple » identifient les gouvernants en usant du pronom personnel, « ils » et eux, pronom personnel non prédicatif de la troisième personne du pluriel. Le « nous » collectif, inclusif occupe ici une position d’opposition, incarnant un groupe qui serait éloigné de ce qu’on désigne par la troisième personne du pluriel. L’usage de ces pronoms qui n’est pas récent, n’exclut pas une rencontre consensuelle.
La « ruralisation » (au sens khaldounien) forcenée de la société ou due à l’encerclement des villes par les campagnes et la question de l'altérité marquent toutes les interrogations sociologiques et altèrent toute sérieuse communication. Les signes extérieurs ne trompent pas. Les ordures un peu partout dans la rue, le discours autoritariste, l'absence de savoir-vivre, le manque d'hygiène, la carence en matière artistique caractérisent les gros villages que sont devenues les villes investies par la guerre des clans juste après l'indépendance. Cette ruralisation intensive rend plus ou moins impossible, à court terme, tout changement positif et ruine peut-être à moyen terme l'avenir du pays. Le ruralisme est réfractaire aux discours « modernistes », il s’illustre surtout par des attitudes conservatrices teintées de religiosité.
Juste après l'indépendance, la ville constituant le centre et le lieu primordial de tous les pouvoirs allait être le théâtre d'une incroyable violence à tel point que les habitants sortirent dans la rue de la capitale en scandant un slogan aujourd'hui légendaire" sept ans barakat". Les dégâts provoqués sont incommensurables. Déjà, Ibn Khaldoun avait insisté sur ce problème dans sa Mouqaddima. L'exode rural avait donné lieu à des situations cocasses et incroyables qui faisaient penser que la ville s'était transformée en un assemblage de villages. Il serait utile de lire les conclusions de travaux sur le complexe sidérurgique (ex-SNS) d'El Hadjar effectués par les sociologues Ali el Kenz et Djillali Liabès ainsi que l'ouvrage consacré à l'exode rural de Abdellatif Benachenhou ou les travaux de Hocine Benissad et de Mohamed Lakhdar Benhassine.
A Annaba, lors d'un de mes reportages en 1982, j’avais été frappé dans les bidonvilles qui ceinturaient El Hadjar par l'association quelque peu paradoxale du téléviseur et de la chekoua (outre fabriquée à base de peau de chèvre ou de brebis pour l’égouttage, l’affinage et la production du petit lait). Deux mondes se rencontrent, s'interpellent et s'entrecroisent. Toutes ces choses sont considérées et vécues comme tout à fait normales et naturelles alors qu'elles charrient de multiples contradictions et de profondes oppositions.
Une lecture attentive du discours politique depuis le mouvement national jusqu'à ce jour permet de constater ces multiples allers-retours entre une "modernité" tactique et un conservatisme rural marqué par l'absence de perspectives claires et d'un projet globalisant fondé sur des analyses sociologiques et des études prospectives. Parfois, on passe de l'un à l'autre pour des raisons tactiques en fonction de "priorités" illusoires.
Dans cet espace schizophrénique, le discours intellectuel ou culturel est assimilé à une sorte d'hérésie et à une intervention absurde dans une société anomique. La résistance au savoir et à la connaissance n'est pas uniquement due à l'intolérance des pouvoirs publics mais investit également les différents espaces sociaux. C'est ce que nous disait, il y a une vingtaine d’années, l'écrivain marocain, Abdellatif Laabi qui estimait que chaque Nord-Africain était un tyran en puissance. Il faut pour s'en convaincre faire le tour de certains lieux culturels par excellence que constituent les cafés ou les polémiques des "politiques", universitaires, sportifs ou hommes de culture qui considèrent qu'ils sont les seuls détenteurs de la vérité, de l'unique vérité. La question de la vérité est primordiale. Souvent, la parole de n’importe quel quidam est vécue comme l’unique vérité, alors que la vérité reste relative, à tel point qu’on s’interroge sur la frontière qui séparerait le vrai du faux. Qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce qui distinguerait le vrai du faux qui sont des notions relatives, essentiellement définies par les conditions d’énonciation. La « vérité absolue » ne peut s’encombrer de la pluralité. Le faux se mue subitement en vrai dans des conditions de production particulières. Le discours est foncièrement déterminé par les conditions sociales de sa production.
Le texte, espace fondamental de tout débat et de toute communication intellectuelle cède le pas à la parole. La ruralité traverse toute la représentation culturelle. La littérature, le théâtre et le cinéma, par exemple, transportent souvent le lecteur dans une opposition factice ville-campagne où la ville est décrite comme l'espace de la débauche et de l'hypocrisie et la campagne présentée vêtue des oripeaux de la pureté et de l'innocence. Cette négativité de l'espace urbain dissimule mal les craintes de la "modernité" et inaugure le protocole d'une lecture idéologique qui fournit une charge positive au discours féodal.
Une lecture attentive de romans d'avant et d'après l'indépendance (génération dite de 1952 par exemple) et certains films réalisés après 1962 donnent à voir cette propension vers une célébration exagérée d'un monde rural idéalisé à l'extrême. Ce discours conservateur et peu novateur parcourt également les films réalisés ces derniers temps en kabyle (La montagne de Baya (1997) de Azzedine Meddour, Machaho (1994) de Belkacem Hadjadj et La colline oubliée (1994) de Abderrahmane Bouguermouh) et qui, dans un élan d'enthousiasme peut être sincère, font apparaître la culture populaire comme un espace d'ouverture alors qu'elle porte souvent en elle les prémices d'une société "bloquée" et de mentalités parfois arriérées.
La culture « populaire » n’est pas forcément révolutionnaire, elle est, dans de nombreux cas, réfractaire au progrès. Les termes « populaire », « peuple » sont souvent non définis, investis d’une charge favorable. Le flou définitoire caractérisant certains territoires lexicaux, trop employés dans les échanges linguistiques, renforce encore davantage l’ambigüité du discours social et politique.
Ce retour au monde rural n'est pas gratuit, il reflète l'échec d'une expérience sociale et économique. Ce thème se retrouve indistinctement dans les textes d'expression arabe ou française. La ville est souvent très peu décrite comme un espace libre, positif. Merzaq Bagtache s'inscrit dans cette optique d'une cité urbaine, certes, tentaculaire, mais néanmoins ouverte et généreuse ; il se démarque ainsi de ce regard suicidaire porté sur une ville comme Constantine dans Ezilzel (Le séisme) de Tahar Ouettar ou du Fils du pauvre de Feraoun qui reproduit les clichés et les stéréotypes d’une campagne généreuse et pure opposée à une ville sauvage et inhumaine. Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Aboulaid Doudou, Tahar Ouettar, Abdelhamid Benhaddouga et bien d'autres écrivains, dramaturges et cinéastes mettent ainsi en situation cette illusoire opposition entre la ville et la campagne. Certains hommes de théâtre comme Mahieddine Bachetarzi et Mohamed Touri présentaient, eux, des campagnards naïfs plongés dans une ville intolérante peuplée de gens qui veulent profiter de la crédulité de ces paysans.
L'expression artistique est, elle-même, conditionnée par le discours social et politique. C'est dans ce contexte qu'évolue la représentation culturelle algérienne trop marquée par les multiples carences caractérisant la société algérienne et l'absence d'un sérieux travail d'exploration épistémologique et ontologique.
Le multipartisme n’est nullement l’expression de la présence d’une parole plurielle, mais un simulacre et un masque. Le « multipartisme » peut être l’antithèse d’une entreprise polyphonique. Les structures partisanes n’ont aucun pouvoir réel, fonctionnant comme de simples appareils où sont absents des débats de fond, elles ne peuvent postuler à la prise de pouvoir. Toute autre action est considérée comme suspecte.
Les intellectuels, tout en les marginalisant, on veut faire d'eux des soldats de quelque cause perdue d'avance, privilégiant la logorrhée verbale à la réflexion et aux questionnements de la culture de l’ordinaire. Cette méfiance s’inscrit en droite ligne dans la tradition du mouvement national qui déconsidère souvent l’intellectuel soupçonné d’être un donneur de leçons alors qu’il devrait-être un homme d’action. Chaque fois, on glose sur le « silence » supposé des intellectuels sans saisir leur fonction et leur vocation, excluant toute pensée critique. Ce n’est pas pour rien que des penseurs comme Frantz Fanon ont connu de sérieux problèmes à Tunis. Certains marxistes sont restés otages de la distinction gramscienne entre intellectuel « organique » et intellectuel « traditionnel » sans interroger les conditions d’apparition de cette opposition ni la réalité des forces sociales devant soutenir cette réalité. Ce malentendu à propos de la notion d’intellectuel est au cœur des rapports de pouvoir et de sa relation avec l’Etat.
La propension au « complot », aux accusations de « trahison » et au goût du secret qui est peut-être issue des pratiques du mouvement national s’expliquerait peut-être par le déficit d’autonomie sur le plan de l’activité quotidienne et des jeux de l’Histoire. La parole historique est prisonnière des différents règlements de comptes et des nombreuses distorsions qui ont jalonné l’évolution du mouvement national trop prisonnier des pièges de la clandestinité. Longtemps lieu de conquêtes et d’invasions, l’Algérie était devenue une terre où la méfiance allait constituer un élément nodal de sa formation. La suspicion investissait/ investit les pratiques sociales et le discours politique.