Tout le monde est de la partie quand il s’agit de parler de langues, chacun se prenant pour l’espace tutélaire de cet instrument quelque peu malmené. Insultes, invectives, incantations identitaires, fausses dévotions caractérisent le terrain. Dans des situations de crises, le repli identitaire et les plongées essentialistes investissent les territoires sociaux dépouillés de toute dimension historique, l’instance linguistique se mue en repère exclusif d’une culture indéfinie, imprécise et statique. La violence est soutenue par la sacralisation de ces deux paramètres considérés comme immuables, symbolisant l’entièreté de l’être perçu comme une masse informe. Le discours univoque, unilatéral reprend des configurations idéologiques sacralisant des pratiques soutenues par une violence extatique et une parole exclusive incarnant la vérité, une vérité unique.
Les locuteurs qui ont l’illusion de détenir la vérité, excluant toute parole discordante, convoquent le plus souvent passé, symboles, mythes et rituels, appelés à se muer en arguments-massue où le sacré drapé de violence caractérise les discussions. Ce conflit, d’apparence linguistique, est l’expression d’identités tragiques et d’attitudes violentes latentes pouvant déboucher sur de funestes comportements.[1]
La langue arabe confondue avec le texte coranique perd son dynamisme, le tamazight marqué du sceau d’une quête identitaire renvoie à une sorte de pugilat idéologique, se conjuguant, chez certaines forces politiques, à des hypothèses d’une langue amazighe unique et d’un ensemble géostratégique unissant les populations « berbérophones »[2]. L’exclusion caractérise le langage et les attitudes. Les langues de la culture de l’ordinaire sont tantôt méprisées par une partie des élites, essentiellement de langue arabe, tantôt mythifiées par d’autres lettrés. Les territoires épistémologiques et ontologiques sont rarement explorés par des universitaires qui, dans la grande majorité, se satisfont de jugements de valeurs et de sermons[3]. De grands pans de la société sont sensibles à l’idée de complot contre la langue arabe et l’unité nationale présentées comme des entités statiques, figées, en danger. Par contre, en Kabylie et dans d’autres régions usant des langues amazighes, on considère la réappropriation des langues populaires (ou en usage dans la société) comme naturelle.
Dans les sociétés en crise, la tendance à fabriquer l’ennemi et à voir les complots partout, constitue un élément déterminant du discours social qui institue la peur de l’Autre et rejette les « cultures étrangères » suspectées de chercher à prendre la place de la culture arabe en perpétuel danger, ou à marginaliser les langues « dialectales » et tamazight alors que les Arabes du Machrek, considérés comme des modèles, ont adopté avec une extraordinaire frénésie les formes de représentation européenne. La langue est forcément l’expression des conflits idéologiques, lieu et enjeu de différentes luttes marquant le paysage social.
Chaque fois qu’il est question de l’école et de la langue, les passions se déchainent, des journalistes, des politiques et des universitaires faussent tout débat en le réduisant exclusivement à une joute idéologique où il est question de la France, du français, de l’anglais, du nationalisme, du passé, de l’Islam, de l’identité, excluant tous les autres enjeux. Tout y passe, les locuteurs assènent des vérités sans la présentation d’arguments sérieux. Le « complexe du colonisé », les effluves schizophréniques et les tendances paranoïaques traversent de nombreuses interventions qui, malgré leur logorrhée anti-française, prennent comme modèles les systèmes idéologiques français[4]. De nombreux défenseurs des langues populaires et tamazight comme les adeptes d’une langue unique, l’arabe « classique » reprenant le système jacobin français, développent des attitudes d’exclusion et de repli identitaire percevant la culture comme un terreau immuable, dénué de toute évolution et d’espaces contradictoires et pluriels. Ce discours archéologique et archaïque détermine certaines conduites de quelques formations sociales et politiques et légitime la violence considérée comme vecteur fondateur de l’identité.
QUÊTE IDENTITAIRE, ENJEUX IDEOLOGIQUES ET FLOU DEFINITOIRE
Toute tentative d’interroger certaines notions (langue, dialecte, langue mère, langue maternelle, langue scolaire, vernaculaire, véhiculaire…) mène paradoxalement à des situations ambigües et à des réalités où il est peu opératoire de délimiter les frontières et de saisir convenablement ce qu’on entend par cette posture flasque et variable, l’identité. La question de la frontière est délicate, révélant les risques idéologiques et politiques d’une opération de singularisation de faits et de traces identitaires. Dans un monde fait de métissages et de marques hybrides, la frontière devient flasque, difficilement identifiable.
Le débat est une simple illusion, un simulacre. Dans un contexte traversé par les rumeurs identitaires, les aléas historiques, les atavismes cultuels et rituels, les incidences schizophréniques dues aux différentes invasions coloniales, les locuteurs nourris de diverses instances, mais prisonniers de discours relevant du mythe et d’attitudes passéistes, produisent une instabilité discursive et se mettent en quête d’identités illusoires, la langue et l’école constituant les deux éléments-clé de toute discussion. Tout débat sur l’appareil scolaire est piégé par d’incessants rituels identitaires et perverti par une tendance maladive à favoriser une sorte de pugilat linguistique. L’aspect linguistique semble appeler à la rescousse pour légitimer le discours social. C’est ce qu’explique Ernest Gellner : « La maintenance de l’espace culturo-linguistique est, de nos jours, devenu la fonction majeure de l’éducation »[5].
UNE DEMARCHE ESSENTIALISTE
Souvent portés par la reproduction des discours dominants sur les langues et n’osant aucune interprétation personnelle, prisonniers de schémas préétablis dont ils sont parfois incapables d’interroger les contours, de nombreux universitaires se caractérisent par une extraordinaire passivité. Ignorant, par moments, les espaces épistémologiques et les lieux ontologiques de l’outil linguistique réduit à une quête essentialiste, la grande partie des linguistes ne semble nullement au fait des éléments « théoriques » caractérisant le fonctionnement des langues et leur ancrage dans la société. Ils ne peuvent aller au-delà d’un questionnement superficiel qui évacue les dimensions sociologique, anthropologique et historique, s’inscrivant dans une perspective essentialiste. Cette lecture d’apparence techniciste ne peut rendre compte sérieusement de la dynamique des langues saisies comme lieux et enjeux de luttes idéologiques, sociales et politiques.
Les gouvernants, confortés par l’absence de vrais débats sur les langues et les cultures nationales, privilégient, eux aussi, la vision essentialiste incapable de mettre au jour les vrais enjeux, reportant continuellement le traitement sérieux de ces questions, engendrant fatalement heurts et conflits. L’université dont le fonctionnement semble peu concerné par les pulsations sociales et culturelles est travaillée par un outrageant conformisme. Certes, quelques rares linguistes arrivent à s’imposer dans cet univers, osant aller au-delà des jeux descriptifs, proposant une lecture autonome. Une approche descriptive du marché linguistique et ses relations historiques pourrait permettre de mieux cerner un outil qui ne peut être saisi sans le mettre en rapport avec différents paramètres et disciplines (anthropologie, Histoire, psychologie, sociologie, sémiologie…). La langue a toujours été un lieu et un enjeu de luttes politiques et idéologiques. L’interrogation des usages linguistiques dans la représentation artistique donne à voir les parcours et la place des langues dans les instances symboliques et met en scène les rapports de pouvoirs et les différents enjeux politiques et idéologiques.
JEUX, ENJEUX ET SYSTEMES DE REPRESENTATION
La question des langues et de leur place réelle dans la société est souvent occultée pour ne retenir que ces deux néologismes qui dominent ces dernières décennies le terrain culturel et politique : arabisation et amazighité. La discussion s’articule autour d’oppositions fabriquées, de visions binaires nées de constructions idéologiques : langue arabe « classique »[6], « littéraire » et langues « populaires »[7] « nationales », « parlées », maternelles »[8]… Le discours semble ignorer les conditions sociales du langage, privilégiant la dimension sémantique, réduisant la relation linguistique à une interaction mécanique entre l’énoncé et les faits référentiels, suggérant la passivité de l’outil linguistique considéré comme un ensemble de normes et de catégories d’un univers préalablement fixé, figé favorisant une approche catégoriale inscrivant le monde dans les jeux de langues naturelles, évacuant ainsi la dimension sociale. Jurgen Habermas insiste sur les rapports qu’entretiennent langue et société à partir de l’idée d’entente qui caractérise la communication entre les hommes : il y aurait « un lien interne entre la compréhension linguistique et l'entente à propos de quelque chose qui existe dans le monde »[9] . Humboldt soulignait déjà l’existence de liens étroits entre les instances sociales et culturelles. Pour lui, « les modèles d'interprétation culturelle qui nous sont transmis par la langue maternelle et les pratiques sociales dans lesquelles ces modèles sont mis au service de la communication et de la cohésion sociale. »[10].
La langue est un outil de compréhension et d’entente sociale mettant en relation les membres de la communauté. De nombreux universitaires, chercheurs, journalistes et hommes politiques répudient l’idée de relativisme linguistique et de l’élaboration d’expériences et de structures pragmatiques du discours saisi dans sa dynamique et ses rapports avec les différentes configurations sociales et historiques.
La dimension sociologique est carrément exclue de certaines analyses, évacuant les conditions d’émergence du langage, considérant la langue comme une création naturelle. Linguistes, historiens, sociologues, psychologues et tous les chercheurs pouvant animer un débat sérieux et apporter une information crédible sont marginalisés, souvent installés dans une place inconfortable pour ne pas être tombés dans une sorte de tragique transe favorisant les préjugés idéologiques et politiques, évacuant un véritable questionnement des usages linguistiques et des dimensions anthropologiques et historiques. L’absence de débat provoque de vifs conflits. La censure est la chose la mieux partagée dans ce domaine. Le domaine des langues n’est pas un territoire réservé uniquement aux linguistes, mais intéresse également les différentes forces sociales et politiques.
La polémique est fondamentalement d’ordre idéologique. Poser le « débat » dans ces conditions avec une certaine violence et en usant d’ultimatums, c’est provoquer quelque part des césures et des ruptures préjudiciables à l’équilibre de la société. La revendication « amazigh » comme celle relative à l’ « arabisation » sous-tendent souvent des projets idéologiques qui ne sont nullement opposés, mais se rencontrent en fin de compte, du moins dans le sens de l’exclusion, convoquant différentes traces historiques et mémorielles, privilégiant les postures conflictuelles. La mémoire investit tous les discours sur les langues, permettant aux uns et aux autres de fabriquer une identité particulière, statique, comme si le monde était sans mouvement, ignorant tragiquement toutes les attitudes transculturelles et répudiant les postures historiques[11].
Ce repli identitaire est marqué par un discours passéiste, convoquant les stigmates d’une culture populaire dépouillée de toute actualité, d’historicité et de mouvement. C’est vrai également que des forces intermédiaires latentes s’imposent dans la société et constituent en quelque sorte une zone-tampon empêchant toute confrontation sérieuse. Les territoires linguistiques sont d’une extrême sensibilité dans une société longtemps colonisée, ayant vécu des moments de repli[12] et de déni de sa propre culture et de ses propres langues.
En poussant le bouchon un peu loin et en se faisant les porte-voix d’univers idéologiques précis, les deux parties en présence, se neutralisent et se discréditent. Ces discours de célébration d’entités linguistiques et culturelles mythiques sont le produit d’une Histoire traversée par les scories de successives invasions coloniales contribuant à une certaine dénégation du fait culturel national. La colonisation française, comme la présence turque vont contribuer à la marginalisation des espaces culturels autochtones.
La tentative de « dépersonnalisation » de l’être algérien marque la présence coloniale française qui a cherché à imposer ses propres structures et à effacer toute trace des cultures autochtones. Le colonisé est installé dans une posture de « sauvage » et de « barbare »[13]. Ce regard dévalorisant et péjorant est toujours présent dans le discours littéraire et artistique européen. Les langues autochtones sont exclues du système scolaire. Dans le discours colonial, on tentait d’effacer toute présence culturelle arabe et amazigh. La lecture des ouvrages des algérianistes et d’Albert Camus permet de comprendre cette réalité traversée par d’interminables polémiques.
POLEMIQUES, PRATIQUES JACOBINES ET TERRITOIRES LEGISLATIFS
La polémique est certes idéologique, parfois sous-tendue par des intérêts immédiats. Aussi, n’avons-nous pas entendu dans le passé un écrivain de langue arabe, en l’occurrence Tahar Ouettar, faire publiquement l’éloge des « francophones » vers les années 1970-80 et s’attaquer outrageusement aux « arabisants », les traitant de tous les noms ; il change de fusil d’épaule dans les années 1990 et se met à pourfendre ceux qu’il adulait auparavant. Des journalistes de la presse de langue française faisaient de cet auteur le plus grand écrivain algérien ; il eut fallu quelques déclarations déplaisantes pour qu’il se retrouve traité d’écrivaillon par ces mêmes plumes. Quand un autre écrivain Rachid Boudjedra avait décidé d’écrire en arabe, il avait, on s’en souvient, dérangé de nombreuses personnes des deux camps, c’est-à-dire ceux qui s’acharnaient à arabiser ici et maintenant et ceux qui rejetaient férocement l’ « arabisation ». Même un journal pourtant écrit en langue arabe, El Khabar, ne sort pas indemne des attaques des chantres de cette arabisation « précipitée ». Il est même considéré comme un quotidien « francophone bis », ce qui favorise la dimension idéologique. Quand le président Abdelaziz Bouteflika s’était exprimé en langue française lors de manifestations officielles, les réactions ne s’étaient pas faites attendre et les deux camps, surtout les partis politiques, s’étaient mis à jaser, les uns soutenant le Président, d’autres le fustigeant. Les contorsions historiques et les déboires mémoriels investissent le discours sur les langues.
Cette manière de voir et ces grandes bastonnades se comprennent uniquement à l’orée de la lecture historique. C’est à travers l’histoire de la marginalisation de l’arabe et de tamazight par la colonisation, les défaites successives des Numides, l’ « hypothèque originelle » du début du vingtième siècle, qui provoqua une profonde césure dans la société, les hésitations du mouvement national et les politiques ambiguës des différents gouvernements de l’après- indépendance qu’on peut analyser cette situation. Les différents textes de l’étoile nord-africaine (ENA), du PPA-MTLD et du FLN insistent sur la « nécessaire réappropriation de la langue arabe ». La plateforme de la Soummam (20 août 1956) énonce clairement le caractère national de la langue arabe : « La langue arabe, langue nationale de l’immense majorité, a été systématiquement étouffée. Son enseignement supérieur a disparu dès la conquête par la dispersion des maîtres et des élèves, la fermeture des universités, la destruction des bibliothèques, le vol des donations pieuses ».
Les choix faits durant la période coloniale s’expliqueraient par des facteurs liés à la nécessité de propositions politiques consensuelles et de l’indispensable union de toutes les forces nationales autochtones. La question linguistique n’était pas prioritaire. Elle fonctionnait comme un espace de repli identitaire en réaction à la politique coloniale française qui marginalisait les langues nationales et imposait l’usage de la langue française perçue comme un instrument d’exclusion et de minoration des éléments culturels indigènes. Pierre Bourdieu et Claude Passeron expliquent très bien cette situation : « la langue véhicule les schémas intellectuels et les systèmes qui dépendent dans une grande mesure de la formation scolaire, des méthodes pédagogiques et sont fonction de conditions sociales déterminées ».[14]
Tous les textes officiels (constitutions, chartes, résolutions du comité central du FLN…) considèrent que la langue arabe est la langue nationale et officielle. Dans son préambule, la constitution de 1963 considère que : « L’Algérie se doit d’affirmer que la langue arabe est la langue nationale et officielle et qu’elle tient sa force spirituelle essentielle de l’Islam ; toutefois, la République garantit à chacun le respect de ses opinions, de ses croyances et le libre exercice des cultes ». [15]
Si dans la constitution de 1963, il est stipulé que « la langue arabe est la langue officielle de l’Etat » (article 5), celle de 1976 ajoute un élément important, prélude au démarrage officiel de la politique d’ « arabisation » : « l’Etat œuvre à généraliser l’usage de la langue nationale au plan officiel » en instaurant une intensive politique d’arabisation[16]. Le texte de 1996 apporte un changement important en considérant le tamazight comme une langue nationale : « le tamazight est également langue nationale. L’Etat œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national » (article 3 bis, adopté en 2002). L’arabe est considérée par tous les textes législatifs et règlementaires comme la langue officielle[17], mais pas désormais la seule qui a un caractère national. Le tamazight, dans toutes ses variantes, a, après des luttes et des manifestations de refus, réussi à gagner ce statut qui ne semble pas suffisant pour un certain nombre de militants et d’organisations amazighes qui prennent souvent comme modèles les exemples canadiens (français, anglais), suisse (allemand, français, italien et romanche), belge et finlandais (finnois et suédois).
L’Etat-Nation, centralisé et jacobin, est essentiellement fondé sur l’idée d’unicité linguistique et culturelle. Ce qui provoque de sérieux malentendus.[18] Il faudrait mettre en exergue les relations entretenues par des dirigeants politiques et des champions de cette « arabisation- prête à porter » avec une tendance politique qui sévissait au Machrek, le baathisme, version irakienne dont les représentants se trouvaient essentiellement à l’Union des Ecrivains Algériens (UEA) et dans certains secteurs comme l’enseignement supérieur, la justice et l’éducation[19].
Certains arabistes défendent une conception archéologique de la langue, excluant tout métissage. Le Baath est paradoxalement issu, comme l’a bien montré son initiateur, Michel Aflaq[20], des acquis de la culture française et de l’Etat National.
L’arabisme est avant tout un discours produit grâce aux apports européens. Une sérieuse lecture de l’histoire des relations du Machrek avec l’Occident apporterait de nombreuses informations. Le francophonisme[21] (au sens idéologique) est pris en charge par les arabistes qui, extrêmement séduits par ce discours, vont adopter la culture européenne sans prendre le soin de l’interroger. Le discours des arabistes est traversé par de profondes traces de la culture française. Le regard sur la langue est emprunté au discours d’Antoine de Rivarol (1753-1801) qui estimait que la langue française était supérieure aux autres, la considérant comme un « outil universel », par sa clarté, son vocabulaire et sa syntaxe, célébrant son « génie » dans une homélie essentialiste, rejetant toute idée de métissage ou d’hybridité[22].
TRACES MEMORIELLES, METISSAGES ET CONTACTS
La lecture des textes littéraires algériens (et arabes) écrits en langue arabe fait ressortir la forte présence des traces de la littérature française, investissant les lieux de l’imaginaire et les jeux de la narration et du discours idéologique. Les écrivains de langue arabe des pays du Maghreb ont adopté la forme romanesque et poétique actuelle à la suite de contacts avec les élites moyen-orientales qui ont puisé dans le fonds littéraire français et européen. Il serait intéressant d’interroger les traces intertextuelles dans la production romanesque de Tahar Ouettar ou Abdelhamid Benhadouga pour apprécier la prégnance des marques littéraires françaises et européennes. Il serait utile et instructif de lire les textes de Rifa’a Tahtawi (1801-1873, Takhlis el ibriz fi talkhis bariz), de Ali Moubarak (1824-1893), de Mohamed Abdou (1849-1905)
Le nationalisme étroit tente d’exclure toute entreprise métisse, tout enrichissement ou échange culturel, célébrant un puritanisme outrancier. Le travail entrepris par le linguiste Claude Hagège[23] va dans ce sens. Les langues et les cultures s’entrecroisent, s’entremêlent et participent d’une entreprise transculturelle associant les résidus de plusieurs cultures, mais cela n’empêche nullement la domination d’une langue ou d’une culture, à un moment donné de l’Histoire.
La question ne se pose pas en termes de supériorité de la langue arabe ou de la langue française. Toute langue qui est lieu et enjeu de luttes a ses zombies, ses mythes et ses thuriféraires. Le français comme les autres langues ont leurs intégristes. En France par exemple, ce n’est que vers le début des années soixante que Jules Vallès[24] ne fût reconnu comme un écrivain important et finalement introduit dans les manuels scolaires. Le système scolaire et littéraire a ses contraintes idéologiques et symboliques. Les conditions sociopolitiques déterminent les choix littéraires et institutionnels.[25]
De nombreux dirigeants algériens pensent encore qu’on peut changer les choses, à force de décrets et de lois. La société est beaucoup plus complexe. La même remarque est valable pour certains défenseurs du tamazight (plusieurs variantes linguistiques) en Algérie, au Maroc et en Libye qui ne cessent de plaider pour une renaissance et une reconnaissance des langues régionales et des dialectes[26]. Les uns et les autres citent l’exemple de l’hébreu en Israël qui utilise pour ses grands travaux l’anglais. En Egypte, la médecine et d’autres disciplines scientifiques sont enseignées en anglais. Le tamazight et l’arabe sont aujourd’hui constitutionnalisées comme langues nationales et officielles. C’est un choix fondamental. En « arabisant » massivement et rapidement le droit, les sciences sociales et humaines à l’université, le niveau de la recherche a dramatiquement baissé, faute d’une documentation sérieuse (trop peu de travaux sont traduits dans les pays arabes) et de la non maîtrise des langues européennes. Le savoir scientifique a, aujourd’hui, pour gîte l’Occident[27].
La langue ne peut pas vivre en autarcie, c’est-à-dire en dehors du tout social. Les jérémiades, les lamentations, le retour aux sources ne sont que des réalités factices d’un présent marqué par le sous-développement et la mal-vie. La langue arabe fut longtemps sujette à de multiples manipulations et à de sérieuses luttes idéologiques. Les grandes joutes entre Ahl el Koufa et Ahl et Basra, les travaux de jorjani ou de Sibaweih et cet incessant combat en Egypte depuis la « Nahda » pour promouvoir un outil linguistique libéré des scories du conservatisme aberrant et arrogant montrent que la question linguistique est foncièrement marquée par les enjeux idéologiques. Le grand penseur algérien Malek Bennabi avait évoqué cette question dans son ouvrage, Vocation de l’Islam (Le Seuil, 1954). Il parlait ainsi de l’usage fait à la langue arabe par les élites conservatrices : « Il en résulte que la langue arabe divinisée, ne peut plus évoluer, et l’adoration de ses adeptes rend intangible une syntaxe irrévocablement réduite à une quinzaine de formes, au point qu’il est devenu sacrilège de constituer une forme nouvelle au moyen de préfixes appropriés-ce qui serait imparfaitement possible dans l’esprit même de cette langue ».
La langue arabe est sujette à un usage outrancier excluant toute éventuelle réforme ou évolution. Cette manière de faire commence malgré tout à perdre du terrain avec l’apparition de journaux qui utilisent une langue moins emphatique, constitués essentiellement de journalistes bilingues et de cadres compétents maîtrisant les deux langues. Contrairement au discours courant, de nombreux Algériens sont à l’aise dans les deux idiomes. Lors du duel Mostefa Lacheraf- Abdellah Chériet[28], représentants de deux tendances du pouvoir, on eut le sentiment d’assister à un combat périphérique. La lecture des textes de cette période (1977) laissaient entrevoir de futures luttes d’intérêts et de grandes joutes entre les deux groupes. L’ancien ministre de l’éducation, Mostefa Lacheraf réagit ainsi à l’intervention du philosophe Abdellah Cheriet contestant ses orientations : « En avril 1977, ayant été nommé ministre de l’Éducation nationale dans le dernier gouvernement de Boumediene, et cela malgré mes refus répétés, je me vis aussitôt en butte aux attaques et sabotages du clan des conservateurs activistes qui, dans la chasse gardée de l’enseignement à ses différents degrés, avaient réalisé depuis 1962 l’union sacrée entre les débris déphasés de certains vieux oulémas et la nouvelle vague d’arabisants frénétiques et médiocres dominés par le baâth ».
Les choses ne changent pas. Les polémiques sur la place des langues dans la société dominent les débats, installant deux conceptions de la langue essentiellement travaillées par une logique essentialiste. Les affrontements culturels, charriant des logiques tribales ou ethniques, aboutissent forcément à des confrontations idéologiques mettant face à face les représentants attitrés de deux sous-cultures et de deux visions du monde. Ce qui advint juste après les événements d’octobre 1988 (de grandes manifestations populaires ont secoué le régime) où les conflits devinrent publics. La question linguistique est considérée comme l’espace fondamental cimentant l’expérience identitaire réduite à la convocation de mythes et de traditions.
ABENCE D’UN DEBAT SERIEUX
Jusqu’à présent, aucun débat sérieux prenant en considération les pesanteurs sociologiques et les pratiques quotidiennes n’eut réellement lieu. Parti-pris manifestes, jugements de valeur, sermons, anathèmes, déclarations incantatoires constituent les éléments centraux des différentes formations discursives, ignorant les réalités complexes de l’univers culturel algérien marqué par l’hétéro-culture et la diversité linguistique. Les harangues idéologiques soutenues par un discours scientiste dissimulent mal des positions idéologiques et des attitudes politiques. La situation linguistique est hétérogène. Les quatre idiomes (tamazight dans toutes ses variantes, l’arabe « classique », l’arabe « populaire » et le français) en présence dans le champ socioculturel s’affrontent, se heurtent en vue d’investir le pouvoir symbolique. La violence latente fonctionne comme un marqueur sociologique soutenu par des pesanteurs historiques. Le discours linguistique ne peut, à lui seul, expliquer le monde. Il est le lieu d’articulation de plusieurs manifestations, de nombreux codes et langages.
Les grandes manifestations de 1980 (grèves des étudiants « arabisants » suivies quelque temps après par le mouvement de revendication des « cultures populaires » dominé par les étudiants à dominante kabyle des universités d’Alger et de Tizi Ouzou) mirent sérieusement en relief la complexité de la question linguistique traversée par les querelles politiques qui agitaient les cercles du pouvoir. Les langues et les cultures « populaires » sont souvent dévalorisées, péjorées, seule la langue d’Etat, l’idiome officiel, langue de l’enseignement et de l’administration, est drapée de prestige.
La péjoration des langues natives s’expliquerait par les choix politique et idéologique des dirigeants politiques algériens qui reprennent les attributs de l’Etat-Nation[29] et du système jacobin français. La réponse à cette réalité était parfois illustrée par un discours extrémiste qui rejetait la langue et la culture arabes. Deux extrémismes se querellaient et se distribuaient des anathèmes comme éléments représentatifs d’un débat biaisé. La question identitaire semble mal posée, investie des jeux peu opératoires de l’archaïsme et du statu quo conservateur. L’identité est tragiquement embastillée dans un carcan moral et affectif éludant sa dimension nomade et ses éléments médiateurs faits de transformations et de métissages continus, provoquant de graves tensions.
CONFLITS LINGUISTIQUES ET ENJEUX
1980 marquait un important tournant dans la manifestation de la question linguistique. Tout revenait sur le tapis : le conflit de 1949 sur la pratique démocratique et la pluralité culturelle au PPA (Parti du Peuple Algérien) et les différentes chartes (Soummam, Tripoli, Alger et les deux versions de la Charte nationale) caractérisées par de dramatiques ambiguïtés et de profondes contradictions. Les rédacteurs de ces textes évitaient soigneusement de poser le problème ou d’en déterminer certains paramètres. En mettant en forme des manifestes s’illustrant par une relative ambivalence, on préparait les explosions futures. On s’amusait pendant ce temps à conjuguer la question au futur antérieur. Les conflits linguistiques investissaient le champ politique et déterminaient les choix stratégiques.
L’absence d’une politique linguistique transparente provoque de grands conflits et de profondes tensions mettant face à face, pour reprendre un sociolinguiste, deux pôles, « celui d’une singularité déconnectée et celui d’une unité peu respectueuse des différences »[30]. On assista au début des années 1980 à un violent antagonisme entre les deux camps : celui représenté par les champions du particularisme et les adeptes du rejet des cultures populaires et celui incarné par les chantres de l’adoption d’une langue unique, supranationale, l’arabe « littéraire ». Le maître-mot de ces deux tendances était l’exclusion. Mostefa Lacheraf mettait dos à dos les deux tendances dans un article publié dans Algérie-Actualité (14 mai 1981, N° 813) et fustigeait les uns et les autres. La presse prenait position pour l’une ou l’autre tendance qui travaillaient le trottoir politique.
L’écrivain Mouloud Mammeri[31] fut sérieusement attaqué par le rédacteur en chef d’El Moudjahid de l’époque, Kamel Belkacem dans un article intitulé, Les donneurs de leçons »[32] reprochant à l’écrivain ses positions politiques et ses interventions sur les langues et la culture « berbères ». Mammeri qui avait proposé des règles et des normes de transcription (Tajjerumt ntmazight, Paris, Maspero, 1976) développe une position paradoxale par rapport à la langue maternelle. A une question posée par un journaliste André Payette sur le bilinguisme (arabe -français) et la langue maternelle, il répond ainsi : « Malgré une perte des entrailles supplémentaires, si vous voulez ça n’est pas un obstacle majeur, je crois qu’on peut dire (…) même dans cette langue qui n’est pas la nôtre- ma langue à moi personnellement est le berbère mais enfin ça ne fait rien-je crois qu’on peut dire même dans une langue qui ne soit pas notre langue maternelle en quelque sorte, à peu près tout ce qu’on peut dire et dans les accents, de la manière dont on voudrait le dire ». [33]
La tradition du lynchage médiatique est toujours malheureusement présente. Les intégrismes linguistiques font fonction de fonds de commerce porteurs et altèrent la communication. La violence verbale et l’enfermement ethnique peuvent engendrer de trop profondes fissures dans la société qu’il serait impossible de régler.
PARCOURS SOCIOLINGUISTIQUES
Les problèmes linguistiques sont partie prenante du débat politique et idéologique, fonctionnant comme des révélateurs de tensions et de conflits latents portés par de lourdes charges historiques. La langue qui n’est nullement réductible à une entreprise exclusivement technique[34] est le lieu où s’affrontent des clans politiques, des options idéologiques et où se règlent des comptes dans une société anémiée et où se manifestent de sordides calculs politiques. L’idéal démocratique s’obscurcit dès qu’on commence à « jouer » avec les éléments identitaires traversés par un flou définitoire. Les identités sont en constante construction. Réduite à sa substance linguistique, l’identité se mue en un ensemble de traces mémorielles figées, évacuant le mouvant et la mutation et convoquant les vieux mythes de l’anthropologie et de l’ethnologie colonialiste. Certains discours sur les langues font abstraction des mouvements migratoires, de la crise de l’Etat national et de la circulation des médias, phénomènes mettant en pièces l’idée de singularité qui investit le propos dominant dans une société en crise.
Le dire prend une position transversale, les « promoteurs » réels ou supposés de telle ou telle manifestation utilisent tel ou tel discours exprimant une revendication opaque, marquée par la politique. Le « langage vrai » déserte les travées et se cantonne dans les coulisses où se construisent et se déconstruisent les décisions. Les positions politiques investissent le terrain et orientent les débats et les polémiques caractérisant le territoire linguistique traversé par les rumeurs et les bruits d’une société caractérisée par une manifeste absence de débat et d’intégrismes dévastateurs. Le choix d’une langue nationale est le produit d’un rapport de forces politiques, une représentation caractérisée par une volonté de construire un discours reflétant la position de son émetteur.
Le lynchage médiatique et les déclarations haineuses s’expliqueraient par la propension à vouloir imposer une conception particulière de la réalité linguistique correspondant à une vision du monde précise. Du jour au lendemain, celui qu’on adulait se transforme en « traître » par des voix qui inscrivent l’outil linguistique comme prétexte à des joutes politiques et à de violentes rencontres. Au coin de la « revendication » des « rédempteurs » d’un genre nouveau qui se gargarisent de discours enflammés, l’exclusion de l’Autre, de toute différence. Le discours nationaliste et particulariste, évacuant toute entreprise nationalitaire, singularise tout propos sur la langue élevé en un espace unique de reconnaissance identitaire. L’altérité est vécue comme une entreprise aliénante, dépouillée de toute trace étrangère et drapée du sceau de l’étrangeté et de l’étrangéité.
L’Algérie se trouve en présence d’une situation de bilinguisme avec diglossie. Des définitions s’imposent pour comprendre la complexité de la question linguistique marquée par différentes postures historiques. Le bilinguisme suppose la présence d’un locuteur ou d’une communauté maîtrisant deux systèmes linguistiques tandis que la diglossie se définit par l’utilisation de deux idiomes de manière alternative et complémentaire dans des conditions culturelles différentes.
Quatre langues (arabe « littéraire », arabe « populaire », le français et le tamazight (avec ses variantes) se partagent le marché linguistique. Nous empruntons au sociolinguiste Ahmed Boukous sa répartition des attributs aux langues en présence. Cette classification s’inspire largement de l’étude du linguiste marocain Ahmed Boukous (Bilinguisme, diglossie et domination symbolique, in Du bilinguisme, Denoël, 1985) qui expose, de façon très pertinente, la situation linguistique au Maroc qui est sensiblement proche de celle de l’Algérie. Ces attributs s’appliquent donc bien aux langues en présence en Algérie.
1-Tamazight n’est pas encore standardisé mais il est doué d’autonomie, d’histoire et de vitalité.
2- L’arabe « populaire » n’est pas non plus standardisé. Il n’est pas également autonome car il entretient des rapports d’hétéronomie avec l’arabe littéraire : il y est cependant vital.
3-L’arabe « littéraire » est évidemment standardisé, il est autonome et historique, mais ne fonctionnant pas comme langue maternelle.
4- Le français est une langue étrangère imposée par le colonialisme, standardisé, historique, mais non vital.
- Tamazight et langues « populaires »
Elles appartiennent à des catégories linguistiques et culturelles bien précises. Orales, apprises dans le milieu familial, souvent considérées par certaines catégories de pouvoirs comme « basses » par rapport au français et à l’arabe « littéraire », elles servent de moyen d’expression aux contes, aux légendes, à des poèmes et désormais, à d’autres formes artistiques « modernes » comme le cinéma et le théâtre. Qui ne connaît pas les Qsaid de M ‘hand u M’hand, de Abderrahmane el Mejdoub, de Ben Khlouf, de Ben M’saieb ou de Mostefa Ben Brahim et bien d’autres bardes de ce Maghreb pluriel ? Ces deux idiomes sont les plus utilisés dans la vie sociale et constituent les outils les plus employés en situation de communication. Ces deux idiomes investissent les télévisions privées, la chanson, Internet, les espaces publicitaires et la littérature. Tout le monde, ou du moins la majeure partie de la population, s’exprime en tamazight (différentes variantes) et en arabe « populaire »[35].
La mise en relief de ces langues favoriserait, selon certains groupes attachés au mythe de l’Etat-nation, un sentiment d’insécurité linguistique, mettant en danger l’idée d’homogénéité linguistique identifiée à l’unité de l’Etat et de la nation. Ce type d’attitudes oppose les deux versants linguistiques constituant la formation bilingue. Compte tenu de l’aspect subjectif des droits linguistiques, il s’avère que toute position est fondamentalement politique. La loi, à elle seule, ne peut résoudre les problèmes linguistiques qui obéissent à des schémas singuliers marqués par d’incessants rapports de forces[36]. Les événements de 1980 ont permis la reconnaissance de la langue tamazight aboutissant à son institution comme langue nationale (Loi n° 02-03 du 27 Moharram 1423 correspondant au 10 avril 2002 portant révision constitutionnelle. (Constitutionnalisation de Tamazight en tant que langue nationale).
Les hommes de théâtre[37] et le cinéma emploient ces deux idiomes. Ces dernières années, romans, films et pièces de théâtre sont écrits en kabyle[38]. Nous pouvons citer notamment le cas des films de Azzedine Meddour (La Montagne de Baya), de Belkacem Hadjadj (Machaho) et de Abderrahmane Bouguermouh (La colline oubliée). Il existe même un festival de théâtre « berbère » et des rencontres de cinéma à Tizi Ouzou, à Batna et à Béjaia. Ces textes transportent le lecteur et le spectateur dans un univers rural comme si la question identitaire était exclusivement prisonnière du passé et du village, reproduisant un discours foncièrement ethnique. Le tamazight dans ses variantes chaoui et kabyle[39] occupe de plus en plus l’espace audiovisuel : des chaines de télévision privées (BRTV par exemple) et publiques voient le jour. Elles sont utilisées dans la vie quotidienne. Frappées d’interdit ou péjorées à un certain moment, ces deux langues qui commencent à s’imposer sont encore en dehors d’un certain nombre de pratiques sociales et objet d’un certain ostracisme.
Les manifestations de 1980, une véritable onde de choc, allaient permettre de soulever sérieusement la question des langues et mettre en avant l’idée de la légitimité ontologique et historique de Tamazight, poussant les gouvernants algériens à faire des concessions en acceptant dans un premier temps de rétablir la chaire de Tamazight supprimée en 1973, en insistant sur l’importance du patrimoine populaire et en créant le Haut Conseil de l’Amazighité tout en permettant l’enseignement de cette langue. Le tamazight se voyait tolérer à la télévision alors qu’il existait longtemps une radio en kabyle (chaine II). Le gouvernement institua un secrétariat aux arts et aux cultures populaires découvrant subitement les arts et le patrimoine national. Aujourd’hui, plusieurs travaux de linguistes montrent la possibilité de transcrire ces langues. Dans le passé, les textes du tamazight étaient écrits en caractères arabes ou latins. Un problème se pose tout de même : Tamazight comprend des phonèmes (lettres ?) qu’on ne trouve pas dans les systèmes phonétiques et phonologiques arabe et latin.
Certains linguistes semblent privilégier le tifinagh comme moyen de transcription. Le tifinagh est une langue très ancienne qui s’est maintenue dans quelques îlots montagneux au Maghreb. D’ailleurs, le problème linguistique se pose encore avec acuité dans les pays du Maghreb. La Libye et le Maroc[40] vivent une désormais une situation moins difficile. La contestation est publique alors que la revendication qui était souterraine et clandestine dans le pays de Kaddafi parce que violemment réprimée est clairement assumée. En Tunisie, les choses étaient entrées dans l’ordre depuis le départ de l’ancien premier ministre Mohamed Mzali qui avait entrepris une politique d’arabisation. Le statut officiel de la langue française évolue au gré des humeurs politiques. Dans les autres pays arabes, les dirigeants s’expriment en arabe « littéraire » ou « dialectal » et en anglais sans complexe. Même les intellectuels parlent aisément en arabe égyptien à la télévision sans subir les foudres de l’animateur ou des dirigeants des chaînes[41].
La politique berbère de la colonisation concoctée par les officines colonialistes utilisa cette question dans le but de diviser les Algériens et de favoriser les conflits et les tensions entre les arabophones présentés comme des nomades venus d’Arabie et les berbérophones, prétendument originaires d’Europe. Cette manœuvre n’avait pas réussi et n’avait aucunement démobilisé les vrais militants de la cause nationale qui, malgré la gravité de la crise de 1949 que sous-tendait cette question, s’étaient réunis en groupe pour déclencher ensemble la lutte armée[42]. La revendication de la pluralité culturelle de l’Algérie dans le programme politique du PPA aurait permis de faire avancer la question culturelle en Algérie. Les neuf premiers combattants de la révolution qui déclenchèrent la lutte de libération, venus des quatre coins de l’Algérie profonde qui s’insurgèrent contre leur propre direction (celle du MTLD) parlaient aisément la langue française et l’avaient utilisée contre le colonisateur qui voulait les diviser. Aucun complexe. C’est un peu l’histoire de Prospéro et de Caliban de La Tempête de Shakespeare qui se trouve ainsi mise en pratique en Algérie. Le tamazight occupe justement la place qui lui convient sur le plan constitutionnel, nationale et officielle.
b-L’arabe littéraire
C’est une langue officielle écrite mais non utilisée dans la vie courante, présentée comme unique et unificatrice et affublée du statut de langue nationale et officielle. L’arabe est une langue supranationale. Elle est le lieu d’expression employé dans un grand nombre d’appareils idéologiques (télévision publique, radio, presse, justice, enseignement…), elle est considérée comme un espace du pouvoir qui use, dans certains cas, de pratiques absurdes[43]. C’est la seule langue qui ne pourrait pas subir des modifications constitutionnelles. L’article 178 de la constitution révisée en 2008 le stipule clairement :
Art. 178 : Toute révision constitutionnelle ne peut porter atteinte :
4- à l’arabe comme langue nationale et officielle
La politique d’arabisation a imposé l’usage de la langue arabe dans de nombreux secteurs (état civil, partis politiques, assemblées, justice…) dont l’enseignement. La loi portant généralisation de l’utilisation de la langue arabe [44] est claire :
L’enseignement, l’éducation et la formation dans tous les secteurs, dans tous les cycles et dans toutes les spécialités sont dispensés en langue arabe, sous réserve des modalités d’enseignement des langues étrangères.
L’application des textes législatifs est relative, même si la langue arabe, grâce surtout à l’enseignement, investit de larges secteurs culturels et médiatiques. Le modèle sclérosant français de l’Etat-Nation fut reproduit sans aucune interrogation. Une lecture de la littérature algérienne écrite en arabe nous permet de déceler l’obsédante présence des lieux littéraires et culturels français dans ces textes. Ce qui est peu visible par exemple dans des romans rédigés en français comme ceux de Dib, de Boudjedra ou de Kateb Yacine où la présence de la littérature américaine (Dos Passos, Joyce et Faulkner, entre autres) et latino-américaine est importante. Une grande partie de la production romanesque, poétique et médiatique est écrite en arabe, mais des arts conséquents comme le théâtre et le cinéma échappent, en grande partie, à cette règle.
La légitime récupération de la langue arabe, en dehors des sournois jeux de pouvoirs, obéit à une logique historique. Longtemps marginalisée, détruite par les siens, elle devrait prendre une importante place dans le paysage culturel national. Durant la colonisation, la langue arabe vivait une sorte de clandestinité aliénante. Marginalisée et dévalorisée par le colonisateur, elle put, contre vents et marées, résister à toutes les bourrasques.
Aujourd’hui, de violentes tensions marquent le territoire linguistique qui prend une signification plus idéologique et politique. Avec la mise en œuvre de l’Etat national, reproduisant le modèle français, le pouvoir opta pour une langue unique : l’arabe fut imposée comme une composante exclusive de la culture et de l’identité nationales, excluant d’autorité les autres idiomes en usage dans la sphère sociale[45].
Ce choix qui n’est nullement le produit de l’indépendance, fut également celui du mouvement national pendant la colonisation, mais ne se fit pas sans crises et sans conflits sérieux, donnant à voir de grandes tentatives d’occupation et de conquête sociale à travers l’activation d’un combat pour l’installation d’un rapport de forces favorable à la domination d’un idiome linguistique particulier. L’évolution des conditions sociopolitiques détermine le choix de telles ou telles instances linguistiques. La langue arabe qui domine désormais dans les médias, l’école et d’autres secteurs sociaux reste encore peu employée dans les espaces économiques et financiers.
Son usage dans les structures politiques semble connaitre un certain recul, favorisant la préférence du français, du kabyle et de l’arabe « populaire ». Ce qui n’est pas le cas des chaines de télévision officielles qui privilégient une sorte de sacralité de l’arabe « classique » (fus’ha) considérée comme l’instrument principal du pouvoir. D’où l’usage de certains accessoires et postures particulières : tenue vestimentaire sombre, stature sévère et présentateur figé. La propension à faire de la langue arabe un instrument de légitimation politique et idéologique est dénoncée, avec une extrême virulence, par Mostefa Lacheraf[46] : « Il est indéniable que la langue arabe est innocente des méfaits et de la criminelle inertie des siens. Ce n'est pas elle qui est en retard sur le siècle, ce sont eux qui l'ont rétrogradée et maintenue, parfois, dans l'infantilisme, et en font un objet de chantage inadmissible. (…) Que des bourgeois conservateurs et farouchement arabisants et intégristes mettent leurs enfants dans les établissements de la mission culturelle française et non dans les écoles de l'Etat algérien, d'accord, mais il est interdit d'en souffler mot ! ».
c-Le français
Il est surtout présent dans les secteurs économique et financier, les espaces culturels et médiatiques et l’enseignement technique et médical à l’université. Elle est enseignée dans tous les cycles de l’enseignement primaire, moyen et secondaire. Il existe une radio diffusant en langue française (Alger Chaine 3) et une chaine de télévision (Canal Algérie) diffusant leurs programmes en langue française. Certes, elle est officiellement affublée du lexème « étrangère » mais elle est employée dans les cercles influents : de nombreux textes législatifs et règlementaires sont rédigés en français, des dirigeants politiques s’expriment dans cette langue, encore synonyme de prestige et de réussite sociale.
L’Algérie serait le premier pays francophone après la France. Après avoir boudé les organisations francophones, le pays commence à être tenté par l’adhésion dans ces grandes structures : AUF (Agence universitaire de la francophonie), sommets… Lors du IXe Sommet de la Francophonie de 2002 (Beyrouth), l'Algérie a pris la décision d’y participer. Le 18 octobre 2002, le président Abdelaziz Bouteflika a assisté au Sommet de la Francophonie, tenu à Beyrouth, en tant qu'«invité personnel» du chef d’Etat libanais, Émile Lahoud.
Le débat sur la régionalisation traverse obsessionnellement le discours de nombreuses structures partisanes et de certains intellectuels. La question linguistique est fortement liée à cette idée de régionalisation. Un parti politique dirigé par l’ancien chanteur, Ferhat Mehenni, le MAK (Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie) prône ouvertement l’indépendance. La latence du discours autonomiste traverse sournoisement le terrain politique et linguistique.
L’absence d’un mouvement de traduction pose sérieusement problème. La traduction peut atténuer les conflits linguistiques et permet de mettre en place des passerelles pouvant contribuer à rapprocher les positions.
Les tensions caractérisant le paysage linguistique semblent investir la représentation littéraire et artistique. Les discussions sur ce point vont connaître des moments extrêmement chauds et d’interminables heurts surtout après l’apparition du théâtre en arabe « dialectal » qui avait l’avantage de toucher le large public qui retrouvait certains liens avec ses formes populaires. Djeha de Allalou constitua une véritable bombe et orienta définitivement le théâtre en Algérie qui rompit ainsi avec l’usage de l’arabe « littéraire » qui arrivait uniquement à intéresser les élites. Cette pièce allait paradoxalement accentuer le conflit linguistique substantiellement idéologique qui opposait les défenseurs de l’arabe « classique » -unique moyen, selon eux, d’exprimer l’authenticité du théâtre, instrument qui ne devrait pas être « souillé » par l’usage de « la langue de la rue »[47] - aux partisans des idiomes populaires, outils plus adaptés et plus appropriés pour attirer le grand public qui demeure de loin l’élément essentiel de la communication théâtrale.
[1] Ce type de pratiques n’est pas exclusif à l’Algérie, mais traverse toutes les sociétés, essentiellement les pays anciennement colonisés et les Etats-nations. La question linguistique est souvent parcourue par des considérations politiques, idéologiques et ethniques. Aujourd’hui, de nombreux pays européens connaissent cette réalité conflictuelle, usant souvent de répression pour étouffer les langues dites régionales. La question linguistique est avant tout une affaire politique. Toute essentialisation est non opératoire et contreproductive.
[2] Dans les deux cas, les calculs politiques et les considérations idéologiques ne sont pas absents. La langue ainsi instrumentalisée se meut en espace d’identification politique et idéologique. Elle en devient le repère essentiel.
[3] Les enseignants de linguistique fournissent souvent une lecture essentialiste de Ferdinand de Saussure qui accorde, il faut le souligner, une grande importance aux facteurs sociaux et historiques. La langue est ainsi réduite à un ensemble de techniques, sans lien avec la société. Lire Note sur le discours de Saussure et Louis-Jean Calvet, Pour et contre Saussure : vers une linguistique sociale, Paris, Payot, 1975
[4] Paradoxalement, de nombreux contempteurs de la culture populaire confondent celle-ci avec les valeurs françaises. Tout en faisant semblant de s’attaquer à la France, beaucoup d’entre eux y passent leurs vacances, se soignent dans les hôpitaux français et envoient leurs enfants à l’ex lycée Descartes, Alexandre Dumas aujourd’hui. Le mouvement indépendantiste, le FLN, par exemple, a été fondé et dirigé par des militants maîtrisant la langue française. La question est plutôt d’ordre idéologique : certaines élites méprisant les espaces populaires, nourries d’une culture passéiste rejettent toute parole ouverte au monde : mon expérience d’enseignant au niveau du magister de lettres arabes m’a permis de comprendre que dans ces départements, tout discours d’ouverture est évacué du champ des programmes d’enseignement : j’ai été extrêmement surpris par la méconnaissance par les étudiants des territoires littéraires et artistiques nord-africains (Ouettar, Benhadouga, Bennis, Berrada, Messadi…) ou du Machrek (Hanna Minna, Zakariya Tamer, Jamal el Ghitttani, Abderrahmane Mounif, Son’allah Ibrahim, Hattatta, Nawel Saadawi ou Sahar Khalifa…) explorant et subvertissant l’outil linguistique. Tout ce qui est poésie populaire est lui aussi péjoré, minoré. Cette attitude rejoint la logique idéologique des gouvernements français jusqu’au début des années 1960 qui marginalisaient et excluait de la représentation scolaire de nombreux écrivains faisant un travail de contestation et de subversion de la langue et du discours politique dominant : l’immense écrivain, Jules Vallès n’a été introduit dans les manuels scolaires français qu’en 1960 (France Vernier, L’écriture et les textes, Paris, Editions Sociales, 1974). Il serait intéressant d’esquisser une analyse comparée des attitudes à l’égard de la littérature et de la langue d’élites algériennes et françaises, adeptes d’une sacralisation de la langue arabe et française et de l’exclusion du champ artistique dominant des littératures « populaires » algériennes et françaises. Ce discours n’est pas récent, ni singulier. Il marque tous les pays où domine le bilinguisme avec diglossie. Il n’est pas récent. Des lettrés de langue arabe considéraient au début du vingtième siècle, le théâtre joué en arabe « populaire » comme vulgaire et sous-développé et les comédiens des marginaux et traitaient avec mépris les militants du PPA (Parti du Peuple Algérien). La même réalité est vécue dans les pays du Machrek qui ont vu émerger des écrivains, des artistes et des intellectuels qui ont fait un extraordinaire travail sur la langue arabe et contribué à redorer le blason de la poésie populaire, défendant une conception historique. La poésie de Ahmed Fouad Negm et de Sayyed Darwish, traversée par une construction prosodique singulière, décrit les vicissitudes du présent. Il y a une sorte de va et vient entre la culture de l’ordinaire et les jeux exquis d’une langue libérée des carcans emphatiques et aristocratiques dans la poésie de Mahmoud Darwish, Samih el Qasim, Adonis, Nizar Qabbani, Amel Danqal…). Ce mépris des cultures, des langues « populaires » et des littératures d’Afrique est aussi l’apanage des départements de français et d’anglais qui excluent de leurs travées toute référence sérieuse aux littératures africaines, réduisant les littératures maghrébines à un simple appendice de la catégorie « littérature francophone » et programmant des modules à forte résonance idéologique comme Histoire de France, Institutions françaises ou britanniques ou américaines. Les attaques périodiques contre de grands chanteurs s’inscrivent également dans ce pugilat idéologique qui caractérise également le champ amazigh. La décolonisation de l’université commence par le questionnement des espaces épistémologiques et la mise en question de certains appareillages conceptuels.
[5] Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989.
[6] La langue dite classique serait dotée du prestige d’être porteuse d’une « grande » littérature. Elle est opposée aux langues vernaculaires, celles de la culture de l’ordinaire. Les choix sont souvent idéologiques et politiques. La langue « classique » est portée par l’aristocratie alors que les langues du quotidien sont souvent l’incarnation des valeurs « populaires ». Le français « classique » ou l’arabe « classique », c’est essentiellement la langue imposée par la classe dominante qui voue mépris et répulsion à l’égard des cultures populaires considérées comme vulgaires, cherchant à imposer des normes et des canons servant de lieux de contrôle idéologique et symbolique et d’ascenseur social. Roland Barthes explique très bien la relation entre langue et idéologie : « Il y a aussi le cas du français du XVIᵉ siècle, ce qu'on appelle le moyen français, qui est rejeté de notre langue, sous prétexte qu'il est fait de nouveautés caduques, d'italianismes, de jargons, de hardiesses baroques, etc., sans que jamais on se pose le problème de savoir ce que nous avons perdu, nous en tant que Français d'aujourd'hui, dans le grand traumatisme de la pureté classique. En vérité, on voit bien qu'il y a toujours, derrière l'idée classique de la langue, une idée politique : l'être de la langue, c'est-à-dire sa perfection et même son nom, est lié à une culmination de pouvoir : le latin classique, c'est le pouvoir latin ou romain ; le classique français, c'est le pouvoir monarchique. C'est pour cela qu'il faut dire que, dans notre enseignement, on cultive, ou on promeut, ce que j'appellerai la langue paternelle, et non pas la langue maternelle — d'autant que, soit dit en passant, le français parlé, on ne sait pas ce que c’est ; on sait ce que c'est que le français écrit parce qu'il y a des grammaires du bon usage, mais le français parlé, personne ne sait ce que c’est ; et pour le savoir, il faudrait commencer par échapper au classico-centrisme. » (Roland Barthes, Réflexions sur un manuel (1971), Œuvres complètes,
Nouvelle éd. Paris, Seuil, 2002, Vol. III (1968-1971), p. 948). L’opposition entre langue natale et langue scolaire est symptomatique d’une profonde crise affectant les stratégies langagières et discursives.
[7] Tantôt affublé du qualificatif, « populaire », darija, « maternelle », natale…, le « dialecte » dont la frontière avec la langue est floue et la définition imprécise, est souvent identifié au discours des couches populaires vivant un certain mépris affiché par les différentes élites. Le fossé est profond entre les élites (de langues française et arabe) et la société profonde qui semble ne pas se reconnaitre dans le discours des lettrés perçu comme un matériau étrange. Le « dialecte » est porteur et producteur d’Histoire, il est le lieu d’articulation d’une affectivité particulière et de traces linguistiques extérieures correspondant à l’idée de rhizome proposée par Gilles Deleuze et Philippe Guattari. « C’est par un seul et même acte que celui qui parle tisse autour de lui la langue et qu'il se tisse en elle ». Le contexte d’énonciation est primordial, travaillant toute entreprise de communication sociale.
[8] W. Von Humboldt décrit de manière extraordinaire le rapport avec/à la langue maternelle : « La langue maternelle possède une force infiniment plus grande qu'une langue étrangère, auprès de l'homme cultivé aussi bien que de l'homme inculte, force telle qu'elle a, pour l'oreille qui la retrouve après une longue absence, des accents magiques, et qu'entendue loin de la patrie, elle suscite une poignante nostalgie. Il est clair que cet effet n'intéresse pas ce qu'il y a en elle de purement spirituel, la pensée ou les sentiments explicites, mais ce qu'elle a de moins explicable, et de plus individuel : l'élément phonétique. C'est comme si, en percevant cette rumeur natale, nous percevions une part de notre être » (Humboldt, La différence de construction du langage dans l’humanité et l’influence qu’elle exerce sur le développement spirituel de l’espèce humaine, in Introduction à l’œuvre sur le kavi, Paris, Le Seuil, 1974, p.198-199).
[9] Jürgen Habermas, Vérité et signification, Paris, Gallimard, 2001, P.18
[10] Ibid, P.18
[11] Aujourd’hui, il est hors de question de gloser sans fin de « constantes » et d’identité immuable dans un monde caractérisé par le mouvement et différents déplacements et glissements migratoires, engendrant un extraordinaire nomadisme culturel. Nous partons de l’idée que toute identité est complexe et variable, c’est-à-dire traversée par d’incessants mouvements, s’apparentant à un schéma d’« arborescence » (Gilles Deleuze, Félix Guattari) comme multiplicité possible, un processus continu de déterritorialisation-reterritorialisation de l’espace. Cette manière de voir est aussi perceptible chez l’anthropologue cubain Fernando Ortiz et sa notion de transculturalité qui est un « ensemble de transmutations constantes » brassant bricolages, réappropriations culturelles, négociations perpétuelles et jeux de langues.
[12] Frantz Fanon qui a parlé de « repli identitaire » (Les damnés de la terre, 1961), explique que ce « repli » était une nécessité historique pour se démarquer du colonisateur, mais très vite, il rejette l’indécent culte des « lambeaux momifiés ». Son rejet de la négritude s’inscrit dans une démarche historique.
[13] Ce qui est paradoxal, c’est que le colonisé va intérioriser le discours négatif et péjoratif porté sur lui par le colonisateur. D’ailleurs, même après l’indépendance, des attitudes de colonisé vont caractériser le discours et le fonctionnement de l’ex-colonisé. Le colonisé reproduit une sorte d’opposition binaire et bipolaire, héritage de la colonisation.
[14] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers, Les étudiants et la culture, Editions de Minuit, coll. Le sens commun, 1964.
[15] Constitution de 1963, Préambule
[16] La politique d’arabisation qui était prévue depuis la plateforme de Tripoli (mai-juin 1962) soulignait sa nécessité. Puis, par la suite, des textes législatifs et règlementaires avaient été promulgués, mais diversement appliqués en fonction des rapports de forces politiques en présence. Les différentes chartes insistaient sur la question, en en faisant un espace de légitimation idéologique. Le mot « arabisation », extrêmement ambigu, posait problème à beaucoup de monde à tel point qu’il avait été remplacé par le syntagme « généralisation de l’utilisation de la langue arabe » considéré comme plus acceptable. L’application, notamment dans l’enseignement, de ce projet n’allait pas sans heurts. Abdelhamid Mehri (1926-2012), ancien secrétaire général du ministère l’enseignement secondaire, ancien ambassadeur, ministre et secrétaire général du FLN fut l’un des grands artisans de l’arabisation, soutenu par les baathistes et des poches résiduelles des Ouléma suspendant momentanément la formation des professeurs de français, multipliait les attaques contre son ministre, Mostefa Lacheraf qui prônait le bilinguisme. Mehri occupa le poste de secrétaire général du ministère de l’enseignement primaire et secondaire de 1970 à 1977. En 1973, une commission nationale de l’arabisation, dirigée par un certain Abdelkader Hadjar, fut constituée. Son objectif était de rendre compte de l’application de cette mesure.
[17] Cette option linguistique marque le discours du mouvement national depuis sa naissance. Que ce soit, l’ENA, le PPA, le MTLD, l’UDMA ou le FLN, ces mouvements font de l’arabe la langue officielle. Le congrès de la Soummam insistait sur ce fait. Après l’indépendance, la première constitution suivie des autres textes stipulait que « l’arabe est la langue officielle et nationale ». Mais c’est surtout la loi n° 91-05 du 16 janvier 1991 portant généralisation de l'utilisation de la langue arabe qui a été l’élément central renforçant et consolidant l’ « arabisation ». La loi N°91-05 du 16 janvier 1991 impose l’usage de l’arabe dans tous les secteurs administratifs. Son article 5 stipule ceci : « Tous les documents officiels, les apports, et les procès-verbaux des administrations publiques, des institutions, des entreprises et les associations sont rédigés en langue arabe ». Les partis politiques sont aussi obligés d’employer l’arabe (articles 4 de la loi N°89-11 du 5 juillet 1989 relatives aux associations à caractère politique et de l’ordonnance N°97-09 du 6 mars 1997). Ce n’est qu’à partir de 1996, sous la pression des événements et de différentes manifestations, que le pouvoir recula pour introduire le tamazight comme langue nationale, avec la possibilité de l’enseigner et la constitution du HCA (Décret présidentiel no95-147 du 27 mai 1995 portant sur la création du Haut Conseil de l’Amazighité).
[18] Lire Renée Balibar, L’institution du français. Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la République, Paris, Presses Universitaires de France, 1985 ; Renée Balibar et Dominique Laporte, Le français national. Politique et pratiques de la langue nationale sous la Révolution française, Paris, Hachette, 1974
[19]Fondée le 28 octobre 1963 par Mouloud Mammeri, Jean Sénac, Kaddour M’hamsadji, Miloud Brahimi, Mourad Bourboune, l’Union des Ecrivains Algériens, condamnée au silence après le coup d’Etat du 19 juin 1965 se voit aujourd’hui dominé par un courant conservateur, proche du Baas.
[20] Michel Aflaq (1910-1989), historien et homme politique syrien, très marqué par Romain Rolland et Proudhon, fonde le Baas constitué sur les bases du panarabisme et du « socialisme arabe ».
[21] J’appelle francophonisme les attitudes idéologiques liées au désir de la France d’étendre son influence et d’imposer ses représentations.
[22] Antoine de Rivarol, Sur l’universalité de la langue française, 1784
[23] Claude Hagège, Contre la pensée unique, Paris, Odile Jacob, 2012
[24] France Vernier, L’écriture et les textes, Paris, Editions Sociales, 1974
[25] Toute langue est traversée par les jeux sociaux et les rapports de forces qui travaillent les différentes instances politiques et idéologiques. L’évolution du discours sur les femmes est patente, notamment dans la langue française qui change en fonction des luttes menées par les femmes. Le sexisme de la langue française est analysé, avec une grande pertinence, dans les ouvrages de Marina Yaguello, Les mots et les femmes, Paris, Payot, 1978 ; Le sexe des mots, Paris, Seuil, 1995 ; Alice au pays du langage, Paris, Seuil, 1981
[26] Un flou définitoire entoure la notion de dialecte. Il n’est pas aisé de déceler la frontière séparant dialecte et langue. La distinction ne semble ni opératoire ni pertinente. Ce sont surtout des considérations politiques qui contribuent à la désignation comme langue tel ou tel idiome investi d’un certain prestige. Les linguistes Max Weinreich et Louis-Jean Calvet ont trouvé un aphorisme plaisant pour décrire cette réalité : « Une langue est un dialecte avec une armée et une flotte ». Dans le cas de l’Algérie, les choses sont également difficiles. La notion de « dialecte » serait un concept central dans la tradition amazighe : le chaoui, le kabyle, le chleuh, le targui…seraient-ils des « dialectes » d’une langue unique d’autant que souligne le linguiste Salem Chaker, ils ne renfermeraient pas de « véritables différences structurales ». Peut-on parler de langues ou de « dialectes » amazighs ? Certains défendent l’idée selon laquelle le tamazight serait une langue unique et le dialecte n’en serait qu’une simple variété régionale. Cette tendance sous-tendue par des intentions idéologiques et subjectives, mettant en relief la possibilité de l’existence d’une conscience collective amazighe, soutenue par des données géopolitiques particulières (Salem Chaker, Langue, Dialecte, Parler, Encyclopédie berbère, sous la direction de Salem Chaker, Paris, Edisud, S. Chaker, « Dialecte », in Encyclopédie berbère, 15 | Daphnitae – Djado , mis en ligne le 01 juin 2011, http://encyclopedieberbere.revues.org). L’interprétation de Salem Chaker semble réductrice. Il rejoint les orientalistes René et André Basset (La langue berbère - Morphologie - Le Verbe - Étude de thèmes, préface de Lionel Galand, réédition de mars 2005) qui défendent la même thèse. La langue natale est dévalorisée, péjorée. Toute normalisation est marquée par des considérations idéologiques et subjectives. La proposition de la darija ou le maghribi serait aussi intéressante à explorer en partant de la dimension punique. La proposition de la darija ou le magharibi (Abdou Elimam) serait aussi intéressante à explorer en partant de la dimension punique. Elimam explique ainsi son projet dans un entretien accordé au quotidien algérien El Watan : « Pour des raisons trop longues à développer ici, l’écriture de l’histoire a marginalisé la civilisation carthaginoise pour privilégier celle de Rome. Et nous sommes, bon gré mal gré, pris dans ce piège qui a toujours voulu opposer l’Occident à l’Orient. Pourtant, cette civilisation s’est bel et bien ancrée dans le Bassin méditerranéen, plus particulièrement. Rome n’a pu en venir à bout qu’après deux siècles de guerre et quelques trahisons. Rappelons que c’était le punique et non pas le berbère qui était la langue officielle du prince Massinissa. Le punique a évolué au contact des autres langues ; sa forme contemporaine est le maghribi. C’est aussi simple que ça ! »
[27] Aujourd’hui, l’« Occident » domine le monde. Les civilisations et les cultures n’imposent pas indéfiniment leur puissance. Par exemple, les Egyptiens, les Grecs, les Arabes de l’âge d’or (8-15ème siècle) ont marqué le monde, les savoirs. Des civilisations florissantes ont disparu pour laisser place à d’autres espaces culturels. Mais il faudrait savoir que toutes les cultures interagissent, s’entremêlent, s’entrechoquent pour former un discours hybride, transculturel et métisse.
[28] Abdellah Cheriet, L’enseignement et l’arabisation, Ach-chaab, 1977. En 1977, le philosophe Abdellah Cheriet représentant quelques pans de l’opinion algérienne s’attaqua fortement à la politique de l’enseignement défendue par le ministre de l’éducation nationale de l’époque, Mostefa Lacheraf. La question de la langue était l’élément central autour duquel s’articulait la polémique.
[29] L’Etat-Nation, au sens moderne, est étroitement lié à la conception jacobine du monde (remontant à la Révolution française de 1789), favorisant la centralisation de l’Etat et l’usage d’une langue commune, promue langue de l’Etat, identifiant la nationalité à la langue et donnant à voir un simulacre discursif mettant en scène langues, coutumes, valeurs religieuses. Le mythe nationaliste de l’unité culturelle, religieuse et linguistique, s’articule fondamentalement autour des langues « nationales », artificiellement établies dont la diffusion n’est possible que dans le cadre scolaire, placées dans une situation conflictuelle par rapport aux langues vernaculaires ou natales, réservées exclusivement aux usages privés, exclues de l’enseignement et de l’administration. Mais la tradition d’imposer une langue d’Etat est ancienne. Le français, par exemple, qui devint l’outil d’expression unique, remplaçant le latin et les autres langues, fut instauré comme langue unique sur ordonnance de François 1er en 1539. L’Espagne décida de faire du Castillan la langue nationale officielle unique au XXème siècle. Ce qui semble peu opératoire. D’ailleurs, en Espagne, comme dans les autres pays européens, les langues dites régionales semblent paradoxalement prendre un certain envol, en rapport avec les revendications autonomistes.
[30] Claude Levi-Strauss, L’identité, Paris, Quadrige, PUF, 1977
[31]Mouloud Mammeri (1917-1989) qui assurait un cours de langue et de culture berbères (1965-1973) à l’université d’Alger avait proposé des éléments de grammaire berbère (Précis de grammaire berbère, kabyle, Paris, Awal, MSH 1986) publiée dans une brochure ronéotypée à l’université d’Alger (164 pages, 1967). Il a surtout fait connaitre la poésie kabyle (Les Isefra, 1969 et Les poèmes kabyles anciens, 1980). Anthropologue, il avait dirigé le CRAPE (Centre de recherches Anthropologiques, Préhistoriques et Ethnographiques).
[32] Kamel Belkacem, Les donneurs de leçons, El Moudjahid, Alger, N°4579, 20 mars 1980. Le grand écrivain Mammeri répondit par la suite à l’auteur de l’article dans un article où il mettait en relief, sans aucune agressivité, ni animosité, les contradictions contenues dans le texte d’El Moudjahid (mars 1980). Il écrivait en substance ceci : « Nous sommes cependant quelques-uns à penser que la poésie kabyle est tout simplement une poésie algérienne, dont les Kabyles n'ont pas la propriété exclusive, qu'elle appartient au contraire à tous les Algériens, tout somme la poésie d'autres poètes algériens anciens comme Ben Msaïeb, Ben Triki, Ben Sahla, Lakhdar Ben Khlouf, fait partie de notre commun patrimoine. (…) Je considère personnellement qu'au fond de culture berbère, qui nous est commun à tous, l'Islam et les valeurs islamiques sont venus nous apporter un élément essentiel à la définition de notre identité. Je considère que l'Islam des premiers siècles a été un instrument de libération et d'émancipation de l'homme maghrébin. Je pense que par la suite il a été le ciment idéologique de la résistance nationale aux menées espagnoles et portugaises sur nos côtes. ». C’était un homme d’ouverture qui considérait qu’il fallait promouvoir la langue arabe, le tamazight et la culture berbère. Le travail entrepris par les chercheurs au CRAPE est énorme. Il vouait, au même titre que Mohamed Arkoun, une grande admiration aux philosophes et aux auteurs de l’âge d’or arabe (8ème-14ème siècle).
[33] Cité par Samira Sayeh, from Algeria to French and back: identity of Mouloud Feraoun, Mohammed Dib and Mouloud Mammeri, Thèse de Doctorat, The Pennsylvania State University, 2005
[34] Certains universitaires ont tendance à considérer la langue comme un outil neutre réductible à une analyse « scientifique », (jamais définie), immanente ou technique, négligeant les aspects sociaux, politiques et économiques et les rapports de forces qui caractérisent le fonctionnement des espaces langagiers. Ce travail de description est, certes, nécessaire, mais ne peut faire l’économie de la dimension herméneutique du langage et de la philologie.
[35] Les langues « populaires » sont des langues tantôt appelées « natales », « maternelles », péjorées dans le contexte de l’Etat-Nation, elles sont exclues des espaces administratifs et des actes juridiques. Cette minoration touche également les cultures « populaires » considérées comme vulgaires. Les littératures populaires, orales restent encore méprisées par certaines élites.
[36] De nombreux pays ont vu, à la faveur des luttes sociales et politiques, la constitutionnalisation des langues régionales et populaires. C’est le cas de l’Espagne, de l’Italie, de la Belgique et de la Suisse. La pluri-officialité renforce l’idée de décentralisation et de déconcentration, établissant de nouveaux liens entre langues et territoires et contribue à la redéfinition de l’Etat-Nation et à une refondation du thème de l’unité nationale. Cette situation de reconnaissance des langues tamazight se manifeste également au Maroc qui a consacré le tamazight comme deuxième langue officielle (Constitution de juillet 2001).
[37] L’écrivain Kateb Yacine qui a choisi de produire un théâtre en arabe « dialectal » ou « populaire » défendait ainsi son point de vue : « Peu de mots, le moins de mots possibles, des choses très concentrées, claires, compréhensibles. Quelque chose qui représente la force de l’évidence. Evidemment on joint à cela toutes les ressources de l’art. Du tragique au comique, il y a toute une gamme possible. Il faut aussi maîtriser le langage populaire, mais pour cela il faut avant tout l’aimer. La source de tout est là. Je crois que les gens qui apprécient le langage du peuple, les gens qui, réellement, le parlent, ceux-là sont les seuls capables de faire un vrai théâtre. Cela suppose de vivre avec le peuple et d’aimer ça, d’être capable de recevoir, d’écouter des mille trouvailles que ce peuple fait dans sa vie quotidienne. La fonction du théâtre est de libérer les esprits. Pour cela, il lui faut briser parfois les tabous. (…) L’oppression linguistique est ce qu’il y a de plus étouffant, car elle prive l’homme d’une chose essentielle, son langage. Si on écrase l’individu algérien dans ce domaine, si on le complexe, c’est un crime que l’on fait envers le sentiment national ». (Discussion enregistrée par le comédien, membre de la troupe de Kateb Yacine, Ait Mouloud, Bab el Oued, 1975).
[38] Mohand-ou-Yahia ou Mohia (1950-2004) est un auteur dramatique. Ouvert aux différentes expériences littéraires et théâtrales, il passe indistinctement de Lou Sin à Voltaire, en passant par Brecht, Sartre, Beckett ou Molière. Auteur de très nombreuses adaptations et traductions (pièces de Brecht, Molière…) en kabyle, il réussit la gageure de nous faire aimer de grands textes de la littérature et du théâtre en les déplaçant dans un autre univers linguistique et culturel. Certes, il est beaucoup plus connu comme un passeur, un traducteur.
[39] Une question dont les incidences sont idéologiques se pose : y a-t-il une seule langue tamazight ou plusieurs ? Certains défendent le thème de l’existence d’une langue unique et de parlers locaux issus de cet idiome, ce qui attesterait l’idée d’une possible existence d’une entité amazighe regroupant tous les tamazighophones. Qu’est-ce que l’arabe « algérien » ? Nous sommes en présence de réalités linguistiques dont il n’est pas aisé de définir les contours. Un flou définitoire caractérise certaines notions et pratiques. Il est également difficile de régler le problème de la frontière entre langue et dialecte. L’un des pionniers de la mise en œuvre d’une grammaire « amazigh » est Said Boulifa qui avait proposé des lectures particulières de la littérature et de la langue « amazigh », recueillant contes et poèmes et esquissant une grammaire : Manuscrits berbères du Maroc, 1905 ; Recueil de poésies kabyles, Texte Zouaoua traduit, annoté et précédé d'une étude sur la femme kabyle et d'une notice sur le chant kabyle (airs de musique), Alger 1904 ; Méthodes de langue kabyle, 1913)
[40] En Libye, il existe des associations culturelles amazighes et un conseil national amazigh qui ont pris un certain nombre de mesures, notamment l’enseignement du tamazight en première année primaire dans toutes les écoles de la région amazighophone (Nefoussa, Zouara, Sokna, Aoujila, Ghadamès, Ghrayan, Awbarai, Marzuq, Ghat, Waddan, Jado, Jalo, Yafran, ...). Il y aurait un peu moins d’un million et demi d’amazighophones en Libye, y compris les Touareg au Sud. En Tunisie, commence à poindre un sentiment amazigh dans certaines contrées. Au Maroc où la langue amazighe a été officialisée, mais n’a toujours pas le statut de la langue arabe, le tamazight est enseigné depuis 2003, elle a fait son entrée dans l’espace audiovisuel (une chaine de télévision diffuse ses programmes en tamazight). Les autorités marocaines ont opté pour la graphie tifinagh. Comme dans les autres pays d’Afrique du Nord, il y a des groupes qui plaident pour l’usage des caractères latins, d’autres préfèrent l’arabe. La question est sous tendue par des considérations idéologiques.
[41]L’Egypte fait côtoyer plusieurs langues sans aucun problème. Les présidents s’expriment en arabe « littéraire » ou « dialectal » et en anglais sans complexe. Même les intellectuels parlent aisément en arabe égyptien à la télévision sans subir les foudres de l’animateur ou des dirigeants des chaînes. Houari Boumediene ne s’est exprimé en français que dans une seule interview avec Francis Jeanson, d’ailleurs non rendue publique.
[42] Lire les mémoires de Sadek Hadjeres (Quand une nation s’éveille, tome 1, 1928-1949, Editions Inas, Alger, un des acteurs de ce qu’on avait la crise berbériste de 1949. Il explique que l’objectif du groupe qui rédigea la brochure « L’Algérie libre vivra » sous le pseudonyme Idir El Watani, était de revendiquer la mise en œuvre de pratiques démocratiques et d’une pluralité culturelle au sein du PPA-MTLD. Revendiquer la démocratie, c’est forcément assumer la diversité linguistique et culturelle.
[43] Boualem Benhamouda, alors ministre de l’intérieur, alla jusqu’à débaptiser les noms de villes et à chercher à arabiser les noms de familles, ce qui avait choqué à l’époque de nombreux membres du gouvernement qui remirent en question la fameuse arabisation des villes et des enseignes commerciales donnant lieu à des séances de rire dans un pays qui en manquait sérieusement. Cette réadaptation (arabisation) des toponymes des villes succède à la francisation des lieux décidés par les autorités coloniales (« bureaux arabes » de Napoléon III) qui cherchaient à évacuer des pans entiers de la mémoire algérienne. Les noms des villes expriment une histoire, mettent en scène un récit historique.
[44] Loi N°91-05 du 16 janvier 1991 portant généralisation de l’utilisation de la langue arabe.
[45] Le Parti du Peuple Algérien (PPA) considérait que la langue arabe et l’Islam constituaient les véritables leviers de « l’identité nationale », tout en célébrant les vertus de la culture populaire. L’historien Mahfoud Kaddache explique ce choix : « le nationalisme révolutionnaire s’identifiait avec la conscience populaire, d’autant qu’il s’abreuvait à des sources prolétariennes - se rappeler les influences de la classe ouvrière qui ont été à l’origine de la formation des militants émigrés – vivifiés par les enseignements de la Nahda et du nationalisme arabe, et par une foi ardente, celle de l’islam » (Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, TII, 1939-1951, Ed. Paris-Méditerranée, 2003, P.826). Si l’association des Oulama accorda une importance considérable aux facteurs culturels, notamment linguistiques, négligeant la dimension politique et indépendantiste, le PPA, de substrat populaire, privilégia le combat politique tout en faisant allusion dans ses manifestes à certains paramètres culturels. Mohamed El Korso estimait que pour le PPA, la question culturelle et linguistique n’était pas prioritaire et que le combat « s’inspirait en fait du primat dont devait bénéficier le politique (la lutte anticolonialiste) sur toute autre question, fut-elle culturelle et religieuse. Pour Messali et ses lieutenants les problèmes culturels (langue arabe, islam, analphabétisme) ne peuvent être réglés que dans le cadre d’une « Algérie – libre et indépendante » (Structures islahistes et dynamique culturelle dans le mouvement national algérien, 1931-1954 », dans Omar Carlier et Fanny Colonna, Lettrés, intellectuels et militants en Algérie, 1880-1950, Alger, OPU, P.76, cité dans http://oumma.com/Ahmed-Bouda-un-islamo-nationaliste). Le PPA et l’association des Ouléma ouvrirent des madrasas pour y enseigner, entre autres matières, la langue arabe.
[46] Mostefa Lacheraf, in El Moudjahid, Alger, Août 1977
[47] Cette expression est souvent utilisée contre ceux qui produisent des pièces en arabe « dialectal ». Aujourd’hui encore, elle est employée par des journalistes et des universitaires. Même un ancien ministre de la culture s’est violemment élevé contre l’usage de la langue populaire au théâtre.