Je ne sais pourquoi je n’ai jamais rencontré Mohamed Moulessehoul, même si je sais qu’Algérie Actualité et Révolution Africaine, deux hebdomadaires algériens où je travaillais comme journaliste avaient présenté ses livres. A l’époque, il signait de son vrai nom, Mohamed Moulessehoul. C’étaient des romans policiers. Ils étaient appréciés parce qu’ils mettaient en scène des personnages et des lieux concrets. Ce qui n’était pas le cas des autres romans policiers. Les journalistes Nacer Ouramdane et Ahmed Mostefai avaient consacré de très beaux papiers à ses romans policiers qui réussissaient la gageure de révolutionner le genre, au niveau de la narration et de la thématique abordée.
A l’époque, il y avait à Alger dans le monde de l’édition des personnages de romans policier ou d’espionnage qui, souvent en couple, comme le duo du cinéma à Alger, L’inspecteur Tahar- L’apprenti faisaient vivre à leurs lecteurs de très belles cavalcades à travers le parcours d’un inspecteur de police qui traque les corrompus ou un agent secret qui réussit à tenir tête aux puissants du moment. A côté de Brahim Llob, il y avait l’inspecteur Antar de Djamel Dib, Mourad Saber ou SM 15 de Youcef Khader (son vrai nom, Roger Vilatimo), le Sphinx de Larbi Abahri et bien d’autres. Il y avait dans ce genre quelques « aventuriers » qui allaient publier des textes où souvent ils convoquaient des terrains surtout étrangers : Larbi Abahri, Zehira Houfani, Salim Aissa, Rabah Zeghouda et Mohamed Belayat. Alger bougeait. La SNED ou l’ENAL permettait à tous les genres d’être présents sur la scène éditoriale. Slim faisait la fête avec Bouzid et le Gatt M’digoutti. Les cinéastes de cette période, Allouache, Tolbi, Zinet et Bouamari réalisaient des films-cultes, Omar Gatlato, Noua, Tahia Ya Didou et Le charbonnier.
Mohamed Moulessehoul qui venait de loin, de deux mondes, où peut-être paradoxalement les ingrédients nourrissant le genre policier y étaient peu présents, Kenadsa-Bechar, une commune saharienne et l’armée voulaient, disait-il, en tentant l’aventure de l’écriture se libérer de cette double étreinte. Très jeune, il avait appris à aimer l’écriture. Kenadsa-Bechar, c’était, malgré tout, un univers très ouvert au monde de la culture.
Je me souviens très bien de ces troupes de théâtre et de ces musiciens qui débarquaient à Mostaganem, au festival du théâtre amateur et à Alger, leurs membres étaient naïfs et sincères. Cette ville a enfanté de grands artistes et intellectuels. On peut citer les plus connus Pierre Rabhi, Malika Mokeddem, Mohamed Tahrichi ou Rabah Sebaa. Il y eut aussi des écrivains et des artistes de passages. Mais ce qui fait surtout la spécificité de Kenadsa, c’est la singularité d’une musique qui unit le gnaoua ou le diwan et le Aissaoui, des groupes comme El Farda et Medjebeur conjuguent une rythmique faite de nombreuses constructions originales et une instrumentation épousant les contours de voix traversées par une intonation ou tonalité quelque peu spéciale. On ne peut oublier Isabelle Eberhardt qui eut un véritable coup de foudre pour ce petit bourg, elle en était tombée amoureuse. Comme d’ailleurs Robert Lamoureux qui avait même travaillé dans les mines de charbon de la région.
C’est ce contexte particulier qui a nourri le discours de l’écrivain dont le père, officier de l’ALN a poussé son fils à épouser les contours du militaire. Il en arrive même à devenir officier, lui qui a vécu durement les années de l’école des cadets. L’écriture l’aurait aidé, disait-il dans de nombreux interviews et dans son texte autobiographique, L’écrivain, à dépasser les moments difficiles : « Elevé dans une école militaire à neuf ans, l'écriture m'a sauvé ». Il en est fier. L’armée, aimait-il écrire, lui a appris le sens de la discipline, mais aussi de la dignité. Il ne quitte l’armée qu’en 2000. Il ne s’ennuyait apparemment pas, l’écriture lui permettait de bien passer ses journées. De 1984 à 1989, il eut le temps de publier trois recueils de nouvelles ( Amen ; Houria et La fille du pont) et trois romans (El Kahira ; De l’autre côté de la ville et Le privilège du Phénix ). Quatre de ces textes avaient été édités par l’entreprise publique, l’ENAL. Une fois sorti de la caserne, il prend en l’an 2000 la direction du Mexique avant de s’installer définitivement en France.
Il ne semble rien renier, cet écrivain de 67 ans, le sourire constamment aux lèvres, d’un narcissisme quelque peu exceptionnel. Il est l’objet d’incessantes attaques. La célébrité ne va pas décidément sans accrocs. Il est jalousé, aimé, attaqué, envié. Ses déclarations prêtent parfois à confusion. On a même dit que c’était sa femme qui lui écrivait ses livres. Le choix d’un pseudo féminin y a grandement contribué. Il est même accusé de plagiat, mais dans tous les cas jusqu’à présent, rien dans les textes ne pouvait confirmer cette accusation. Au-delà de la rapide accusation, aucun travail sérieux donnant à lire les éléments permettant d’évoquer un quelconque plagiat n’existe. Ma lecture des deux textes en jeu exclut tout plagiat, du moins explicite. Dans tout texte, quel qu’il soit, il y a des similitudes, des traces d’autres textes. Il a raison, Gabriel Garcia Marquez, de dire qu’il était le produit de 10000 ans de littérature.
J’ai personnellement proposé la lecture des deux textes, Les amants de Padovani d’un jeune écrivain algérien, Youcef Dris et Ce que le jour doit à la nuit de Yasmina Khadra à mes étudiants, le contexte général est le même, mais les récits sont radicalement différents. Comme d’ailleurs le parcours narratif et les manifestations discursives. C’est ce que confirme d’ailleurs le critique Rachid Mokhtari dans un travail très fouillé. Il y eut aussi un autre problème avec l’écrivain de langue arabe Tahar Ouettar à propos du nom d’un personnage, Ellaz, dans Le privilège du phénix dont la sortie avait été retardée. Mais avait-on dit, à l’époque que ce n’était qu’une affaire de nom surtout que les deux histoires de Ouettar (L’As) et Mohamed Moulessehoul étaient différentes.
Il y a tellement de choses qui se disent ici et là. On en parle partout. C’est vrai que la célébrité fait monter la tête à l’auteur, mais aussi à ses contempteurs. Dans ce type de pugilat, on ne parle pas de littérature, elle fait de la peine. Mais ce qui est sûr, Khadra est l’écrivain algérien le plus vendu et l’un des plus traduit. Ce serait une excellente chose de gloser de littérature. Même en mal.
Yasmina Khadra écrit depuis très longtemps. Bien avant qu’il soit édité à l’étranger, déjà, à Alger, en 199, il a réussi à séduire la critique avec un texte singulier proposant une structure faite de lignes de rupture, Le dingue au bistouri édité par une maison d’édition privée, Laphomic dirigée par Ahmed Bounab qui a également publié des romanciers dont certains allaient être très connus à l’étranger, notamment en France, Rachid Mimouni, Abderrahmane Lounès, Malika Boudalia Greffou, Rachid Mimouni et Tahar Djaout. Même le poète Abderrahmane Lounès était sous le charme de cet inspecteur osant chasser sur les terres de l’affairisme et de la corruption ( "Le Dingue au bistouri arrêté par un "draguerillero", par Abderrahmane Lounès, Le jeune Indépendant, n° 64, 28 janvier/3 février 1992). Nacer Ouramdane et Ahmed Mostefai dans Algérie-Actualité et Le Soir d’Algérie avaient rendu compte de ce roman particulier tout en relevant la singularité de l’intrigue et des espaces thématiques marqués par les délicats sentiers du désenchantement. Enfin, un inspecteur de police et son assistant Lino, un peu L’inspecteur Tahar et L’apprenti, qui se mettaient à mettre leur nez là où ça sentait mauvais. Ces deux policiers ne savaient pas que derrière ce meurtrier au bistouri allaient se révéler de grandes affaires liées à la corruption et à la mauvaise gestion. Le désenchantement marquait le quotidien. Déjà, Llob commençait à séduire ici et là les lecteurs. Dans La foire aux enfoirés, Llob enquête sur un meurtre particulier, celui d’un chercheur du nucléaire. Encore une fois, les choses ne sont pas simples, des affairistes font tout pour que l’enquête n’aboutisse pas, mais l’inspecteur, malgré les pressions, n’abandonne pas, incorruptible et courageux. Edités à Alger, ces romans sont très critiques. En 1993, Guy Dugas, professeur à l’université de Montpellier et de Paris IV-Sorbonne m’avait demandé de lui amener d’Alger les romans policiers de Moulessehoul, une de ses étudiantes devait interroger ces textes.
Il était, certes, reconnu à Alger, il y avait de très bonnes rubriques culturelles, mais ce qui l’avait fait connaitre, c’était une trilogie policière inaugurée par un roman noir, extrêmement particulier, vendu à 15000 exemplaires à sa sortie en France, Morituri, édité en France chez Baleine connut un énorme succès, il fut adapté au cinéma par Okacha Touita. Ainsi, cette trilogie allait révéler Brahim Llob (Morituri et Double Blanc) avant qu’il rende l’âme dans L’automne aux chimères.
Cette trilogie fit de Yasmina Khadra un écrivain célèbre, lui, le premier romancier algérien ayant publié des romans policiers à l’étranger. Morituru fut peut-être le texte le plus apprécié de Khadra en France. Le narrateur se mue en dénonciateur public, il donne à voir deux mondes en opposition, un univers peuplé d’escrocs et d’affairistes et une jeunesse désœuvrée, marginalisée. Puis dans le dernier volet de la trilogie, c’est l’inspecteur lui-même qui fera l’objet d’enquêtes et de représailles pour avoir dénoncé la corruption et les mauvaises affaires dans son roman Morituri. Llob-l’écrivain se dévoile. Dans ce texte, comme d’ailleurs dans les autres romans, l’auteur instille dans la narration de nombreux éléments autobiographiques, il explique le choix du pseudonyme de Yasmina Khadra dans L’automne des chimères : « Alors, comme ça, tu t'appelles Yasmina Khadra, maintenant ? Sincèrement, tu as pris ce pseudonyme pour séduire le jury du prix Femina et pour semer tes ennemis ?
- C'est pour rendre hommage au courage de la femme. Parce que, s'il y a bien une personne à les avoir en bronze, dans notre pays, c'est elle ».
Il n’est pas uniquement inspecteur, mais aussi écrivain (« Je suis écrivain, Lino, l'ennemi commun numéro 1 »). Il y a un jeu de rôles qui semble finalement transparent, malgré la tentative de l’écrivain de voiler sa présence. Llob est aussi l’écrivain et dans cette optique, il se donne le droit d’interroger l’écriture et de se jouer des mots, se permettant de drôles de digressions, allant même jusqu’à gloser sur la fonction de l’écrivain, tentant de confondre, mais sans y réussir vraiment, les postures du personnage, du narrateur et de l’auteur. Les romans de Yasmina Khadra s’inscrivent dans une perspective réaliste, le choix du roman noir associant enquête policière et actualité sociale et politique allant dans ce sens.
Yasmina Khadra, même quand il aborde des sujets politiques, reprend les techniques du roman noir. D’ailleurs, il y retourne parfois, analysant la réalité politique sous un angle d’enquête policière comme dans La part du mort (2004) et L’outrage fait à Sarah Ikker (2019). Cela me fait penser au roman de Chraibi, « Une enquête au pays ». Ainsi, des ingrédients du policier sont visibles dans des textes comme L’attentat, Les sirènes de Bagdad, La nuit du Rais ou Dieu n’habite pas la Havane, ces textes sont truffés de clichés et de stéréotypes, obéissant à la lecture dominante des faits et faisant parfois l’économie d’un exigeant exigeant sur le langage. Je préfère personnellement ses romans policiers qui apportent une certaine fraîcheur au genre en rompant avec la grammaire traditionnelle et en permettant le passage de manifestations individuelles du personnage à la mise en œuvre de problématiques collectives et la mise au jour des réalités politiques. Dans des romans comme Les agneaux du seigneur et A quoi rêvent les loups, les mots sont d’une violence inouïe, comme si la violence des événements devait se conjuguer avec la violence de l’écriture. Les romans se lisent très rapidement. L’essentiel, ce n’est pas le travail sur le langage qui semble important, mais l’histoire à raconter, excluant toute opacité.
L’usage parfois exagéré de passages digressifs, d’éléments autobiographiques et de références livresques permet une certaine lisibilité malgré la mise en œuvre d’un processus narratif fait de ruptures et de lignes labyrinthiques, réussissant à accrocher le lecteur. C’est une écriture transparente, simple, avec des mots et des constructions syntaxiques simples. Ce qui plaît énormément à ses très nombreux lecteurs. Khadra est très bien vendu en Algérie, attendu, célébré, honni, il ne laisse pas indifférent, ses dernières rencontres à Oran, Tizi Ouzou et Alger ont rassemblé plus de 3000 personnes en extase. Il est aimé et haï à la fois, certains n’aiment pas ses déclarations sur Facebook et dans la presse, comme beaucoup n’ont nullement aimé le titre oxymorique d’un de ses romans, Ce que le jour doit à la nuit, le roman est sorti en 2008, juste après l’histoire de la loi sur « les effets positifs de la colonisation » du 23 février 2005.
Dans ses textes comme ses déclarations, il insiste sur l’importance de la culture, comme il met en scène la marginalisation des intellectuels : « Dans un bled exclusivement digestif, les génies font triste figure ». L’intellectuel serait mal aimé parce qu’il révélait la vérité. Ainsi, dans Double blanc (1998), l’écrivain Ben Ouda est assassiné à cause du livre « Le rêve et l’utopie ». Llob s’adresse ainsi à son assistant, Lino : « Ça ne date pas d’aujourd’hui, Lino. C’est une vieille histoire. Traditionnellement, dans notre inculture séculaire, le lettré, ça a toujours été l’Autre, l’étranger ou le conquérant. Nous avons gardé de cette différence une rancune tenace. Nous sommes devenus viscéralement allergiques aux intellos. Et chez nous, à l’usure, il arrive que l’on pardonne la faute, jamais la différence ». Khadra cible son public ou ses publics ; le choix du style réaliste, vaudevillesque ou mélodramatique, d’un langage simple, abordable et de champs lexicaux et tournures limités n’est nullement fortuit.
Adapté au cinéma, au théâtre et dans d’autres arts, traduit dans une cinquantaine de langues et édité dans une soixantaine de pays, Yasmina Khadra est peut-être, avec Kateb Yacine, l’un des écrivains algériens les plus connus en Algérie et dans le monde. Chacun de ses propos est analysé, critiqué, dénigré ou apprécié, il est à la fois l’objet de féroces haines et d’une grande adulation. Certains reprochent son passage à la direction du Centre Culturel Algérien (CCA) à Paris quand d’autres lui sortent sa rencontre avec l’ambassadeur de France à Alger, alors qu’il est reçu par des dignitaires et des diplomates de très nombreux pays. Il n’y comprend rien.
Ces polémiques semblent plutôt servir la promotion de ses livres qui se vendent comme des petits pains. A l’université, du moins mes anciens étudiants aimaient travailler sur ses textes, notamment « Ce que le jour doit à la nuit ». Il estime être injustement exclu du manège des prix tout en faisant des déclarations qui réveillent encore ses contempteurs qui usent de tous les noms d’oiseaux pour le qualifier tout en contribuant à la promotion de ses livres. Toute cette polémique, les insultes de ses « ennemis » ou les sermons de ses adulateurs arrivent juste avant la parution de son dernier roman, Les vertueux.