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Billet de blog 18 août 2020

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DE QUELLE SOCIÉTÉ CIVILE PARLE T-ON?

La société civile existe t-elle vraiment? N'est-elle pas trop ambiguë, imprécise et vague?

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Je ne sais pas mais j’ai la conviction que trop peu de personnes arrivent encore à faire la distinction entre Etat et pouvoir qu’il serait intéressant d’interroger avant d’évoquer cette glissante « société civile » dont tout le monde parle, personnellement, je ne sais pas encore ce que sait, tellement traversé par une multitude de définitions, ambiguë et trop générale. Tous ceux qui l’ont évoquée l’ont mis en rapport avec l’Etat : Ibn Khaldoun, Hobbes, Rousseau, Locke, Gramsci, Althusser et bien d’autres philosophes. Mais déjà, comment sont perçus l’Etat et le pouvoir ?

L’Etat est souvent saisi comme une fiction et un artifice, il est le lieu d’un paradoxe, à la fois une idée et une réalité concrète. Il serait le lieu d’articulation des logiques d’organisation et de gestion des affaires de la cité, mettant en œuvre un « contrat social » et un ordre de discours concourant à la stabilisation de la société. Dans les sociétés autoritaires, l’Etat, démuni de ses prérogatives essentielles et de certaines de ses règles de fonctionnement, risque graduellement d’abandonner de nombreuses fonctions à un discours oral, manichéen. Ce qui provoque de multiples malentendus, engendrant une pernicieuse confusion entre Etat et pouvoir d’Etat. Car, pour reprendre Hegel, il serait, entre autres, « la substance éthique d’elle-même » qui ne pourrait se réduire à ce regard simpliste qui en fait une simple structuration de la société avec des espaces de direction et de coercition. Ce qui pose la question du pouvoir qu’il serait pertinent de tenter de définir.

Le pouvoir d’Etat est parfois considéré comme le lieu unique de gouvernement, neutralisant dangereusement les autres pouvoirs, se confondant avec l’Etat privé de sa force majeure d’organisation de la société. Il est le lieu d’articulation de plusieurs appareils qui usent souvent de la contrainte et d’instruments idéologiques et symboliques. La violence n’est donc pas forcément physique, mais surtout symbolique. Pour Max Weber, « le pouvoir politique, c’est le monopole de la violence légitime » (Le savant et le politique, 1919), c’est-à-dire une certaine violence admise par l’ensemble de la société comme légitime. Le pouvoir qui n’est pas l’Etat est partout, diffus, disséminé, il est au-delà du pouvoir d’Etat. Ce qui pose la question cruciale du Droit, de la Loi et de la latence de la réponse sociale intériorisant telle réaction à une injustice ou à une situation particulière. C’est à partir des pratiques punitives et pénales que devraient, selon Michel Foucault, être interrogées les technologies du pouvoir.

Chez nous, la société semble en retard ou en porte-à-faux avec un Etat qui fonctionne autrement, c’est-à-dire ne correspondant pas aux constructions de l’imaginaire dominant. Aussi, nous arrive-t-il d’entendre des commentaires sur les problèmes de civisme qui marqueraient les cités ou de l’absence d’autorité de l’Etat. L’imaginaire social, lui-même produit d’une dualité, porte les stigmates de ce double, de cette entité hybride caractérisée par la présence des traces de deux entités dont la plus prégnante demeure la structure européenne qui détient le primat de l’appareil. Les maires et les députés se considèrent comme des cheikhs de zaouïa méconnaissant souvent les lieux du fonctionnement de la structure étatique. Il semble parfois étranger dans sa propre mairie, comme ce banquier qui déplace dans cette place « moderne » son comportement rural et ses structures détournant carrément le sens de la logique bancaire. Ce détournement de sens et de prérogatives peut être préjudiciable au bon fonctionnement de l’Etat qui a toujours été caractérisé par un certain dédoublement et une extrême ambivalence dominée par les jeux sinueux de l’informel et de l’oralité.

C’est en partant de tout cela que nous pourrions voir si cette notion de « société civile » est pertinente. Cette « société civile », tant citée, parée de très belles choses, semble trop glissante. Certes, dans les définitions générales, souvent paresseuses, elle serait constituée d’associations sociales, religieuses, de groupes d’intérêts, d’associations, des syndicats, du patronat, des organisations non gouvernementales (ONG), etc., se déployant en dehors du cadre de l’Etat. Comme si la société dite civile pouvait s’opposer à l’Etat. C’est une définition extrêmement ambiguë.

Depuis très longtemps, on considérait qu’Etat et société civile s’entremêlaient. C’est d’ailleurs, l’idée défendue par Hobbes, Locke préfère parler d’Etat civil et de corps politique, à la place de « société civile ». Pour Adam Smith, la « société civile » serait tout simplement « une société d'échanges commerciaux ». Avec Gramsci, il est question d’une sorte d’opposition de deux entités, « société civile » et « société politique » constituant l’Etat, allant dans le sens de la diffusion de l’idéologie dominante. L’Etat serait, pour lui, le lieu idéologique de la domination et de l’hégémonie de la bourgeoisie, la « société civile » faite des différentes institutions sociales pouvant avoir un rôle positif. Louis Althusser continue dans le sens du manichéisme des propositions de Gramsci, en considérant que l’Etat serait constitué d’appareils idéologiques et d’un appareil répressif dont la fonction serait de défendre et de reproduire l’idéologie dominante. Ni Gramsci ni Althusser ne réussissent à se libérer d’un manichéisme qui semble peu porteur. Se poserait ici la question de la distinction et de la frontière entre « société civile » et « société politique » qui semble très délicate. Peut-on passer de l’une à l’autre ou les frontières sont étanches, hermétiques ?

Ainsi, nous comprenons que le concept de « société civile » dont on parle tant pose sérieusement problème, il est ambigu, imprécis et trop vague. La « société civile » ne serait-elle qu’une illusion ? Je n’ai jamais saisi et compris ce que c’est.  

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